La quatrième de couverture de l’ouvrage de Marc Vandermissen fait état de nouvelles questions et de nouvelles méthodes. On peut d’ailleurs se demander dans quel sens, des unes aux autres, l’auteur a cheminé : est-ce qu’il a élaboré ces questions et cherché de nouvelles façons de les résoudre ou l’accès à ces méthodes a-t-il suscité de nouvelles questions ? En tout état de cause, se demander s’il existe des discours tragiques latins typiquement féminins est une interrogation qui a son pendant pour la comédie latine, la comédie grecque, et même la tragédie grecque (l’état de l’art est rappelé p. 36-37), mais qui n’a pas été posée frontalement et systématiquement pour la tragédie latine. Les méthodes utilisées pour la traiter sont incontestablement liées à l’évolution toute récente des outils mis à disposition du chercheur, dont l’auteur montre une maîtrise impressionnante.
Si les lecteurs non-initiés (dont j’avoue humblement faire partie) sont loin de l’univers de la statistique textuelle (présentée p. 18), méthode qui s’est élaborée en différentes étapes – lexicométrie, textométrie et logométrie, cette dernière étant celle plus particulièrement exploitée ici – ils peuvent toutefois, disons-le d’emblée, tirer parti des conclusions de l’ouvrage. Au préalable, ils se demandent quel apport l’étude fournit à la connaissance de la tragédie latine et quelles ouvertures elle suggère. Or les réponses et le contenu sont plus vastes que le titre, Discours des personnages féminins, ne le laisse penser. Car cinq chapitres constituent l’ensemble, dont les intitulés (précisés ci-dessous) montrent qu’il est nécessaire d’envisager le ou les discours féminins par rapport aux discours masculins et que ces derniers sont évidemment englobés dans le commentaire.
L’introduction générale dit pourquoi il est pertinent d’envisager une telle étude (le dramaturge, un homme, a-t-il modelé le discours des personnages féminins en tenant compte de leur sexe ?), en quelques mots qui demandent à être complétés. Et la justification de l’entreprise est heureusement approfondie p. 14 (par la question du réalisme et de l’ancrage historique de l’œuvre de Sénèque) ainsi que p. 20 (replacée au sein des gender studies, de la « représentation de la femme » et des « constructions de la femme ») ; et finalement, tout au long de ses pages, l’auteur prend soin de revenir sur la pertinence de sa méthode et de son sujet, pertinence encore soulignée dans les dernières lignes de l’ouvrage, et destinée à susciter d’autres entreprises semblables (p. 309-311). L’introduction remplit donc parfaitement son rôle en situant le propos, exposant la problématique et annonçant le plan de manière très claire :
- le chapitre 1, « La logométrie, la femme et le discours des personnages féminins chez Sénèque », plante le cadre méthodologique et situe le propos par rapport à la conception sénéquienne de la femme, abordée par les mêmes outils statistiques.
- le chapitre 2, « Discours et catégorie de personnages », classe les personnages en cinq grands groupes (messagers, nourrices, chœurs, héros et héroïnes), qui recoupent de façon pertinente les catégories traditionnelles, et essaie de dégager des tendances dans l’utilisation des mots par les personnages.
- le chapitre 3, « Héros masculins vs féminins », se concentre sur les deux derniers groupes de personnages pour mettre au jour les différences les plus saillantes entre eux.
- le chapitre 4, « Discours féminin ou discours féminins ? », change l’approche en parcourant chacune des neuf tragédies traitées (Hercule sur l’Œta compris, mais non l’Octavie) et en y étudiant les discours de chaque personnage.
- le chapitre 5, « Discours masculins et féminins en contexte d’énonciation », cherche à comprendre le lien entre les discours et leurs conditions d’énonciation, en se demandant si les prologues font l’objet d’une composition particulière et si dans les dialogues le discours est dépendant du sexe du personnage.
Nous ne pourrons ici retracer le détail des analyses, mais choisissons le premier chapitre pour donner un exemple du propos. Déjà nourri des graphiques qui sont les résultats des analyses de l’utilisation de la base « Sénèque » (proposée par le LASLA, Laboratoire d’Analyse Statistique des Langues Anciennes, de l’Université de Liège), on apprécie que l’auteur explique leur élaboration et progresse (des pages 24 à 28) de ces statistiques à la construction du sens, via des éléments de contexte (par exemple les citations de femina dans les Consolations du philosophe). Les positions envisagées nuancent les conclusions de certains critiques, se trouvent confirmées et enrichies par les investigations poursuivies (« l’idéal vertueux féminin est atteint par une mère ou une épouse lorsqu’elle déploie une énergie toute virile à servir les intérêts des hommes, sans quitter sa position traditionnelle de femme » p. 28). On apprécie également le bon équilibre entre les résultats généraux et les analyses de détail, particulièrement visible p. 78. L’auteur fait d’ailleurs sans cesse preuve de lucidité vis-à-vis de sa méthode, « innovante » et « expérimentale », et circule des chiffres aux textes avec aisance.
