Ce 54e volume de la Bibliothèque de la Casa de Velázquez correspond à la version remaniée et mise à jour d’une thèse doctorale dont le titre Les terres cuites de l’espace ibérique (VIIIe – IIe s. av. J.-C.). Étude des figurines, décors et vases plastiques insistait pleinement sur le corpus des Oeuvres à l’origine des réflexions que nous retrouvons ici. Si l’auteur a adapté son titre, elle a également su adapter sa thèse aux contraintes éditoriales puisque le volume de texte de 289 pages se voit accompagné d’un DVD comprenant lui-même plusieurs volumes : d’une part le catalogue des Oeuvres et d’autre part le catalogue des sites de provenance. Dans le premier, l’ensemble du corpus des terres cuites est systématiquement présenté, réparti en quatre groupes principaux : les terres cuites anthropomorphes, zoomorphes, les brûle-parfums à figure féminine puis les objets divers. Des sous-sections ont été établies, le plus souvent, en fonction de la forme ou de l’iconographie – on s’étonnera cependant de la place de Bès au sein des figures masculines réalistes ! Pour une lecture plus aisée, même si nous nous rendons compte du travail minutieux que cela engendre, les références aux pages dans lesquelles les objets sont cités auraient été appréciées. Quant au répertoire des sites de découverte des terres cuites, il se compose d’une notice topographique, un historique des travaux archéologiques et la présentation du matériel. Ces deux volumes du DVD, exposant séries et ensembles, se révèlent complémentaires et indispensables à l’essai.
Une brève approche historiographique rappelle la nécessité de considérer ce dossier des terres cuites pour lui-même (p. 2). L’introduction définit, à partir des données archéologiques et des sources écrites, le contexte culturel, géographique et historique ibérique. Or, il aurait été intéressant de se demander comment, en réponse aux cartes établies à partir d’un certain nombre de critères archéologiques et linguistiques, des productions coroplathiques permettraient de redessiner une carte de l’espace ibérique.
L’essai, très dense, est articulé en quatre parties bien définies. Le plan dévoile le cheminement mené pour aboutir, à partir de l’analyse du corpus qui occupe l’ensemble de la première partie, à des interrogations sur les ateliers, la chronologie, la fonction et la circulation des œuvres. Le fil directeur est géographique et culturel puisque, comme le précise l’auteur (p. 9), l’étude est organisée à partir de deux sphères distinctes : d’une part la coroplathie des sites grecs et phénico-puniques (deuxième partie), d’autre part celle des sites indigènes (troisième partie). Enfin, une quatrième et dernière partie est consacrée aux échanges.
Dans l’ensemble de la première partie, l’auteur analyse avec méthode les différentes productions mises au jour dans l’espace ibérique. La typologie, parfois accompagnée de réflexions iconographiques, laisse ensuite place à l’analyse centrée sur la chronologie, la géographie et le contexte. Le corpus ainsi présenté de manière claire, est « prêt à l’emploi » pour l’interprétation.
La question des productions locales, des importations et de la circulation des Oeuvres – l’expression « de style grec » (p. 89) traduisant une certaine prudence – sert d’introduction à un développement sur les fonctions et pratiques qui sont associées aux terres cuites dans l’espace ibérique. L’étude débute par Ampurias. Les exemplaires funéraires sont replacés dans leur contexte (topographie des nécropoles, associations de mobiliers, relations entre terres cuites et pratiques funéraires). Les terres cuites cultuelles sont, quant à elles, étudiées dans le cadre des sanctuaires de la cité (p. 107), notamment celui du dieu Asclépios. L’origine des matériels importés, en majorité de Grande-Grèce, suggère l’existence de relations commerciales étroites en Méditerranée occidentale et les voies d’importation sont analysées dans le cadre du commerce emporitain entre le VIe et le IIIe siècle av. J.-C. en tenant compte du rôle joué par les Puniques dans ces trafics. Les terres cuites des sites phénico-puniques, objet du deuxième volet de la deuxième partie, sont à l’origine d’un intéressant développement archéologique (four et autres zones de production) et stylistique aboutissant aux ateliers de Gadir (Cadix) et de Baria (Villaricos, Almeria). Le cas des pebeteros s’avère le plus intéressant, leur typologie étant notamment reliée avec les « mains » dans l’atelier de Baria. Sources antiques et données archéologiques se croisent pour présenter les sanctuaires et nécropoles puniques d’Andalousie démontrant une perpétuation du culte d’Astarté. D’un point de vue technique, des liens ont pu être établis entre certaines séries péninsulaires et les modèles punico-sardes suggérant soit un surmoulage de terres cuites de Sardaigne, soit une importation de moules, soit encore une circulation d’artisans.
