L’ouvrage est la traduction française d’un livre paru en italien[1], quatre fois réédité, et déjà traduit en sept langues. La thèse en est claire : la géographie homérique a été plaquée sur les régions méditerranéennes, mais concerne en réalité l’Europe du Nord, d’où les Achéens sont originaires ; ils l’ont quittée pour s’établir en Grèce à la fin d’un « optimum climatique » qui avait été un « âge d’or » pour les peuples indo-européens…
Cette traduction, où fourmillent les italianismes, est défectueuse. La bibliographie suscite dès l’abord certaines inquiétudes… L’ouvrage de B. G. Tilak, L’origine polaire de la tradition védique, est référencé dans sa traduction française de 1979, alors qu’il a été publié en 1903. Les mythes grecs sont connus grâce à Robert Graves, poète dont l’autorité scientifique n’est guère reconnue. Le nom de Jean Markale ne rassurera pas les celtisants. L’information est largement indirecte, issue d’encyclopédies. Broutilles que tout cela.
La lecture de l’ouvrage confirme, hélas ! les inquiétudes suscitées par le titre et la bibliographie. Une grande partie des démonstrations s’appuie sur la ressemblance des noms propres grecs et nordiques, surtout des toponymes. Il ne s’agit même pas de comparaisons, mais de juxtapositions sans la moindre prudence méthodologique. « L’île suédoise de Fårö rappelle le Pharos de l’Odyssée… (p. 11) Œnone, la nymphe amoureuse de Pâris, se retrouve dans le lac d’Enä (p. 201). L’île d’Éole (grec Αἴολος) ne peut être que Yell, une des Shetlands, mais on rapproche aussi son nom de celui de Vāyu, le dieu indien (p. 130)… « La racine du nom de Calypsô pourrait éventuellement se retrouver dans le nom d’une île, Kalsoy… » (p. 26) Le fait que le nom de Calypsô ait un sens transparent en grec, « Celle qui cache », et que ce sens fonctionne parfaitement dans le texte, n’effleure pas un instant notre auteur, qui ignore aussi superbement les problèmes de l’évolution phonétique que la fonction des « noms parlants » : il ne s’intéresse qu’à une référence arbitrairement trouvée sur la carte de la Scandinavie. Ainsi le nom de l’aède Phèmios (où l’helléniste reconnaît « Celui qui dit (la gloire des héros) », se retrouve dans celui de l’île de Femø (p. 58)… Ces rapprochements hâtifs et pour tout dire absurdes sont innombrables : le fleuve Figgjo évoque le nom des Phéaciens ; celui d’Odin = Othin « est semblable à celui d’Athénè » ! (p. 77) – mais plus loin, devenu évhémériste comme Saxo Grammaticus, l’auteur écrit : « Odin, qui était probablement un roi éminent au moment de la catastrophe [le Ragnarök] fut ensuite divinisé… » (p. 259)
Le « commentaire » du Catalogue des Vaisseaux va très loin : c’est toute la géographie homérique, y compris les régions relativement bien connues de Grèce propre, qui est renvoyée à son berceau baltique. Les difficultés du texte sont ainsi miraculeusement résolues, dans un déni de réalité qui confine au délire. J’ai un faible pour l’explication du nom d’Hamlet (chez Shakespeare) : c’est le nom de Télémaque à l’envers (p. 247). On peut préférer le rapprochement de potamos et du fleuve de Washington, le Potomac… (p. 434)
Ces incongruités n’ont pas échappé à certains lecteurs qui ont fait part de leur trouble à l’auteur, en l’invitant à les supprimer. Celui-ci a refusé de suivre leurs sages conseils : « Il nous semble peu probable qu’une telle accumulation de ressemblances ne soit due qu’au hasard. (…) Même si par hypothèse aucun toponyme ne devait résister à l’épreuve de la critique, notre théorie n’en resterait pas moins valide, car elle repose sur des bases tout autres… » (p. 18) L’accumulation d’erreurs n’a jamais fait avancer la vérité ; de plus, il est faux de prétendre que les rapprochement farfelus sont ici secondaires : si l’auteur les avait effectivement ôtés, il ne resterait qu’un propos maladroit, mal informé et peu personnel.
