Une monographie de plus sur Auguste, dira-t-on ? Pas vraiment, car la réflexion porte bien plus sur l’ambiguïté que sur le personnage. Une ambiguïté construite par Auguste lui-même qui y a dissimulé les ressorts importants de son pouvoir, mais qui s’est imposée à tout ceux qui y ont été confrontés, les contemporains qui subirent la mise en place de l’Empire, les successeurs du Prince qui jouèrent du paradigme, les historiens anciens qui ne s’y laissèrent pas tous prendre et modernes qui cherchèrent à en rendre compte.
Quelle ambiguïté au demeurant ? Celle d’un pouvoir qui s’est exercé, mais qui ne s’est pas affirmé ni ne s’est assumé explicitement : traditionnel, faible et partagé dans les apparences, mais puissant, indiscutable et contraignant l’acceptation dans la réalité, et d’une façon générale mouvant dans l’image qu’il donnait de lui-même. La constatation n’est pas nouvelle, mais l’innovation tient ici à ce que Frédéric Hurlet la suit de la prise du pouvoir aux derniers ouvrages de la bibliographie moderne.
Commençons par sa construction. Frédéric Hurlet consacre une première partie à la prise du pouvoir par Auguste. Un premier chapitre est dédié à la période de jeunesse, jusqu’à la mort de César. Un second, aux différents épisodes des guerres civiles qui se terminèrent avec la victoire d’Actium. Les événements sont décrits avec clarté. Les difficultés et les contradictions sont relevées et analysées. Comme l’ambition de ce livre est aussi de s’adresser à un public plutôt large, les institutions et les pratiques sociales sont expliquées au passage. On notera notamment l’importance de la naissance noble, un atout dont était dépourvu Octave, d’où l’importance de l’affection de César et, peut-on sans doute ajouter, la possibilité tout autant que la nécessité de se construire une figure. Tout changea aussi avec l’acceptation par le jeune homme du testament de César. Il héritait du nom, mais aussi –Frédéric Hurlet n’y insiste pas- de la fortune et du capital des fidélités clientélaires. Il héritait aussi -il faut le souligner- du devoir de vengeance et de celui de satisfaire les attentes des partisans de son père adoptif qui se ralliaient à lui. Or, ces enjeux dépassaient la seule personne d’Octave et concernaient les milliers d’individus dont il avait désormais la responsabilité. Ils commandaient ses alliances et ses combats et imposaient, pour affronter ses compétiteurs, de mobiliser de vastes masses dans une guerre d’images. Dans la guerre civile déjà se construisait la figure du nouveau chef.
La deuxième partie est consacrée à la fondation du pouvoir impérial, en trois chapitres sur la création du principat, la gestion de l’Empire et la question de la succession. C’est là que la notion d’ambiguïté prend toute sa place. Tout se passait en effet comme si Auguste conscient de ne pouvoir trouver de légitimité que dans les institutions traditionnelles de la res publica, était contraint de les adapter, sans le dire, aux nouvelles réalités. De là, des accumulations de magistratures, de prêtrises et de fonctions gérées ensemble de Rome, une saturation de l’espace public et du calendrier par la multiplication des représentations du Prince et de sa famille et des célébrations de son action, une concentration des références à ses vertus civiques et à sa supériorité sur le reste de l’humanité qui justifiait le culte impérial et préparait sa divinisation, autant de faits qui pris isolément avaient leurs précédents, mais dont l’amoncellement rompait, en silence, avec le principe aristocratique d’équilibre entre les forces politiques. La succession ne pouvait s’affirmer héréditaire alors qu’elle ne pouvait éviter de l’être. Là encore la solution fut trouvée dans la célébration de la famille, l’association au Prince par la co-régence et l’accumulation des titres sur les successeurs désignés.
On voit bien ainsi comment se définit l’ambiguïté dans l’écart entre une continuité apparente des institutions républicaines et l’exercice d’un pouvoir tenu par un monarque. Tout au long de sa présentation de la politique d’Auguste, Frédéric Hurlet en décrit ainsi la mise en place épisode après épisode, dans tous les champs de l’action politique et dans les références qui s’inscrivaient dans l’espace public. Un aspect du processus aurait cependant mérité d’être davantage souligné : le fait que la réalité concrète de la monarchie interdisait qu’il en fût autrement. Auguste par sa victoire concentrait entre ses mains tous les instruments et moyens de la domination sociale et politique, la fortune, les réseaux clientélaires, l’obéissance de l’armée et, tant qu’il répondait à ses attentes, l’adhésion de la plèbe urbaine. Il avait réussi au prix d’une stratégie matrimoniale et d’adoption soutenue à créer les conditions d’une succession dynastique que l’auteur analyse avec clarté mais il était aussi parvenu au cours du temps à allier à la domus Augusta ou à y intégrer les héritiers d’une bonne partie des grandes familles aristocratiques de la fin de la République et à en neutraliser la capacité de concurrence. S’il y avait ambiguïté du pouvoir, c’était dans sa définition institutionnelle et dans son déficit de légitimité, pas dans les fondements de son exercice. Au point que, comme le montre bien Frédéric Hurlet, aucune opposition ou conjuration ne put véritablement aboutir.
Avec la troisième partie, c’est un autre livre qui commence, consacré cette fois à la place de la figure d’Auguste dans les représentations politiques, les références juridiques et l’historiographie, du Haut Empire romain à la bibliographie la plus récente, de Tacite à Nicolet, en quelque sorte. La démarche est très intéressante, même à ce niveau d’analyse un peu sommaire qu’impose le cadre limité d’une centaine de pages. Elle offre une présentation générale de ces références et le lecteur qui suit l’image du Prince dans la mémoire savante ou non du monde occidental, en perçoit les différents mécanismes de construction ou de déconstruction rétrospective. On passe ainsi de Tacite, Suétone et Dion Cassius, aux apologistes chrétiens, aux souverains carolingiens, à Bossuet, Voltaire et Montesquieu, à Gibbon et Mommsen et pour finir à Mussolini et aux historiens modernes. Dans la plupart des cas cependant, la même question se posait à ces auteurs, celle de la définition d’une figure qui échappait souvent à la caractérisation, celle aussi d’une quête impossible de légitimité se dissimulant derrière les apparences de la continuité institutionnelle. Mais c’est Mommsen qui dans cette galerie occupe une place de choix avec son invention du concept de dyarchie qui a nourri les représentations modernes et qui a ainsi inscrit l’analyse de cette ambiguïté dans une réflexion de droit public. Frédéric Hurlet ne sort pas véritablement de cette opposition entre principes républicains et fonctionnement monarchique qui s’impose malgré tout. Il lui donne simplement dans ce petit livre destiné à un public plus large que celui des spécialistes, le contexte événementiel, institutionnel et sociologique qui permet d’en comprendre la genèse et éclaire les chemins de la postérité d’Auguste qui conduisent jusqu’à lui.
Jean-Michel David
mis en ligne le 4 juillet 2016