Dans la troisième partie, l’accent porte sur les terres cuites dans le monde indigène en débutant par deux ateliers ibériques : celui de La Serreta (Alicante) et celui de Coimbra del Barranco Ancho (Murcie). Après une redéfinition typologique argumentée, l’approche technique permet de mettre en évidence des séries, générations, versions et variantes témoignant en faveur d’ateliers dynamiques. Les Ibères, en effet, ne se sont pas contentés d’accueillir passivement des modèles importés du reste du monde méditerranéen ; ils ont imaginé, puis réalisé, leurs propres matériels cultuels (p. 170). L’étude des terres cuites indigènes des nécropoles ibériques est très anthropologique. L’auteur tente, en effet, d’établir quels étaient les mobiliers caractéristiques des tombes individuelles à partir d’un large répertoire de sépultures pour lesquelles des analyses d’anthropologie physique ont été réalisées. Cette démarche permet d’établir une nouvelle grille de lecture des mobiliers des tombes masculines et/ ou féminines. Le monde funéraire laisse la place aux sanctuaires ibériques urbains, suburbains et périurbains, puis ruraux. En sus des diversités chronologiques, se dégagent des usages distincts selon la nature des sanctuaires et des cultes. À partir de la seconde moitié du IIIe siècle av. J.-C., une grande partie des matériels semble en relation avec le culte d’une divinité féminine chthonienne. Parallèlement, se multiplient les cultes urbains, de nature aristocratique, axés sur la vénération des ancêtres. Les terres cuites, moyens d’expression privilégiés de ces nouveaux cultes, correspondent à des manifestations à part entière de la religiosité ibérique.
Enfin, à partir de la confrontation des données archéologiques et testimoniales, la dernière partie s’attache aux échanges, mettant en scène Ibères, Grecs et Puniques. L’analyse des relations entre les Ibères et les emporia grecs, notamment la situation intra muros d’Ampurias, s’élargit au Languedoc-Roussillon puis au reste de l’espace ibérique. La dernière étape concerne le monde ibérique et la civilisation punique. Au tableau des importations de terres cuites puniques découvertes en contexte ibérique à partir du IVe siècle, succède une analyse des témoignages de l’influence technique et stylistique sur un certain nombre de productions ibériques, comme les « figurines à technique mixte » de La Albufereta et de La Serreta (Alicante), ou bien les bustes d’Edeta (Valence). Ces considérations archéologiques se voient étayées par les sources écrites historiques, notamment les traités romano-carthaginois. La création contemporaine d’ateliers coroplathiques ibériques « punicisants » abonde en faveur d’une volonté d’imiter des produits qui devaient faire l’objet d’une réelle demande. Enfin, l’auteur propose une synthèse, sur les sites « à terres cuites », des importations grecques et italiques. Si à Huelva, et peut-être dans l’Ampurdan, cette corrélation semble le fait d’un commerce direct entre Grecs et indigènes, la question est plus délicate pour le reste de l’espace ibérique, notamment pour le Levante. Les Puniques se révèlent en fait être à l’origine de la diffusion dans l’espace ibérique d’une grande partie des terres cuites grecques ou puniques.
La conclusion, très brève, évoque un point qui se révèle essentiel, à savoir la nécessité d’une étude comparative trans-technique. Seulement soulignée ici pour l’iconographie religieuse (p. 288), cette approche mériterait d’être développée pour l’ensemble des catégories de terres cuites.
