Rome brûle et Néron chante… Séculairement omniprésent dans l’histoire et l’imaginaire de l’Occident, l’épisode a inspiré un nombre incalculable de pages, d’articles, de livres et il faut donc reconnaître à J. Walsh un certain courage pour publier une monographie sur le sujet. Les 174 pages qu’il lui consacre sont structurées en cinq parties qui s’ordonnent selon une logique thématique et chronologique.
Son prologue (p. 1-7) rappelle l’importance historique de la catastrophe et les difficultés que posent les sources pour connaître et les faits eux-mêmes et leurs tenants et aboutissants politiques, économiques, sociaux, culturels et religieux. Il écrit vouloir en proposer un décryptage global : que révèle une grande catastrophe d’une société ? Comment la vit-elle, l’explique-t-elle et l’intègre-t-elle dans sa mémoire ? Une problématique séduisante parce qu’elle n’est que marginalement formulée dans les études passées et que la pandémie de Covid-19 en 2020 lui confère une actualité imprévisible.
Remettant l’incendie dans une perspective diachronique et historique, la première partie rappelle que l’histoire de Rome est ponctuée par des catastrophes (inondations, glissements de terrain, famines, épidémies, incendies etc.) et qu’il faut les replacer dans le contexte politique et socio-économique et technique de la Ville antique (p 8-40).
Il consacre ensuite sa plus longue partie, « Inferno », à l’incendie lui-même (p 42‑71), à ses causes, son extension, ses drames humains et ses destructions ; il approfondit les responsabilités de son déclenchement et de sa propagation en examinant le rôle personnel de Néron, le scandale qu’il provoque en chantant la ruine de Troie, mais aussi ses mesures pour maîtriser le sinistre et aider les victimes.
Le jour d’après (p 73-95) brosse le portait d’une cité ruinée, détaille les mesures de tout ordre prises par Néron, la question de sa responsabilité et celle de la désignation des chrétiens comme coupables. Passant en revue ce qu’on peut retenir à charge et à décharge contre le prince, il conclut qu’on n’a pas assez d’informations pour trancher catégoriquement (p 85). Rappelant les doutes que génèrent les manuscrits des Annales et les ambiguïtés des rapports des chrétiens avec la communauté juive de Rome, il rejoint le courant de la recherche qui conclut qu’ils ne sont pas suppliciés pour leur foi, mais choisis comme boucs émissaires sans défense.
La reconstruction (p. 96-110) est consacrée à la Neropolis et à la Domus Aurea. De la première sont soulignés les mérites – innovations urbanistiques, aggiornamento des équipements de sécurité et de la législation, financement – et les limites – , de la seconde l’immensité, le luxe, les audaces architecturales et son rôle de laboratoire du néronisme (en remarquant que Néron y résida peu longtemps).
Le legs mémoriel (p. 112- 128) évoque la place de l’incendie et de Néron dans l’histoire de Rome – la posture antinéronienne des Flaviens illustrée par la construction du Colisée qui « rend Rome aux Romains » – et les raisons qui en font un moment majeur de l’histoire occidentale : la mort et la tombe vaticane de Pierre fondent l’Europe chrétienne en dépit des doutes qu’on peut nourrir sur leurs réalités historiques. La tradition fait de Néron un incendiaire, un persécuteur et un artiste mégalomane qui devient pour deux millénaires un « Bad Boy superstar » dans la littérature et les arts.
Les notes sont regroupées en fin de volume, (p. 137-160) où on trouve deux appendices (sources et chronologie de l’incendie (p. 129‑136), des orientations bibliographiques (p. 162-167) et un index général (p. 169-174).
Si l’incendie a suscité nombre de publications, aucune monographie scientifique ne lui a été consacrée récemment et le livre de J. Walsh est donc bienvenu[1]. L’a. connaît bien les événements, ses analyses sont claires, sa démarche est déontologiquement rigoureuse (cela mérite d’être précisé à un moment où s’amplifie un mouvement de réhabilitation de Néron dont les protagonistes sélectionnent dans les sources ce qui leur convient pour servir leurs thèses). On ajoutera que ses rapprochements avec des catastrophes récentes et son choix d’utiliser épisodiquement des mots modernes délibérément anachroniques pimentent ses éclaircissements. Ceci dit, le livre appelle des remarques et quelques réserves.
