Auguste aurait caressé l’idée d’adopter le surnom de Romulus, avant de renoncer. Le livre de Marie Ver Eecke éclaire les enjeux complexes et ambivalents attachés au mythe du fondateur qui justifient la prudence du Prince. Elle a étudié, conjointement, la réception du mythe des origines, son utilisation comme outil de référence ou comme instrument, de légitimation ou de polémique, et, en retour, l’adaptation et la transformation de la geste du fondateur aux préoccupations du premier siècle. Elle utilise un corpus très large et tente une archéologie de la tradition pour déterminer comment acteurs, auteurs et circonstances ont coloré le récit en faisant apparaître des motifs ou, au contraire, l’ont simplifié en gommant des contradictions. Ce jeu de miroir nécessite des allers et retours perpétuels entre les sources et des comparaisons point par point ; il confère au livre sa densité mais aussi sa complexité. L’auteure cependant ne perd jamais ses lecteurs : des tableaux synthétiques permettent de visualiser les correspondances ; les introductions annoncent toujours clairement les intentions, parfois esquissent le résultat, et l’argumentation est toujours suivie de conclusions qui affirment et développent les résultats partiels, puis généraux, agissant comme une décantation progressive du message. Cette démarche démonstrative est rigoureuse, convaincante et salutaire. Le livre se développe en quatre grandes parties et onze chapitres (renonçant au nombre romuléen de douze).
Dans la première partie, M. Ver Eecke suit d’abord la trace de l’anti-romulisme des insurgés de la guerre sociale puis celle du cercle d’écrivains rassemblé autour de Mithridate. Elle discerne deux courants qui recoupent la ligne de partage politique entre les Italiens, l’un, extrémiste, qui prône révolte et indépendance et se caractérise par l’image de la louve prédatrice, symbole de la férocité et de l’avidité des Romains, alors qu’une autre tendance, modérée, qui demande intégration et égalité de droit, utilise les épisodes sabins de l’histoire de Romulus. Les attaques de Mithridate sont plus construites et nourries. En reprenant les récits de fondation, le roi du Pont présente les Romains à l’origine comme un rassemblement hétérogène et erratique, mettant l’accent sur le mot latro, et l’applique à divers épisodes de la vie de Romulus, notamment l’enlèvement des Sabines, pour montrer que le comportement des premiers Romains fonde celui des conquérants, qui ont construit un empire sur le dépouillement injuste d’autrui et dont les exactions contemporaines sont le reflet d’une culture barbare à laquelle il s’oppose, lui, Mithridate, dernier champion de l’hellénisme. Le premier roi est utilisé pour annihiler et retourner contre les Romains deux justifications de leur impérialisme : la citoyenneté ouverte et le bellum iustum. Certaines versions du mythe des origines semblent répondre implicitement aux attaques de la propagande anti-romaine. On assiste, d’une part, à l’euphémisation de la sauvagerie, d’autre part, deux attitudes répondent à l’image dévalorisée des origines, soit la réfutation de la barbarie, comme chez Denys, qui a fait des Romains les purs héritiers d’un hellénisme originel préservé, soit, à l’inverse, comme Salluste, Tite Live, la revendication du caractère hétérogène et modeste de l’origine des Romains, en utilisant l’image de la coalescence, facteur de réussite et parfois une critique de l’autochtonie. Même l’épisode des Sabines, gênant pour les Romains qu’il présente sous un jour agressif, reçoit des justifications : l’enlèvement fonde le connubium et la guerre suscitée par le rapt est le passage obligé avant une alliance refusée antérieurement ; du reste les Sabins sont présentés comme les véritables agresseurs.