Une mise en lumière des correspondances ou non de la coroplathie avec d’autres catégories techniques ibériques telles que la sculpture, la toreutique et l’orfèvrerie, aurait en effet permis de montrer les particularités de ces productions et de répondre ainsi à la question des arts mineurs que l’auteur suggère dès l’introduction à travers une citation d’Isocrate sans toutefois prendre le temps d’y répondre. On regrettera donc les comparaisons entre terre cuite et faïence – les figurines de Bès –, entre terre cuite et ronde bosse en pierre – les Damas –, entre terre cuite et bronze – thymiatère C 989 et figurines associées C 24 ou C 47 en parallèle avec les bronzes égyptisants et le Ptah de Cadix du Musée archéologique de Madrid, la comparaison des figurines C 91, C 514 avec les ex-voto ibériques publiés par L. Prados – entre terre cuite et peinture sur vase – visage C 416 proche d’exemplaires peints d’Elche –, entre terre cuite et coquille d’Oeuf d’autruche – masque C 413 – ou encore une confrontation de l’image de la parure sur les pebeteros (p. 48-49) ou autres figurines (colliers peints, gravés ou appliqués) avec des bijoux puniques, ibériques et étrusques. De telles réflexions formelles, iconographiques et stylistiques, à partir des corpus d’Oeuvres ibériques, auraient ainsi pu aboutir, en guise de dernière partie, à une synthèse sur la coroplathie des peuples ibériques, mettant en lumière tant leur capacité d’adaptation et de reprise des modèles (l’auteur le suggère à travers la « smiting goddess » C47 en émettant l’hypothèse d’une imitation tardive d’un type en bronze) que leur caractère innovant et créatif à des fins bien précises. Peutêtre est-ce dû à l’angle d’approche du sujet que le titre met en avant, Ibères, Grecs et Puniques en Extrême-Occident, reléguant au rang de sous-titre les Oeuvres à proprement parler. Et paradoxalement la synthèse attendue sur les relations entre ces trois peuples de Méditerranée laisse finalement la place à une étude des terres cuites de l’espace ibérique.
Au-delà d’un simple catalogue de type signalétique, chaque Oeuvre est analysée en détails, de nombreuses références bibliographiques et littéraires à l’appui. Il revient à l’auteur le mérite d’avoir soulevé avec pertinence un certain nombre de questions et étayé de manière vivante chacun des dossiers. L’auteur s’interroge, à juste raison, sur le sens et la vocation des terres cuites, sur les commanditaires, artisans, destinataires, fonctions et significations en abordant les dimensions chronologique, stylistique, sociale et idéologique. Toutefois, un sujet consacré à la mise en évidence des échanges à partir du corpus des terres cuites laissait attendre une synthèse sur les argiles locales (p. 134, n. 158). Quelques parallèles comme les figurines, de la côte syro-palestinienne (Sidon, Akhziv, etc.) dont un large échantillon était présenté à l’occasion de l’exposition La Méditerranée des Phéniciens. De Tyr à Carthage à l’Institut du Monde Arabe auraient mérités d’être ajoutés à la liste des comparaisons. Une suggestion également concernant les bétyles (p. 112) : dans le cadre de toute étude phénico-punique, ce sujet est attendu, il est ici appuyé par des parallèles orientaux et méditerranéens en pierre et en terre cuite auxquels auraient pu être associés les blocs de pierre taillée de petite dimension découverts à Huelva, interprétés comme des bétyles miniatures dans la publication de F. Gonzalez de Cañalez. Enfin, afin de mieux comprendre cet ensemble de terres cuites par rapport à la coroplathie des autres cultures méditerranéennes, une place aurait pu être faite aux absents, comme par exemple, suivant la tradition phénico-punique, les statuettes de Dea Gravida ou encore de femmes aux bras écartés dont la figurine de Punta del Nao C 27 pourrait d’ailleurs être une variante. Quelques imprécisions demeurent comme les indications de polychromie ou de matériaux (scarabées p. 121), les coiffures (orientale, lebbadé, type égyptisant, klaft, peau de bête), les noms de divinités (passage d’Hercule à Melqart C 146), certains titres restent à uniformiser (tableaux 25 p. 176 et 26 p. 179).
