L’ouvrage dont il est ici question, deuxième volume de la collection Patrimoine photographique des éditions de l’École française d’Athènes (EfA), est un livre commémoratif, paru en l’honneur du centenaire des fouilles de Philippes débutées en 1914. Il se compose principalement d’une documentation iconographique noire et blanche (photos, plans, extraits de carnet de fouilles, relevés, dessins, estampages, etc.), datée des années 1914 à 1938, et issue des archives de l’EfA ainsi que du fonds P. Collart de l’Université de Lausanne.
Lors des centenaires de ses fouilles, par la publication d’ouvrages ainsi que par l’organisation de colloques et d’expositions, l’EfA s’attache à communiquer à un public de spécialistes les dernières recherches et réflexions relatives aux sites sur lesquels elle travaille. Par ce biais, elle vise aussi à présenter à un public plus large et de non-spécialistes les opérations qui y ont été réalisées. L’ouvrage de la collection Patrimoine photographique portant sur Philippes s’adresse à l’un comme à l’autre de ces publics, et ce en trois langues (français, grec et anglais). L’auteur n’a pas cherché à y rendre compte de façon détaillée des résultats des recherches archéologiques menées à Philippes depuis 1914, ni à publier les résultats des fouilles, non plus qu’à présenter l’histoire de cette ville. Il y a par contre livré une documentation inédite qui donne à voir le déroulement et les conditions des fouilles ainsi qu’un aperçu des principaux secteurs explorés durant la 1re moitié du XXe s. essentiellement.
Le livre s’ouvre sur une introduction d’une dizaine de pages où sont très succinctement présentés l’histoire de la ville de Philippes, les caractéristiques de sa situation géographique, les recherches archéologiques menées sur le site ainsi que les principaux résultats auxquels elles ont conduit. Cette introduction constitue peu ou prou le seul texte de l’ouvrage ; et elle donne, quoiqu’elle soit rapide, les outils nécessaires à la compréhension et à l’interprétation des images présentées dans les chapitres qui suivent. Par la suite, le livre est découpé en 11 chapitres au sein desquels quelques brèves notices de P. Ducrey s’ajoutent à la documentation iconographique.
Le premier chapitre de l’ouvrage, « Précurseurs », comporte des cartes de la région et des environs immédiats de Philippes, un plan des vestiges repérés lors des premières missions conduites sur le site au XIXe s. ainsi que des dessins de la basilique B et de l’arc triomphal de Kiemer. Ces images proviennent principalement de l’ouvrage publié en 1876 par L. Heuzey et H. Daumet à la suite de leurs missions en Macédoine[1] et de celui de A. Viquesnel[2], géologue qui visita Philippes lors de son parcours entre Drama et Kavala en 1847. Si à l’échelle régionale Philippes demeura certainement une petite ville pendant l’Antiquité, son histoire l’a cependant rendu célèbre. À l’image d’autres aux hauts lieux macédoniens (Dion, Aigéai, Édessa, etc.), elle a donc suscité l’intérêt des voyageurs, savants, antiquaires et diplomates dès le XVe s., soit à peine un siècle après son abandon : Cyriaque d’Ancône, qui visita la ville entre 1426 et 1430, ouvre la marche des descriptions des vestiges restés visibles, jusqu’à ce que L. Heuzey, accompagné par l’architecte H. Daumet et l’ingénieur du génie A. Laloy, entreprennent, en 1861, la première étude scientifique du site, étude qui a intégralement guidé les recherches qui ont suivies.
Le deuxième chapitre, « Paysages », rassemble des photos qui laissent à comprendre les caractéristiques du cadre géographique dans lequel la ville de Philippes était implantée. Située en bordure d’une vaste plaine marécageuse et entourée de montagne, elle occupait le bas des pentes d’une colline, dont le sommet accueillait l’acropole. Pour traverser la plaine, en raison du marécage, l’emplacement de la ville constituait de fait le seul point de passage possible entre l’acropole et le mont Pangée délimitant la plaine au sud-ouest ; et, c’est ce passage qu’empruntait la Via Egnatia. Bien que le paysage se soit transformé entre les périodes antiques et le début du XXe s., que le marécage ait progressivement été asséché par les travaux de drainage des années 1930, les photos présentées dans ce chapitre laissent clairement se dessiner la situation privilégiée de Philippes ainsi que cette vaste plaine humide, riche d’eau et de sources.