Dans la deuxième partie, M. Ver Eecke se penche sur l’utilisation de la figure du fondateur par les partis en lutte, depuis la guerre des Cimbres jusqu’à l’issue de la dictature syllanienne. Elle réfute méthodiquement l’utilisation directe de cette veine par Marius, dont les Scipions sont le modèle. L’identification avec Romulus vient d’une contamination du romulisme de Cicéron, puis de César, qui ont utilisé Marius à leur profit. L’influence du roi est en revanche manifeste chez son adversaire, Lutatius Catulus, qui a opposé au charisme et à la religiosité moderne de Marius une autorité augurale ancrée dans la tradition romuléenne. Pour sa propre légitimation, Sylla a forgé la notion de Felicitas, qui transcende le débat entre Fortuna et Virtus, actualisé par la rivalité entre Catulus et Marius, en faisant d’une prédilection et d’une prédestination divines permanentes le moteur de sa réussite. Dans la justification de la dictature et de la nouvelle Rome engendrée par ses réformes il s’est appuyé sur des figures de précurseurs de la loi ou de la dictature républicaine et, si Romulus est une figure de référence, c’est par reflet de Servius Tullius, le second Romulus. C’est pourquoi MVE parle plus volontiers de discours romuléo-servien. La figure du sixième roi a le triple mérite de correspondre au programme de réformes de Sylla, de rassurer les optimates inquiets de certains aspects « tribuniciens » de sa politique, tout en fauchant un de leurs modèles sous les pieds des populares. L’ambivalence de cette figure, à la fois élitiste et novatrice, sied bien à l’ambiguïté de la dictature syllanienne. Toutefois, ce n’est pas le précédent royal dont se réclame Sylla en Romulus et Servius Tullius, mais c’est leur action novatrice ou réformatrice qui l’inspire. Cependant, partisans et ennemis surent se rappeler d’autres aspects de ces modèles et les utiliser dans une polémique qui eut des effets de distorsion rétrospective sur la propagande du dictateur. La « romulisation » de Sylla par ses partisans répond à une volonté d’enfermement de son Tmuvre et son idéologie dans une tradition vénérable qui en estompe les aspects novateurs. Pour les populares ce sont la refondation syllanienne en même temps que le regnum qui sont critiqués. L’image de Romulus est d’abord utilisée comme un élément de comparaison en défaveur de Sylla, puis ils l’assimilent complètement au premier roi, en lequel ils voient désormais le prototype du tyran, qui reçoit une juste punition par le démembrement et la privation de sépulture. En 78, le caractère tyrannique de la royauté étrusque a contaminé toute l’histoire de la Rome royale. MVE estime que la première guerre civile a jeté une ombre sur la légende des origines et forgé deux images contradictoires de Romulus, le créateur ou le tyran, car la réécriture de l’attitude du roi animé par une quête consciente du pouvoir, contre Rémus puis contre T. Tatius, entame l’élaboration d’un « livre noir » .
Cicéron a voulu rendre aux Romains leur concorde en retrouvant une image de Romulus, harmonieuse et consensuelle. Il a commencé à utiliser des éléments de la légende comme soubassement idéologique dans sa lutte contre Catilina, Cependant, le véritable romulisme de Cicéron ne s’est pas composé dans la chaleur de l’instant mais entre 63 et 54 lorsqu’il est revenu sur son action consulaire, pour la promouvoir et pour la défendre. Il repose sur plusieurs points. Cicéron estime que son consulat, qui a sauvé Rome du péril catilinien, est pour la ville une renaissance, ce qui fait de lui un troisième fondateur après Camille et Romulus. Le titre de parens patriae lui confère cette dimension : en sauvant sa patrie, il se présente comme une alternative civile à l’imperator. C’est la traduction romaine du ktistès grec.
De ce fait, il envisage une apothéose romuléenne. Cependant le romulisme cicéronien ne s’arrête pas à une forme de légitimation ; il l’a théorisé dans la République, où il a opposé au Romulus noir un optimus rex qui concentre en sa personne tous les caractères du dirigeant idéal. Ses côtés divin et militaire sont estompés, au profit du héros civil. C’est sa vision à long terme qui a permis la fondation et la croissance de Rome, plutôt qu’une intervention divine. Sa vertu cardinale est le désintéressement dans l’exercice du pouvoir, ce qui est lié à une réflexion contemporaine née des attaques de Mithridate contre les Romains latrones. Cicéron répond implicitement à Polybe : ce ne sont pas les institutions qui font la grandeur de la cité mais ceux qui les exercent et en Romulus ce n’est pas la royauté qu’il loue mais le roi. Ce déplacement du régime au principe est l’originalité mais aussi l’ambiguïté de sa thèse car il explique qu’Auguste ait pu l’utiliser pour défendre le principat. Cicéron ne se contente pas d’idéaliser le premier roi, il le propose à l’imitation. De fait, il gomme le fossé entre la Rome royale et républicaine et place le premier roi parmi les summi