Les centurions légionnaires constituent l’un des plus anciens objets d’études sur l’armée romaine. Il suffira de rappeler, outre Th. Mommsen et A. von Domaszewski, les noms de J. Karbe, W. Baehr, T. Wegeleben ou, plus récemment, E. Birley, B. Dobson, P. Le Roux et O. Richier. Est-ce à dire que le sujet est épuisé ? Patrice Faure (ci-après PF) prouve le contraire. En effet, malgré le poids de l’historiographie, son travail, issu d’une thèse soutenue en 2006 et couronnée du prix SOPHAU 2007, sait à la fois renouveler des thématiques anciennes et proposer des approches nouvelles, dans la lignée de la belle étude de J. Nelis‑Clément sur les beneficiarii[1]. S’appuyant sur une solide maîtrise d’une documentation d’une grande diversité (sources littéraires, inscriptions, papyri, monnaies, données archéologiques et iconographiques), PF adopte un point de vue en lui-même original, puisque les centurions sont abordés selon un découpage chronologique. Le choix des Sévères ne doit rien au hasard, cette période étant l’une des plus riches à la fois en sources et en mythes historiographiques.
Un sujet d’une telle ampleur ne peut être traité de manière succincte : le livre de PF, qui compte plus de 1000 pages, est divisé en deux volumes, le premier contenant le texte, le second le catalogue et les annexes. Le volume 1 s’articule autour de cinq chapitres : le premier aborde le métier de centurion, c’est‑à‑dire ses tâches quotidiennes, qui englobent ses fonctions militaires, comme l’entraînement et la conduite de la troupe en temps de paix et au combat, mais aussi civiles, qu’il s’agisse du service auprès des bureaux du gouverneur ou de diverses activités d’administration et de « police ». Un traitement particulier est réservé au premier des centurions, le primipile, dont les tâches administratives, guerrières et religieuses sont détaillées. Le second chapitre, qui traite des carrières, examine les filières permettant d’accéder au centurionat, mais aussi les différents acteurs intervenant dans la sélection des candidats, puis aborde les mouvements, qu’il s’agisse des transferts ou des rythmes des carrières. En raison de leur importance, les carrières des primipilaires font l’objet d’un traitement séparé. Le troisième chapitre, bien qu’intitulé « Empereurs et centurions sévériens », ne s’intéresse pas uniquement aux relations entre centurions et empereurs, mais englobe les carrières les plus brillantes, au-delà du primipilat, car elles nécessitaient l’aval personnel de l’empereur. Le quatrième chapitre considère sous un angle plus anthropologique le centurion et ses représentations, et s’étend aux avantages matériels (solde et logement) avant de réfléchir à l’importance et à la limite de l’esprit de corps, ainsi qu’aux relations sociales des centurions. Enfin, le cinquième chapitre traite de leurs origines, de leurs aspirations culturelles et cultuelles, de leur entourage et de leurs liens avec les civils et le monde municipal. Le volume 2 comprend une introduction méthodologique suivie d’un album prosopographique recensant 424 noms, à savoir 302 centurions assurément sévériens (dont 40 connus par un addendum) et 122 incerti. Les sources sont ainsi commodément réunies et commentées. On compte 372 inscriptions dont un inédit (n° 100-2) et 35 papyri. L’album est complété par un tableau de 313 centurions qualifiés de « péri- » ou « crypto-sévériens », c’est-à-dire ayant servi à une date proche de la dynastie sévérienne. Le volume 2 se termine par une ample bibliographie et trois indices (sources, noms propres, lieux et peuples). Les deux volumes sont agrémentés de nombreuses illustrations et de plusieurs tableaux qui donnent un aperçu pratique des données pertinentes.