Tout en étant globalement plausibles, la chronologie et la cartographie proposées suscitent des réticences car leurs paramètres ne sont guère explicités. Cl. Panella, « Nerone e il grande incendio »[2] demeure la référence. Contrairement à ce qu’il écrit, le Palatin est détruit (cf. Tacite, Ann. XV, 39 et 50), seule l’aire romulo-augustéenne semble avoir été préservée et l’Esquilin n’est pas touché (il n’y a pas de traces du sinistre sur la colline et selon Tacite (Ann. XV, 40) on l’arrête au bas des Esquilies).
Que Néron chante la ruine de Troie est sans doute véridique puisque Tacite, Suétone et Dion le mentionnent, mais les divergences des trois historiens appellent à la prudence. Selon Tacite, le bruit court que Néron récite son poème sur une scène domestique, selon Suétone et Dion la scène se passe au sommet de la tour de Mécène ou sur le toit du palais. Ni Suétone ni Tacite ne parlent de la lyre… Tirée de Suétone, l’image qui s’est imposée dans l’imaginaire collectif est celle d’une grandiose et scandaleuse mise en scène dont la représentation figurée n’apparaît en fait qu’au XIXe s., mais que les arts et les péplums popularisent (les caricaturistes la modernisent en plaçant un violon ou une guitare électrique dans les mains de Berlusconi, Obama ou « Bolsanero »). La version tacitéenne est tout aussi crédible et appelle à des interprétations très différentes.
Se démarquant des nombreux chercheurs qui considèrent que Néron n’est pas un incendiaire et que la catastrophe est d’origine accidentelle, l’a. estime que « no judgment can be made, and the court cannot be adjourned » (p 85). On ne peut condamner sa circonspection, mais présenter le dossier sous la forme d’un procès où s’opposent un procureur qui accuse Néron et des avocats qui le défendent l’installe dans une sphère judiciaire qui fait de l’historien et de ses lecteurs des juges et altère la problématique historique.
Le dossier de la rumeur mérite d’être réexaminé en considérant que les lacunes des sources ne doivent pas limiter les questionnements de l’historien et que celui‑ci peut légitimement prendre en compte les études des sociologues et des politologues modernes sur ce genre de phénomène. Faut‑il accepter l’adage qui veut qu’il n’y a pas de fumée sans feu ? Les rumeurs naissent-elles par génération spontanée ? Rien n’indique que Néron ait délibérément mis le feu à la Ville ; la prudence de Tacite – notre source la mieux documentée, la plus perspicace et aussi la plus hostile au prince – va nettement dans ce sens. En revanche, la reprise du feu au lendemain du sixième jour où il a été maîtrisé est essentielle : selon Tacite, ce second incendie donne lieu à plus de mauvais bruits parce qu’il part d’une propriété de Tigellin et s’accompagne du bruit que le prince veut fonder une Nova Urbs. Que Tigellin ait une responsabilité criminelle dans la reprise du feu et que, étant donné ses fonctions, Néron soit associé à son entreprise est plausible. Reste à savoir qui opère l’amalgame de ces informations pour propager le bruit que Néron est un incendiaire… L’expérience contemporaine des fake news enseigne qu’une rumeur hostile à un responsable politique ne se diffuse pas spontanément et qu’on peut soupçonner les manœuvres d’adversaires sachant préserver leur anonymat. Nos sources ne permettent pas d’identifier les opposants qui tentent de déstabiliser Néron (des sénateurs et leurs réseaux d’amitiés et de clientèles ?) mais, puisqu’un but du livre est de décrypter ce que la catastrophe révèle de la société romaine, il faudrait examiner dans quelle mesure les questionnements que nous formulons sont pertinents ou anachroniques en replaçant la séquence dans son contexte historique (les tensions politiques en 64, la circulation des informations dans la mégapole, l’existence d’une opinion publique…)
Quant à la désignation des chrétiens comme coupables, on ne peut éviter d’évoquer le rôle éventuel des élites juives qui ont accès au Palatin et dont Poppée est proche et la vision que finit par imposer la littérature chrétienne. Tertullien qui crée la figure du persécuteur n’est mentionné que dans une brève note, Commodien et Lactance ne le sont pas.