Les photos du troisième chapitre de l’ouvrage, « Les premiers travaux (1911-1914) », nous révèlent l’entreprise de C. Picard et C. Avezou qui, lors de leur première mission de fouilles sur l’île de Thasos en 1911, décidèrent de venir faire quelques observations à Philippes. Selon l’aléa des découvertes fortuites et du démontage des édifices par la population locale qui exploitait le site de Philippes comme carrières depuis des siècles, C. Picard et C. Avezou s’attachent dès lors à noter, à photographier et à dessiner les trouvailles puis à « réserver les droits de l’EfA sur […] les recherches à effectuer à Philippes ». Les guerres balkaniques (1912-1913) vinrent toutefois retarder le début des opérations archéologiques ; celles-ci ne prirent effet qu’en juin-juillet 1914 et ne purent être prolongées du fait de la 1re guerre mondiale. Dans le sillage des études de L. Heuzey et H. Daumet et comme le montrent les photos, ce sont sur la porte est du rempart, dite « porte de Néapolis », et sur le théâtre que se concentrent les fouilles de 1914.
Le quatrième, le cinquième et le sixième chapitre, « Fouilleurs et personnel » (chapitre 4), « Maisons de fouille et villages » (chapitre 5) et « Fouilles » (chapitre 6), quasi exclusivement composés de photos, visent à mettre en lumières les conditions et le fonctionnement des fouilles ainsi que l’organisation de la vie quotidienne dans la plaine de Philippes pendant ce début de XXe s. Ces photos plongent le lecteur dans la Grèce d’un temps pas si lointain qui a pourtant radicalement changé : costumes et architecture traditionnels forment le cadre de vie des populations locales, tandis que les fêtes de villages et le déplacement des nomades la rythment. Venus d’un autre monde, les archéologues français semblent porter un regard d’ethnographe sur cette organisation, regard dont témoignent les photos rassemblées. Sur les images où apparaissent des membres de l’EfA, ce sont P. Collart, souvent couvert de son casque colonial, et P. Lemerle que l’on voit le plus fréquemment, car ce sont eux qui œuvrèrent le plus à Philippes dans la période de l’entre-deux-guerres[3]. En effet, Philippes était en quelque sorte considérée comme le chantier-école de l’EfA, les membres qui y ont travaillé sont donc nombreux, mais peu d’entre eux ont poursuivi des études sur ce site. Ces photos nous rappellent enfin le fonctionnement d’alors des fouilles archéologiques : les membres français avaient sous leur coupe des ouvriers et un contremaître, en l’occurrence Nicoli recruté en Crête pour ses prouesses, et leur implication sur le terrain ne semble guère dépasser le travail de photographie, de relevé et de dessin.
Les trois chapitres suivants, « Processus intellectuel » (chapitre 7), « Les trouvailles et leur conservation » (chapitre 8) et « Bilan » (chapitre 9), nous ramènent à l’intérêt premier de ces archéologues, à savoir les vestiges, et à la raison de leur présence à Philippes : les recherches archéologiques. La documentation qui compose ces trois chapitres est bien plus variée que celle des précédents : on y trouve des photos du bâti aussi bien que du mobilier découvert lors des fouilles, des relevés « pierre à pierre », des dessins, des croquis, des photos d’estampage, des extraits des carnets de fouilles, des essais de restitutions et encore des plans, le tout concernant des constructions, des inscriptions, des statues et des reliefs. Ces trois chapitres donnent au lecteur un aperçu des principaux secteurs investigués entre 1920 et 1937, ainsi que des méthodes mises en œuvre par les archéologues. Ils témoignent des recherches menées sur la basilique B (et les vestiges qu’elle recouvre), la basilique A, le sanctuaire des Dieux Égyptiens, l’exèdre située à l’ouest du forum, le forum, le rempart ainsi que les portes, les sanctuaires rupestres, les reliefs rupestres, le théâtre et la « Maison aux fauves ». La documentation présentée montre par ailleurs les processus de remploi dont ont été victime les vestiges, remploi au sein du site ou dans des constructions plus récentes, dans les villages et les fermes environnants.
Enfin, l’ouvrage se termine sur deux chapitres dont on regrette qu’ils soient si brefs. « La fin d’un cycle » (chapitre 10) montre au lecteur l’arrêt des fouilles à la suite de l’arrivée de R. Demangel à la direction de l’EfA en 1936. La campagne de 1937 constitue ainsi la dernière des fouilles de l’entre-deux-guerres et cette interruption sera notamment prolongée par la 2de guerre mondiale. « Une nouvelle époque » (chapitre 11) laisse alors deviner au lecteur la reprise des travaux de l’EfA sur le site de Philippes en 1968. Si l’auteur n’avait pas pour dessein de présenter de façon exhaustive les résultats des recherches archéologiques, que le but des campagnes réalisées depuis 1968 était « avant tout de mener à bonne fin ce [qui] y avait [été] commencé » et qu’elles aient principalement portées, par conséquent, sur les secteurs investigués pendant l’entre-deux-guerres, il n’empêche qu’un aperçu plus conséquent des travaux menés de 1968 jusqu’à nos jours aurait été le bienvenu. Il aurait eu le mérite d’offrir au lecteur une vision globale des recherches réalisées par les membres de l’EfA à Philippes durant le siècle écoulé (clôture du dossier des reliefs rupestres[4], campagnes de collecte épigraphique[5], reprise de l’étude du forum par l’auteur lui-même[6], poursuite du dégagement de la « Maison aux fauves », prospections de l’espace urbain et du territoire, etc.) ; il aurait aussi donné à l’auteur l’occasion de présenter une documentation plus récente, laissant ainsi transparaître en arrière-fond de l’ouvrage l’évolution de la discipline archéologique et de ses techniques.