Avec habileté, PF sait éviter les écueils méthodologiques d’une documentation multiforme et, comme dans le cas des sources iconographiques (p. ex. p. 287), parfois trompeuse. Sur des thèmes déjà bien étudiés, il propose d’utiles synthèses où il se montre pondéré et attentif à éviter toute généralisation abusive. Loin de chercher à imposer une vérité unique, il sait rester prudent lorsqu’aucune solution définitive ne peut être proposée, comme dans le cas des dossiers du primus pilus posterior de la 1ère cohorte (p. 31‑35) – une innovation sévérienne ? –, du lustrum primipili (p. 92-93), des ordinati/ordinarii (p. 203-206), du primipile bis (p. 233‑234) ou encore de la solde (p. 305‑309). Lorsqu’il l’estime possible, PF n’hésite pas à mettre à mal certaines idées reçues. Parmi les plus importantes, notons les symboles de centuries qui seraient le reflet d’un nouvel usage administratif et non le signe d’une évolution de l’ordre de bataille (p. 67‑68) et la durée du primipilat qui, contre l’avis de B. Dobson, pouvait être supérieure à un an au IIIe s. (p. 93‑97). De même, il faut désormais ranger parmi les fantômes historiographiques l’idée que les centurions ne résidaient plus dans les camps (p. 321) et qu’ils ne pouvaient pas se marier (p. 372). Outre ces approches traditionnelles, PF emprunte des chemins nouveaux, qu’il s’agisse du suffragium legionis (p. 183-185), des cérémonies de prise et de dépôt du cep (p. 302-305) ou du lien entre texte et image, en particulier dans les monuments funéraires (p. 406-408). Sa démarche s’inspire dans certains cas de l’anthropologie, comme pour le corps des centurions (p. 297-302) ou leur « conscience de groupe » (p. 331). Par petites touches, c’est, par‑delà le cas des seuls centurions, toute la politique militaire des Sévères qui se trouve précisée et corrigée. Ceux‑ci ne militarisèrent pas l’empire, ne relâchèrent pas la discipline et ne révolutionnèrent pas l’armée. Les réformes dont ils sont crédités, p. ex. l’introduction de nouvelles fonctions comme celles de maiorarius et de protector, paraissent plus être des adaptations mesurées qu’une rupture brutale avec l’époque des Antonins.
Parmi les rares regrets à formuler, et bien qu’il soit évidemment impossible de tout dire sur un sujet aussi vaste, on notera, en dépit d’une riche bibliographie, l’absence des travaux d’A. Johnson sur les camps auxiliaires, de H. Lieb sur les bénéficiaires et de M.‑Th. Raepsaet‑Charlier sur les formulaires votifs – dont aucun toutefois ne concerne directement les centurions sévériens. Des mises au point de détail auraient rendu service, p. ex. sur la nature des dii conseruatores d’une inscription de Lambèse (n° 109-1, p. 327 et 625) ou sur le voyage de Septime Sévère en Afrique (p. 240). L’attention portée à la dimension symbolique, notamment dans le cas des insignes du centurion, conduit à minimiser quelque peu les aspects pratiques, pourtant loin d’être négligeables. Par ailleurs, le rôle religieux du centurion, entre autres son lien avec le culte du génie de centurie, aurait pu être précisé. Pour en rester à la religion, on préférera voir dans la dédicace d’un centurion de Carnuntum à Némésis non une allusion à la vengeance, mais un hommage à la divinité tutélaire de l’amphithéâtre, l’inscription ayant été trouvée dans le nemeseum de cet édifice (p. 387). À côté de quelques coquilles au demeurant exceptionnelles, on regrettera l’usage récurrent de termes peu opportuns comme « fort » et « forteresse », empruntés à l’anglais (alors qu’il vaudrait mieux parler de « camp », le latin ne connaissant que castra ou hiberna), ou encore de la notion de « notable » qui fait courir un risque d’anachronisme.
Ces quelques critiques ne diminuent en rien à la valeur d’un travail dont la portée dépasse largement les seuls centurions sévériens et qui est appelé à devenir un outil de base pour toute future étude sur l’armée romaine et sur les Sévères.
Christophe Schmidt Heidenreich
[1]. J. Nelis-Clément, Les Beneficiarii : militaires et administrateurs au service de l’empire : Ier s. a.C.-VIe s. p.C, Bordeaux 2000.