Le tableau de la Neropolis et de la Domus Aurea n’apporte rien de nouveau. Que Néron saisisse une opportunité unique de remodelage général et rêve d’une Ville moderne est bien établi, mais commenter son projet comme s’il était une réalité induit en erreur. La reconstruction est limitée aux pentes joignant forum, dépression du Colisée et Palatin. Lorsque il arrive au pouvoir, Vespasien, abandonne toute velléité d’intervention des pouvoirs publics dans la reconstruction pour la laisser à l’initiative privée. Quant à la Domus Aurea, on comprend que l’a. ne fasse qu’évoquer ses aspects non directement liés à l’incendie. Cependant on regrettera qu’il oublie le Palatin entre 64 et 68 (la Domus Tiberiana est fonctionnelle en 68) et soit rapide sur la fabrique de l’Esquilin[3]. Surtout il n’affronte pas la question indissociable de l’incendie de son extension et des expropriations qui la permettent (qui sont plus réduites que ne le veut la tradition hostile[4]).
L’a. propose une synthèse qu’on lit avec intérêt, mais qui frustre le chercheur en attente de discussions érudites sur les points les plus débattus, de l’état des questions et de mises en perspective historiographiques, d’une bibliographie efficace (les « orientations bibliographiques » finales sont très sélectives et souvent anciennes) et d’un renouvellement des connaissances. Il faut reconnaître que ce renouvellement est difficile car depuis le XVIe s. tout et son contraire ont déjà été écrits sur Néron… Seules les découvertes archéologiques et des questionnements nouveaux sont susceptibles d’y contribuer ; or l’a. utilise peu les résultats des fouilles et, considérant implicitement que les lacunes des sources doivent déterminer la nature des interrogations de l’historien, il se borne à formuler laconiquement et incomplètement un certain nombre de questions majeures sans s’attarder à en examiner les enjeux. Tout en admettant que les lacunes des sources limitent le champ des questions susceptibles de recevoir une réponse satisfaisante – on ne saura jamais le nombre des victimes – on peut penser que, en raison de leur intérêt en apparence mineur et surtout peut‑être du travail de longue haleine et aux résultats incertains qu’exige leur repérage dans les corpus de toute nature, certaines informations n’ont jamais été exploitées ne serait-ce que pour formuler des hypothèses de travail. C’est le cas par exemple des indices archéologiques et épigraphiques dispersés dans Rome – pentes du Caelius, sites du forum de Nerva, du Vicus Caprarius, autels domitianéens de Vulcain, estampilles sur briques etc. – qui renseignent sur l’extension du sinistre, la Nova Urbs et ses conséquences sur le marché immobilier. La reconstruction est propice aux affaires juteuses et nombre de bolli laissent penser que des hommes proches du pouvoir savent profiter des aubaines qui se présentent (estampilles des deux frères Domitii (Via Sacra, Domus Aurea sur l’Oppius, Vigna Barberini, Saint-Clément), de Iulius Rufus (Domus Tiberiana), de Faenius Rufus et de L. Lacanius Bassus).
Au final, le livre s’inscrit dans la sphère de la (bonne) vulgarisation plutôt que dans celle de la recherche scientifique.
Yves Perrin, Université de Lyon-Saint-Etienne, UMR 5189 HiSoMa
Publié dans le fascicule 2 tome 122, 2020, p. 652-655
[1]. Au moment où nous rédigeons ce compte rendu paraît : V. M. Closs, While Rome Burned : Fire, Leadership, and Urban Disaster in the Roman Cultural Imagination (2013), 2020.
[2]. Dans M.-A. Tomei, R. Rea, Nerone, Milan 2011, p. 76-91.
[3]. P.G.P. Meyboom, E. M. Moormann, « Le decorazione dipinte e marmoree della Domus Aurea di Nerone a Roma », Babesch Supplements 20, 2013 est absent de la bibliographie.
[4]. Cf. Y. Perrin, « Main basse sur la Ville ? Les expropriations et confiscations de Néron à Rome » dans Cl. Chillet, M.-C. Ferriès, Y. Rivière éds., Les confiscations, le pouvoir et Rome de la fin de la République à la mort de Néron, Actes du Colloque international de l’ÉfR 2010, Bordeaux 2016, p. 229‑246.