Par ailleurs, quelques images, telles celles du dimanche des Myrrophores à la basilique B (n° 124 et 125) par exemple, semblent parfois mal placées au sein de l’ouvrage. Mais ces critiques n’entachent évidemment en rien la qualité de ce dernier. Les photos sont belles et paraissent bien choisies, révélant au lecteur les vestiges de Philippes tout en le propulsant dans une époque désormais révolue, où le papier et le crayon constituaient les principaux outils des archéologues occidentaux.
Si l’intérêt porté à Philippes est ancien, si Philippes est le seul site macédonien sur lequel l’EfA a entrepris des recherches archéologiques, l’histoire des fouilles de cet établissement révèle malgré tout le paradoxe qui caractérise le développement de l’archéologie macédonienne en général. Bien que ce territoire ait connu un passé glorieux, bien que son histoire et certains de ces protagonistes, à commencer par Philippe II et Alexandre le Grand, ne cessent de fasciner les spécialistes comme le grand public, les fouilles archéologiques y ont connu une évolution plus lente que dans une grande partie du reste de la Grèce, et cela en raison du silence des textes anciens peut-être, mais surtout à cause de l’histoire récente du pays. Quand L. Heuzey et H. Daumet entreprennent leur mission en Macédoine, celle-ci est encore sous domination ottomane, contrairement au reste de la Grèce. Dans la partie de ce pays devenue indépendante en 1830, un service archéologique a dès lors été mis en place, service archéologique qui ne sera étendu à la Macédoine qu’en 1912, à la suite de la libération du nord de la Grèce. Comme à Philippes, c’est à cette époque que débute la majorité des fouilles archéologiques des grands sites, tels Dion, Pella ou encore Aigéai. Mais l’élan des entreprises archéologiques qui se déploie à partir des années 1910 est à maintes reprises interrompu et perturbé par les évènements qui marquent la 1re moitié du XXe s. et qui touchent violemment la Macédoine, à savoir les guerres balkaniques d’abord, la 1re et 2de guerre mondiale ensuite et enfin la guerre civile grecque. Les turbulences dont témoigne le développement des fouilles archéologiques de Philippes, comme le désintérêt que semble lui porter R. Demangel qui décide d’interrompre les fouilles en 1936, sont en somme symptomatiques de ce qui se passe dans l’ensemble de la région. Il faudra attendre les années 1970, et notamment la découverte des tombes royales de Vergina en 1977, pour que l’archéologie macédonienne connaisse un réel essor et adopte alors un nouveau visage.
Charlotte Blein
mis en ligne le 4 septembre 2015.
[1] L. Heuzey, H. Daumet, Mission archéologique de Macédoine, Paris 1876.
[2] A. Viquesnel, Voyage dans la Turquie d’Europe, Paris 1868.
[3] P. Collart et P. Lemerle ont chacun publié une synthèse sur l’histoire de Philippes : P. Collart, Philippes, ville de Macédoine depuis ses origines jusqu’à la fin de l’époque romaine, Limoges 1937 ; P. Lemerle, Philippes et la Macédoine orientale à l’époque chrétienne et byzantine : recherches d’histoire et d’archéologie, Paris 1945.
[4] Ce dossier a notamment donné lieu à une publication dans les suppléments du BCH : P. Collart, P. Ducrey, Philippes I : les reliefs rupestres, Athènes 1975.
[5] Le projet de faire un corpus des inscriptions de Philippes est né en 1978. P. Ducrey a conduit les campagnes d’étude de ce projet et C. Brélaz vient d’achever le 1er volume du corpus : C. Brélaz, Corpus des inscriptions grecques et latines de Philippes. Tome II : La colonie romaine. Partie I : La vie publique de la colonie, Athènes 2014.
[6] Outre plusieurs articles notamment parus dans le BCH, cette étude a donné lieu à un premier ouvrage : M. Sève, P. Weber, Guide du forum de Philippes, Athènes 2012.