Issu des journées d’études organisées en mars 2015 à l’Université Paris-Sorbonne dans le cadre de l’axe de recherche « Usages et mésusages de la parole dans la littérature ancienne », de l’équipe EDITTA – EA 1491, ce beau volume est à l’image de ce qui anime cette équipe de recherche et fait son originalité : la pluridisciplinarité associant hellénistes et latinistes, et le souci de faire participer les jeunes chercheurs aux activités de l’équipe. C’est ainsi que Chr. Hunzinger, G. Mérot et G. Vassiliadès ont organisé et animé ces journées d’études sur la problématique d’une parole déviée, transgressive et volontiers manipulatrice, à la fois dans le cadre d’une communication interne, c’est-à-dire entre des personnages représentés, et dans celui d’une communication externe, c’est-à-dire entre l’auteur et son public.
Le titre de l’ouvrage Tours et détours de la parole dans la littérature antique illustre parfaitement le but recherché : examiner les stratégies discursives et les méthodes de manipulation d’autrui, notamment par la transgression des règles de communication conventionnelles dans les oeuvres des auteurs grecs et latins, dans des genres littéraires variés, qu’il s’agisse de l’épopée, du théâtre, de l’historiographie ou des textes rhétoriques, politiques et juridiques. On soulignera la qualité remarquable de présentation de l’ouvrage : un avant-propos situe dans un premier temps la réflexion sous l’angle d’approche des théories modernes des actes du langage, en prenant appui en particulier sur les travaux d’H.P. Grice et présente dans un deuxième temps l’apport de chacune des communications. Les quatorze contributions sont réparties ensuite en quatre sections. L’ouvrage s’achève par les résumés de chaque article en français et en anglais, suivis d’un index des sources fort utile.
La première section, intitulée « Réflexions sur l’écart, l’ambiguïté et le statut de la fiction », débute par une réflexion théorique sur les catégories de l’implicitation et de l’écart. En effet, S. Franchet d’Espèrey[1] montre la valeur opératoire de l’implicite appliquée à la controverse figurée (controuersia figurata) dans le genre judiciaire et dans le cadre de la déclamation. À partir d’une pertinente analyse stylistique du discours attribué à Lysias dans le Phèdre, qui prend en compte la situation d’énonciation, A. Rehbinder[2] réhabilite le discours de Platon en mettant en lumière une intentionnalité d’écriture. Fondamentale est la notion d’écart stylistique, mise en évidence par les travaux bien connus de J. Hellegouarc’h et J. Dangel en latin. En analysant la fiction de l’allégorie platonicienne de la caverne sous l’angle de la réception, Chr. Keime[3] propose une lecture métatextuelle de l’allégorie, qui consiste non pas tant à informer qu’à former le lecteur. Renvoyant à l’ensemble du dialogue et pas seulement à tel ou tel passage, l’allégorie souligne ainsi la cohérence du dialogue de la République, insiste sur l’importance de la connaissance préalable du bien, tout en signalant les limites d’une telle recherche. Rapprochant le Philopseudès et les Histoires vraies, M. Diarra[4] étudie les dysfonctionnements du discours et les stratégies de manipulation discursive par lesquels Lucien de Samosate élabore sa propre théorie d’une fiction qui jouerait sur son propre degré de réalité.
La deuxième section, consacrée aux « Stratégies conversationnelles, ruses et mensonges dans l’épopée et les genres dramatiques », est centrée sur la manipulation d’autrui par le biais d’une parole rusée ou mensongère. À partir d’une analyse précise des jeux d’échos sémantiques auxquels se livrent Ulysse, déguisé en mendiant, et Eumée, son fidèle serviteur, aux chants XIV et XV de l’Odyssée, N. Assan-Libé[5] met en évidence une triple stratégie énonciative : celle d’Eumée, celle d’Ulysse, mais aussi celle de l’aède. Ensuite, c’est le thème même du mensonge, se présentant dans les Trachiniennes de Sophocle sous de multiples formes (silences, dédoublements, contradictions) que se propose d’analyser avec pertinence M.A. Sabiani[6]. Ainsi, à partir des différents schémas sophocléens relatifs à la thématique de la vérité et du mensonge, couplée à celle du savoir et de l’ignorance, l’auteur analyse la nature des mensonges du héraut Lichas et du personnage de Déjanire, pour mieux mettre en évidence la stratégie déployée par Sophocle dans la pièce. Dans le cadre de la comédie, I. David[7] s’intéresse à deux cas précis de manipulation de la part du seruus callidus, dont la caractéristique première est – comme chacun sait – la ruse. La première scène, tirée des Bacchides (v. 770 sq.) montre comment l’esclave manipule son vieux maître pour lui faire faire ce qu’on veut qu’il fasse, tout en lui donnant l’impression que l’idée vient de lui. La deuxième scène, qui se situe à la fin de l’Epidicus (v. 666 sq.), conduit le maître à renoncer à son dessein, parce que l’esclave a su devancer son intention. L’un et l’autre cas illustrent la domination exercée par l’esclave sur le maître. Pour clore cette section consacrée à la parole manipulatrice, M. Roux[8] étudie le second discours mensonger qu’adresse Vénus à Médée au chant VII des Argonautiques. À partir d’une fine analyse du jeu intertextuel avec la lettre XII des Héroïdes d’Ovide, l’auteur met en évidence la stratégie discursive à laquelle se livre Vénus pour parvenir à manipuler la jeune Médée et souligne la fonction de ce mensonge dans la progression dramatique du chant VII.
