Voici donc un ouvrage conclusif, qui achève une longue série d’études issues d’un programme de recherches européen du CNRS (2008-2011), piloté par N. Belayche et intitulé « FIGVRA. La représentation du divin dans les mondes grecs et romains. » Les sociétés des dieux, notent les éditeurs du volume, sont des structures organisées et hiérarchisées, mais instables, constamment remises en question et reconfigurées. Comment les cultes étaient-ils pensés ou modelés, fabriqués ou bricolés, en fonction des circonstances, de l’histoire des communautés, des agents convoqués ou des lieux d’ancrage des cultes ? Comment les mythes, les rites ou les hymnes façonnaient-ils les cultes, des hommages variés rendus pour les dieux à la jouissance esthétique suscitée par la description mythologique narrative ou décorative ? Mille façons d’organiser des panthéons aux multiples facettes, mille façons de les mettre en scène et de les combiner dans les cités, les sanctuaires et les théâtres et bien sûr mille façons de leur rendre hommage, de les honorer et donc autant de manières de les « fabriquer ». Les cultes de l’époque grecque et romaine étaient sans cesse en chantier, reconstruits en permanence au nom d’une tradition toujours réinventée et transmise par des rites toujours reformulés : la construction et la restauration des temples et des autels sont d’ailleurs une belle métaphore de ce constant mouvement. De cette religion qui épousait le perpétuel changement des sociétés humaines rend compte une série d’articles portant sur des aspects très variés dans le temps et les ancrage géographiques ou culturels, de la mythologie mésopotamienne aux hymnes de Proclus, à une époque où les dieux païens n’étaient déjà plus qu’un souvenir. L’objectif affiché est bien de dépasser la simple question des formes descriptives et analytiques des cultes pour investiguer les dynamiques ou les stratégies de construction et de transformation du divin cachées dans les nombreuses expressions ou représentations religieuses. D’une certaine manière, cet ouvrage propose d’examiner le système nerveux des religions grecques et romaines, qui faisait penser l’action rituelle et qui mettait la mythologie en mouvement.
Les mythes sont évidemment au cœur de l’action, constituant sans surprise le thème du premier chapitre, avec l’analyse de textes mésopotamiens par C. Bonnet et I. Slobodzianek, ou la confrontation des textes et des images des vases grecs proposée par G. Pironti et V. Pirenne-Delforge qui montre comment la déesse Héra, dans des glissements continus et suggérés de sa personnalité, « fabriquait » les dieux de l’Olympe. Peut-on fabriquer du divin en images ? A.-F. Jaccottet répond sur le terrain fertile du culte de Dionysos – quel culte a-t-il subi autant de métamorphoses que celui-ci ? – en étudiant la symbolique du bain du nouveau-né à l’articulation des identités humaines et divines. Comment était construit le rite ? J. Rüpke répond en présentant la fonction des prêtres romains qui détenaient l’autorité nécessaire pour garantir la validité d’une religion fondée sur le respect d’une tradition curieusement définie par des rites jamais identiques. La place prise par la consultation des Livres Sibyllins montre que les séquences rituelles étaient soumises à l’interprétation sacerdotale. J. Scheid analyse en ce sens les réformes religieuses portées par Auguste à Rome, indiquant que « les intellectuels et les autorités romaines présentaient leur réinvention de la fête comme une reprise de la coutume. » Les rites suffisaient à créer les dieux, par une mise en scène modifiée ou par une construction spécifique de l’action qui pouvait prendre la forme d’une procession. Conduire les dieux au cirque, au théâtre ou dans le temple d’un autre dieu était une forme d’hommage, mais la procession était également, selon S. Estienne, une façon de saisir les dieux collectivement et ainsi de fabriquer le divin. Les exemples pompéiens, brièvement évoqués, montrent aussi que les processions jouaient un rôle moteur dans la fabrication de la cité (les deux se confondent) : bien entendu, les scènes peintes sur les façades des maisons ne montrent pas toujours la réalité des cortèges qui empruntaient les rues (comme le char de Vénus Pompéienne tiré par des éléphants), mais elles mettaient en scène, par le jeu collectif de la procession, les patronages religieux des ateliers et des corporations, conceptualisant ainsi de la meilleure façon possible l’ancrage des différentes activités et corps de métiers dans la société urbaine. On comprend ainsi que la fabrication du divin était aussi une façon de fabriquer la cité et d’entretenir ses équilibres. Et le support de telles images, les façades des maisons, indiquent que l’environnement matériel avait autant d’impact que les mots. La familiarité de l’environnement matériel nous amène à le négliger alors que la culture matérielle jouait un rôle actif dans la construction des identités divines et humaines. O. de Cazanove et F. Fouriaux suggèrent de manière éclairante que l’unité d’un ensemble architectural comme le temple-théâtre, plutôt que d’être fondée sur la visibilité des différents ancrages cérémoniels (temple, autel, théâtre), renforçait au contraire la cohérence d’un culte en en matérialisant les articulations, en rapprochant la statue de culte dressée dans la cella et mise en majesté par rapport à un théâtre, situé en contrebas, domaine des hommes et siège des ludi scaenici, des ornements ludiques. On comprend alors que dans l’expression de la fabrication du divin, les mots ne constituent qu’une partie du problème. Dans une religion fondée sur l’orthopraxie, le croire se construisait aussi dans la pratique cérémonielle et l’expérience matérielle des sanctuaires, dans des dynamiques matérielles qui pourraient compléter le tableau. Les dynamiques narratives constituent le chapitre conclusif de l’ouvrage ? P. Brulé étudie avec minutie le procédé de l’apparition des dieux dans le théâtre d’Euripide. Les performances hymniques sont prises en compte par N. Belayche comme des honneurs destinés à magnifier la divinité et comme des éléments conservateurs du culte, qui ne poussaient pas, précise-t-elle, à la fabrique d’une image modifiée du dieu. G. Agosti et J.-D. Dubois ferment la procession, dévoilant par une fine analyse des hymnes de Proclus et des représentations valentiniennes l’infinie richesse d’une religion constamment réinventée et fabriquée au cours du temps, en fonction des contextes historiques et culturels.
William Van Andringa