La thèse dépend tout entière, nous dit-on, d’une phrase de Plutarque (De facie… 26), qui devient une clef : Ogygie, l’île de Calypsô, se trouve « à cinq jours de navigation de la Grande-Bretagne, en direction du coucher du soleil… » (p. 23). Nul lecteur ne saura ce dont parle le traité de Plutarque, le contexte et la signification de la citation, ses sources éventuelles, son rapport avec les théories antiques de l’exōkeanismos, maladroitement évoquées plus tard (p. 117).
On décide donc qu’Ogygie, ce sont les îles Féroë « îles lointaines », et vogue le drakkar ! Que celles-ci soient au nord et non au couchant n’est pas un problème ; pourquoi et comment Plutarque a-t-il pu garder le souvenir d’une topographie préhistorique oubliée depuis Homère ou même avant ? Nous n’en saurons rien, mais peu importe : la clef magique ouvre tout, résout tous les problèmes. Ithaque, c’est la petite île danoise de Lyø, qui semble à vrai dire bien petite (6 km2) et vraiment très plate… Mais le clou, c’est la découverte de Troie, en Finlande : le petit village de Toija, perdu dans les bois et les marais : « Il conserve presque intact son ancien nom… » (p. 173), où l’on n’a jamais fait de découverte archéologique significative ; mais en ces temps reculés, tout était en bois… Ce qui frappe, dans ce type de littérature, c’est le passage instantané d’une hypothèse, dans notre cas extrêmement risquée, à l’affirmation d’une certitude absolue qui explique tout. Ulysse est danois, c’est une évidence.
Que les toponymes soient souvent transportés au cours des migrations, c’est clair ; mais il faut une foi bien accrochée pour admettre que les ancêtres des Mycéniens ont transportée intacte une « carte » très précise de leur « vraie » patrie – l’espace baltique –, pour la transcrire intégralement en Méditerranée…
Une fois dépouillée de ces toponymes et anthroponymes, que reste-t-il donc de la thèse renversante ? Des études de textes homériques bien maladroites. L’auteur a bien du mal avec le digamma ; il ignore apparemment les traditions du Cycle, etc.
Des comparaisons mythologiques ? C’est certainement le domaine où le propos de l’auteur pourrait aboutir à quelque chose. Il est sûr que certaines sagas islandaises ou les récits de Saxo font curieusement écho aux récits odysséens ; encore faudrait-il distinguer aussi nettement que possible ce qui relève sans doute de l’universel ou du « conte voyageur », ce qui a des chances de dépendre d’un héritage commun, ce qui a pu être emprunté à la littérature classique. Ces distinctions restent à l’évidence hors de portée de notre auteur, qui n’envisage même pas ces problèmes. L’obsession de retrouver une référence géographique oubliée empêche d’autre part le développement d’une comparaison sensée entre les différentes traditions mythiques.
Enfin et surtout, il reste, ressassées, des idées anciennes sur l’origine « nordique », voire « polaire » des Indo-européens et des ancêtres des Mycéniens, que certains chercheurs (ou idéologues) contemporains tentent de maintenir en vie sous leurs formes les plus mythiques. Selon cette théorie, il y eut une époque où les régions arctiques étaient moins froides qu’à présent, un « optimum climatique » : « c’était l’âge d’or du paradis indo-européen, qui correspond à l’Âge d’or de Kronos dans la mythologie grecque » (p. 144). On voit ici s’exprimer clairement un mythe pseudo-scientifique qui rejoint les théories sur l’Atlantide. Celle-ci surgit inévitablement dans la démonstration de l’auteur, comme une préhistoire grecque transmise par Platon à partir de ses archives familiales… ; cf. p. 422 et sq.). La région de Gadeira (Cadix) évoquée par Platon (Critias, 114b) devient celle d’Agder, au sud de la Norvège. En fin de compte, l’Atlantide, c’est le Groenland : on aurait dû y penser, en effet.