viri de la République de sorte que l’on peut parler de romulisme républicain. De ce fait, Marie Ver Eecke voit en Cicéron le maillon indispensable pour comprendre l’évolution de l’image de Romulus chez César puis Auguste, ainsi que la clé de la révolution intellectuelle qui a permis l’acceptation du principe monarchique. César a eu de nombreux modèles dans sa carrière, notamment Alexandre. Mais l’auteure montre que ceux-ci tendent à s’estomper après Pharsale et que, de 46 à 44, c’est Romulus qui triomphe. Il accompagne donc la phase des réformes radicales, mais aussi de renforcement du pouvoir dictatorial et d’élaboration d’un régime original. Le rapport que César entretient avec le roi est différent de celui de ses prédécesseurs, car il porte le fondateur de Rome dans sa généalogie. Aussi ne se pose-t-il pas en imitateur, mais en nouveau Romulus. Par ailleurs, il fait de celui-ci un « instrument de conditionnement psychologique de la foule » : du quadruple triomphe de 46, en passant par les statues, les réformes marquant le sol et le temps des Romains, il apparaît comme celui qui fait renaître Rome plus qu’aucun de ses devanciers. Mieux, il est l’incarnation vivante du nouveau Romulus, couronné de laurier, revêtu de pourpre, chaussé des bottes albaines, il transforme peu à peu le charisme du triomphateur, pour lequel d’autres avant lui ont reçu des distinctions comparables, en insignia imperii. Munda marque une nouvelle étape ; annoncée le jour des Parilia, la victoire a ouvert la voie à l’assimilation avec Quirinus, part divine de Romulus, dieu de la paix retrouvée. Cela conduit César à la divinisation d’une façon plus radicale que les apothéoses civiles et poétiques de Cicéron. La réforme des luperques, la célébration des féries latines et le couronnement inachevé des Lupercales doivent être lus à la lumière de cette volonté de revêtir la dictature perpétuelle d’une légitimité ancestrale, religieuse et militaire. C’est pourquoi M. Ver Eecke affirme que César a conduit le romulisme à ses dernières conclusions et qu’il est mort en Romulus. En effet, les conjurés ont réagi à sa propagande de masse. L’auteure rappelle qu’aux antipodes de l’apothéose, le premier siècle a utilisé le mythe concurrent du roi démembré par les patres et comment ce meurtre, grâce au raccourci entre Romulus et Tarquin le Superbe qu’a engendré le livre noir, a été assimilé symboliquement avec la fondation de la République. Si Cassius est l’âme du complot, c’est Brutus son porte-parole, en raison de sa prétendue ascendance avec le vainqueur de Tarquin et le premier consul de la République. Les arguments des conjurés, comme le fait qu’ils ont rejoué le démembrement par les multiples coups infligés au dictateur, montrent qu’ils ont voulu investir le romulisme de façon inverse. Cela a rendu leur geste spectaculaire mais un peu vain, car la force de l’image de Romulus chez leur adversaire ne résidait pas dans la formulation mais dans son adéquation avec sa politique. Après une phase de confusion où le roi semble disparaître du discours des Césariens, c’est le jeune César qui le restaure pour faire de l’assimilation entre son père et Romulus le marchepied de son pouvoir, car elle accrédite la prédestination de sa propre incarnation du fondateur. Marie Ver Eecke dessine alors sa captation progressive par le futur Auguste, qui modifie à son profit les éléments de l’imitatio Romuli puis du mythe des origines. L’idée de refondation que César a promue est pleinement assumée, de même que le Romulus rector de la Res Publica dépeint par Cicéron offre une justification au nouveau régime. Mais, comme l’assassinat du dictateur a rendu le romulisme césarien ambigu et dangereux, Auguste l’a prudemment édulcoré et a renoncé à pousser trop loin l’assimilation au fondateur.
L’auteure a donc montré la cohérence de l’évolution du romulisme, sans pour autant masquer la diversité des courants qui l’ont traversé et qui expliquent qu’il ait pu servir autant la république que la monarchie, autant le consensus que l’assassinat politique. Sa tentative de voir l’histoire de Rome à la fin de la république à travers le mythe de Romulus est fructueuse même si ce biais laisse dans l’ombre une part importante du débat d’idées et ne fonctionne bien que pour la dernière phase de la dictature de César. Ce sont les limites du procédé, mais aussi la conséquence d’une grande rigueur : Marie Ver Eecke ne cherche pas à voir le romulisme où il n’est pas. Si l’anti-romulisme des ennemis de Rome paraît être une partie moins aboutie, si la reconstitution de certaines influences sur la réécriture du mythe, très complexes (comme l’image de Celer), n’emportent pas totalement l’adhésion, la démarche d’ensemble s’avère tout à fait convaincante. En outre, l’auteure a le sens de la formule et nous offre un livre brillant autant que solide dont la lecture, indispensable à ceux qui travaillent sur le premier siècle, est stimulante pour tous.
Marie-Claire Ferriès