Au fur et à mesure de la lecture, on se rend compte que l’auteur privilégie la mise en relation de la coroplathie avec son contexte de découverte. Concernant la circulation et les voies d’importation des Oeuvres, l’auteur rappelle que des cargaisons entières pouvaient être envoyées d’un point à l’autre de la Méditerranée comme le prouve l’épave découverte au large d’Israël (E. Linder 1973). Ajoutons la découverte plus récente, en 2004, de 30 statues en terre cuite au large de Tyr.
Aux références bibliographiques, très nombreuses, s’ajoutent les archives L. Siret conservées dans les archives du Musée archéologique national de Madrid qui permettent notamment de restituer des Oeuvres disparues (p. 117). Nous ajouterons par exemple la dernière synthèse sur la sculpture phénicienne dans la péninsule Ibérique de M. Almagro-Gorbea (2010) ou encore l’article de L. Badre sur « L’art des modeleurs d’argile en Phénicie » (2007), la publication de J. Jimenez Avila pour la toreutique et plus précisément pour les bronzes de Santi Pietri (p. 121). Concernant les temples et nécropoles de Sardaigne (p. 122, 129) une bibliographie plus précise aurait pu être avancée comme P. Bernardini dans Atti del I congresso internazionale sulcitano, Rome 2000, ou encore l’article sur la pénétration phénicienne et punique en Sardaigne de P. Bartoloni, S. Moscati et S. Bondi paru à Rome en 1997 dans les Atti dell’ Accademia nazionale dei Lincei. Enfin, pour les ex-voto du Cerro de los Santos (p. 207), il est étonnant de ne pas trouver la référence à E. Truszkowski consacrée à l’étude stylistique de la sculpture de ce sanctuaire paru dans Instrumentum en 2006.
Le lexique des termes techniques (p. 351-352) ainsi que l’index des signes employés dans le catalogue (p. 353-360) résultent indispensables et, tout au long de l’ouvrage, les tableaux synoptiques s’avèrent particulièrement commodes. Cette synthèse se voit illustrée d’une bonne cartographie et de photographies de l’auteur, pour la plupart de bonne qualité, concentrées dans le catalogue sur DVD. Quand les images sont insérées dans l’essai, elles accompagnent de manière utile et parlante les propos, c’est notamment le cas pour les séries de pebeteros et les questions de générations qui en émanent (fig. 12, 13, p. 140-141). Des planches de comparaison plus systématiques auraient permis aux lecteurs non spécialistes de visualiser plus facilement la place des exemplaires de l’espace ibérique dans la koiné méditerranéenne ; je pense en particulier aux protomés d’hommes barbus dont la tête de file pourrait être illustrée par l’exemplaire de Beyrouth ou encore les plaquettes circulaires.
Nous avons relevé quelques erreurs de frappe (p. 185, p. 196, 202, 320) et d’orthographe, notamment d’accord (dans les remerciements ou p. 24 et 106), et de conjugaison (p. 89), des omissions de mots également (p. 25,) ou de ponctuation (p. 89), quelques anglicismes (p. 28, 244, p. 109 du corpus) et des expressions maladroites comme « depuis la plus haute Antiquité » (p. 65).
Cet ouvrage, fruit d’une longue, patiente et méticuleuse étude du matériel, se révèle très utile puisqu’il rassemble une documentation archéologique jusqu’alors dispersée dans des ouvrages et revues, documentation d’ailleurs parfois oubliée, voire inédite. Il est tout aussi agréable de découvrir page après page quelques 120 exemplaires de terres cuites inédites que de redécouvrir des Oeuvres aussi célèbres que celles de Punta del Nao.
Hélène le Meaux