Dans la production scientifique récente, marquée notamment par les gender studies et certaines formes de militantisme, en particulier aux États-Unis d’Amérique parmi les associations gays et lesbiennes, les études sur la sexualité romaine abondent qui partent pour la plupart de certains a priori, une bisexualité érigée en norme, des rapports dominants-dominés qui conduisent à scruter les positions sexuelles comme autant de manifestations idéologiques (activité/passivité du citoyen mâle et des inférieurs que sont les femmes, les enfants et les esclaves) et prennent appui sur les représentations figurées (peintures, sculptures), rarement replacées dans leur contexte (par exemple à Pompéi). On saura gré à l’auteur de cette étude, en partie nourrie par une thèse soutenue à l’université de Cambridge qui portait sur l’oeuvre de Valère Maxime étudiée à l’aune du gender (2000), non publiée mais plusieurs fois citée en référence dans ce livre (malgré une difficulté évidente d’accès), de poser dès le départ des bornes à son enquête : ce ne sont pas les catégories contemporaines et les enjeux de certains affrontements qui vont irriguer l’enquête présente ayant choisi de se concentrer, en bonne méthode, sur le corpus des sources latines d’une époque menant du iie siècle avant notre ère (avec les fabulae de Plaute ou Térence) au iie siècle des Antonins (de Tacite et Suétone à Apulée). En prenant comme fil conducteur la notion de pudicitia et sa divinisation, la recherche s’impose les cadres de la pensée romaine et s’interdit de sortir d’une démarche de lecture suivie des sources : la morale sexuelle romaine nous informe sur la société et ses modes d’auto-régulation. L’ouvrage abonde en références internes aux développements passés ou futurs et construit, à partir d’un commentaire détaillé d’un ensemble de sources souvent citées en appui, en latin et en traduction, une réflexion sur les comportements éthiques des Romains de la fin de la République, disons depuis l’époque gracquienne, au haut empire. Des évolutions sont esquissées et une morale à usage politique et social permet d’expliciter les nombreuses allusions sexuelles des discours de Cicéron ou des biographies de Suétone, comme autant de dénonciations des déviations de certains hommes publics. — Après une ample introduction (p. 1-36) permettant d’exposer de concert méthodologie et enjeux de cette recherche, sept chapitres croisant habilement chronologie et thématique conduisent le lecteur depuis l’analyse des cultes en l’honneur de pudicitia et du rôle dévolu aux femmes jusqu’à l’étude des récits des frasques sexuelles des empereurs du ier siècle. On retiendra, en introduction, une première approche du domaine d’étude, avec la définition de l’univers moral des Romains, qui accordent une place centrale au sein de leur éthique aux comportements sexuels, et les emplois des termes pour l’exprimer dans les sources (pudicitia/impudicita, castitas, sanctitas, abstinentia, continentia, uerecundia, modestia). Le pudor s’oppose au stuprum et est naturellement relié à la dignitas, la fama et à l’existimatio qui fondent la reconnaissance publique de chacun dans la cité. On comprend dès lors l’attention portée par les pères et les maris aux femmes et à leurs attitudes privées et publiques. La législation prend le relais officiel de telles préoccupations, qu’il s’agisse d’accorder des droits au paterfamilias ou de sanctionner les célibataires et les hommes mariés sans descendance. En cette matière, comme dans beaucoup d’autres registres de la vie romaine, les exempla construisent à l’usage de tous, et spécialement des plus jeunes, une mémoire culturelle commune. Le chapitre 1 aborde une première manifestation de la vertu sexuelle en étudiant le culte de pudicitia et les honneurs envers les femmes (p. 37-77) ; le suivant recense les récits instructifs traditionnels insérés par Tite‑Live dans son Histoire romaine, notamment la figure exemplaire de Lucrèce (p. 78-122) ; le troisième prolonge la réflexion en prenant à témoin l’oeuvre de Valère Maxime et la mise en série de certains épisodes considérés comme autant d’exempla de la morale sexuelle romaine, sous le titre de « complexités du passé comme paradigme » (p. 123-191) ; le chapitre 4 retient la fabula, l’élégie érotique et le roman comme autant de « genres subversifs » abordant les limites de la pudicitia (p. 192-246), tandis que le suivant prend à témoin les exercices oratoires destinés à la formation des adolescents romains du premier siècle, avec Sénèque le Rhéteur notamment, afin d’expliciter par des exempla déclamatoires certains aspects de l’éthique sexuelle dominante et normative (p. 247-280). Le chapitre 6 propose une seconde manifestation de la morale sexuelle en exploitant le corpus cicéronien et ce qu’il nous enseigne de la pratique de l’invective (p. 281-318), tandis que le dernier volet de l’enquête prend en compte les récits du premier siècle de l’empire avec l’irruption de la figure du princeps à l’époque julio-claudienne dans l’évolution du modèle éthique de la cité romaine, hommes et femmes témoignant chez Tacite et Suétone de la corruption des temps (p. 319-363). Une bibliographie (p. 366‑386) et deux indices, général et des sources (p. 387‑399), viennent clore ce volume. — Je relève le principal mérite de cette étude qui est de nous permettre d’associer à ces deux siècles charnières de l’histoire romaine, le dernier d’une res publica moribonde et le premier d’un principat qui s’est forgé à partir d’Auguste sur la base d’une relecture orientée d’un passé monumentalisé et réécrit, une construction éthique reposant sur des exempla puisés dans le passé : Lucrèce et l’expulsion des rois, la vierge Verginia et les enjeux des affrontements entre patriciens et plébéiens. Ces modèles ont offert aux dernières décennies de la République matière à rhétorique et polémiques et ont été réactualisés dans le présent impérial des figures positives et négatives d’une galerie de portraits offerts par la domus Augusta en construction, aux contours et modes de commémoration en train de se fixer : la libido des princes et princesses comme moteur d’une identité impériale reposant sur la dualité idéologiquement structurante des bons princes et des tyrans. Parmi les commentaires les plus intéressants, je retiens tout particulièrement les pages consacrées aux seize sections du chapitre 6.1 de Valère Maxime, à cette construction remarquable d’une identité romaine tissant conjointement exposé du mos maiorum et exaltation des mores antiques (p. 138-160). On pourrait tout à fait extraire de ce livre passionnant le récit argumenté des modalités de mise en place du principat augustéen, voire le contenu éthique et la morale sexuelle de la notion de res publica restituta, ce qui me conduit à suggérer la lecture de cette enquête bien au-delà des cercles restreints des spécialistes de littérature latine, de gender studies, ou d’histoire sociale et culturelle.
Stéphane Benoist