Cependant, qui se veut scientifique doit vérifier sa chronologie : pour F. Vinci, les théories de Tilak sont de ce point de vue, invraisemblables et dépassées. On apprend en passant la date approximative du Ragnarök (p. 257) : « Le terrible Ragnarök eut lieu pendant le règne d’Odin, quelques générations après la guerre de Troie ». L’argument de l’ « optimum climatique » est pour l’auteur une arme pratique, à double tranchant : quand le texte évoque un climat méditerranéen, il s’applique au monde nordique tempéré de l’époque. Quand le texte évoque froid ou tempête, c’est bien sûr qu’il faut le situer en Scandinavie ou en Finlande…
Depuis l’Antiquité, le rêve de trouver dans le réel des traces de l’imaginaire s’est emparé d’Homère, et surtout de l’Odyssée. Il s’est développé au XXe siècle, avec l’œuvre de Victor Bérard, suivi par beaucoup d’autres, souvent moins savants, pour devenir un « délire localisateur »[2] comparable à celui de l’Atlantide. Ulysse a voyagé en tout sens en Méditerranée (citons entre beaucoup d’autres, outre Victor Bérard, Paul Faure, Tim Severin, Jean Cuisenier), mais aussi dans l’Atlantique et sur toutes les mers du globe. Par exemple, pour I. J. Wilkens[3], Troie était en Angleterre, et Charybde et Scylla au Mont Saint-Michel.
Pour notre part, nous pensons que les aventures d’Ulysse sont avant tout des épreuves imaginaires (comme de bons esprits l’ont dit dès l’Antiquité, et comme l’avait montré Gabriel Germain), que les premiers navigateurs grecs, puis les fondateurs de « colonies » ont reconnues, ici ou là, sur les rives méditerranéennes, avant qu’elles soient, le temps passant, et bien après la mise en forme de l’Odyssée, repoussées aux limites du monde connu et jusque dans l’Atlantique ; que d’autre part il est sans doute légitime, quand on voit, non loin d’une plage, une grotte fréquentée par les bergers du pays, d’y reconnaître celle de Polyphème, à condition de ne pas en profiter pour bâtir une théorie pseudo-scientifique[4].
Nous pensons que les noms propres (toponymie et anthroponymie) constituent un domaine riche de perspectives, mais particulièrement difficile et piégé. Qu’il faut distinguer l’usage littéraire de la réalité géographique, même si des structures religieuses-symboliques peuvent se lire dans le réel toponymique d’une cité grecque, par exemple.
Nous avouons pour notre part que nous ne savons pas précisément d’où viennent les Indo-Européens ni les ancêtres linguistiques des Mycéniens ; probablement d’une région plus septentrionale que la Grèce. Cependant, le fait que les Mycéniens aient apprécié l’ambre baltique ne prouve qu’une chose : qu’ils pouvaient et savaient s’en procurer ; mais les Romains se ruinaient pour acheter de la soie, ce qui n’en fait pas des Chinois.
Il reste beaucoup à découvrir dans l’œuvre homérique, par son étude interne ; par l’étude de ses contextes historiques, traditionnels, archéologiques ; par la comparaison, y compris avec les réalités et surtout avec les légendes du Nord. Il y faudra une recherche ouverte mais sérieuse et méthodique, tout le contraire de ce livre. Homère pose bien des questions non résolues. Mais le vrai mystère, c’est qu’un tel ouvrage ait été publié, réédité, traduit, et surtout discuté, et même préfacé par des gens qu’on aurait espérés plus scrupuleux.
Pierre Sauzeau
[1] Omero nel Baltico, Rome 1995.
[2] J’emprunte cette expression à une conversation avec Pierre Vidal-Naquet, qui a d’autre part décrit et expliqué le « national atlantisme » (La démocratie grecque vue d’ailleurs, Paris 1990, p. 139-159).
[3] I. Wilkens, Where Troy Once Stood, Londres 1990 ; ouvrage plusieurs fois réédité.
[4] Je signale à ce propos l’amusant petit ouvrage de S. Rabau, B. comme Homère, Toulouse 2016.