En revanche, il n’est pas toujours facile pour le lecteur novice en la matière de suivre les démonstrations. On ne comprend pas d’emblée ce qui semble une contradiction entre la p. 75 qui affirme que « Ces résultats ne mettent pas en avant une caractérisation des personnages selon leur sexe » et la p. 76 où l’on lit « […] les procédures logométriques ont mis en évidence l’existence de spécificités dans les discours féminins […] ». Il faut se replacer dans les angles d’approche choisis (type de discours, dialogue ou monologue, vs groupes de personnages et leurs rôles) pour saisir la différence entre ces deux constats.
Il n’est pas toujours non plus aisé d’apprécier la portée des conclusions : sont-elles inattendues, quand il est affirmé p. 57 par exemple que « les AFC [Analyses Factorielles des Correspondances] ne font pas apparaître d’indice de la participation du sexe du locuteur dans la caractérisation de son discours » ? On comprend, grâce à la conclusion générale p. 300 qu’en effet, « il paraît peu probable que le discours participait directement à créer une tonalité masculine ou féminine dans la performance du comédien […]. Dans une production artistique aussi codifiée que la tragédie latine, ce résultat surprend ». Davantage que le sexe du locuteur ou la thématique d’une œuvre, ce sont les modes d’expression proprement théâtraux, monologue ou dialogue, qui sont discriminants.
Cela ne veut pas dire que les discours masculins et féminins sont uniformes, et l’on reprendra les trois grands types de différenciation synthétisés dans la conclusion générale p. 300. Il y a des variations dans le lexique : chez les femmes les termes de la famille (liés à la maternité et au mariage) et de l’émotion prédominent, tandis que chez les hommes ce sont ceux des valeurs romaines et de la famille, mais orientés autrement (termes liés dans ce cas à la paternité et à la transmission). Il y a ensuite des variations de posture : chez les personnages masculins, la posture de messager se dégage ; chez les personnages féminins, c’est une posture de requête, qui leur est véritablement spécifique. Il y a enfin des variations dans les stratégies de communication : dans certaines pièces, la dramatisation ou le ressort tragique s’appuie bien, entre autres procédés, sur l’opposition entre discours masculins et féminins. Quand cette opposition joue (dans quatre pièces principalement : Médée, Phèdre, les Troyennes et Hercule sur l’Œta), elle prend diverses formes : dans Médée, les femmes tiennent plutôt le langage de la passion, les hommes celui de la raison ; dans les Troyennes, les premières s’expriment en tant que vaincues, les seconds en tant que vainqueurs. Une conclusion plus large et tout à fait intéressante est que « la femme est une figuration de l’Autre par rapport à l’homme » (p. 306). C’est sans doute ce qui explique que les femmes, dans un dialogue avec d’autres femmes, n’adoptent pas de stratégie de différenciation particulière, tandis que face à un homme, elles se positionnent comme différentes et cherchent la communication la plus efficiente. Mais cela ne veut pas dire que les femmes adoptent un discours stéréotypé : l’auteur souligne avec raison qu’il vaut mieux parler de discours féminins au pluriel.
La conclusion s’achève sur deux hypothèses explicatives de ces résultats. Il est avancé d’une part que les discours féminins élaborés par le dramaturge correspondent aux représentations contemporaines de l’auteur et de la société qui les encadre. Il ne faudrait pas en tirer la conséquence d’un but didactique des tragédies : la fidélité aux codes de son public ne signifie pas adhésion et encore moins promotion de la part de l’auteur à ces mêmes codes. D’autre part, et cela nous semble très pertinent, les « opérateurs de contraste » élaborés par Sénèque (rappelés ci-dessus comme autant de variations) semblent l’avoir été pour mieux servir la mise en tension dramatique, c’est-à-dire au bénéfice de la poésie et du tragique. On ne saurait mieux rendre hommage à l’art de Sénèque.
On saluera, pour finir cette note de lecture, les qualités de finesse d’analyse et de nuance dans les appréciations des résultats. Le sens pédagogique de l’auteur est également visible à travers tous les outils mis à disposition du lecteur – outils qu’il faudrait apprivoiser en y consacrant bien plus de temps que celui dont je dispose actuellement – : glossaire des concepts et outils statistiques ; trois indices ; table des figures ; onze annexes. Il n’est qu’à souhaiter, comme y invite l’auteur, que d’autres chercheurs s’approprient ces méthodes et les appliquent à d’autres sujets, tout en accompagnant leur travail par une démarche d’initiation, voire de formation, auprès de la communauté scientifique encore étrangère à ces outils.
Pascale Paré-Rey, Université Lyon 3 Jean Moulin
Publié en ligne le 5 décembre 2019