La troisième section, qui a pour titre « Stratégies discursives et manipulations de la vérité historique », s’intéresse aux phénomènes de distorsion ou de manipulation de la parole dans le genre historique et dans l’épopée. Un premier exemple est donné par l’étude de M. Kazanskaya portant sur l’apostrophe dans plusieurs passages des Histoires d’Hérodote[9]. L’auteur analyse en particulier le cas des apostrophes en décalage, qui non seulement attirent l’attention, mais qui permettent surtout une interprétation plus fine de l’événement historique. Prenant pour objet d’étude une anecdote exemplaire illustrant la tempérance du roi spartiate Agésilas à l’égard de Mégabatès, le jeune fils d’un allié perse, Spithridatès, que relate Xénophon au chapitre 5 de l’Agésilas, P. Pontier[10] s’attache à la question de la vérité et du mensonge dans l’éloge d’un contemporain, tout en montrant la stratégie argumentative déployée par Xénophon. S’interrogeant sur le statut du narrateur épique dans la Pharsale de Lucain et sur son rapport aux faits, P.-A. Caltot[11] propose la notion de “destin alternatif” à la vérité historique, qui constitue une modalité nouvelle d’envisager l’avenir dans la tradition épique. Son étude stylistique analyse de manière convaincante les différentes modalités du regret, du souhait, de l’hypothèse avant de considérer la spécificité d’emploi du futur dans la Pharsale, destiné à prédire un avenir qui finalement ne se réalisera pas, pour mieux dénoncer la réalité des guerres civiles. La mise en évidence d’un destin alternatif au destin réel révèle ainsi de façon pertinente les enjeux de la création poétique au sein de cette épopée.
La dernière section est consacrée aux « Enjeux rhétoriques, politiques et juridiques du détournement de la norme par la parole ». M. Blandenet[12] montre comment dans le Pro Roscio la valorisation de la uita rustica doit être comprise comme une stratégie rhétorique servant l’efficacité du discours. En revanche, s’il y a bien mensonge de la part de Cicéron, il porte davantage sur l’attribution à Roscius d’une persona de rusticus qui ne correspond pas au statut social réel de son client. S’appuyant sur la formule narrare per ambages, M. Ledentu[13] se propose d’analyser les stratégies discursives déployées par Ovide dans les Métamorphoses et les Fastes pour permettre une lecture distanciée de l’histoire politique du principat d’Auguste. Fondés sur l’implicite, sur le non-dit et sur l’ambiguïté, ces procédés sollicitent l’interprétation du lecteur et permettent une liberté de parole, désormais risquée à Rome. Consacrée aux juristes romains, la contribution de M. Ducos[14] met en évidence le travail des juristes romains pour expliquer et interpréter les textes des lois. La réflexion sur la lettre et l’esprit de la loi, sur le sens des notions et des catégories utilisées et plus encore sur le sens des mots concerne certes les textes normatifs, mais également tous les documents écrits. Dans les testaments en particulier, les confusions, les incohérences et la contradiction nécessitent un travail d’analyse et d’interprétation indispensables.
Pour conclure, ce recueil est assurément intéressant et utile, en ce qu’il propose une réflexion stimulante sur les stratégies discursives dans des genres littéraires variés. Il témoigne également d’une conception vivante de l’interdisciplinarité et de la fructueuse collaboration entre spécialistes de différents domaines.
Régine Utard, Sorbonne Université, Faculté des Lettres
Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 261-263
[1]. « L’implicite dans la controverse figurée : “implicitation” et persuasion », p. 17-31.
[2]. « Interprétation stylistique et interprétation pragmatique du discours attribué à Lysias dans le Phèdre de Platon : la notion d’écart », p. 33-47.
[3]. « L’allégorie de la caverne ou le lecteur au miroir », p. 49-61
[4]. « L’art du discours oblique chez Lucien : les exemples du Philopseudès et des Histoires vraies », p. 63-82.
[5]. « Les jeux d’échos sémantiques entre Ulysse et Eumée aux chants XIV et XV de l’Odyssée », p. 85-95.
[6]. « Mentir chez Sophocle : les Trachiniennes, ou la stratégie du flocon de laine », p. 97‑111.
[7]. « Parler pour manipuler la volonté d’autrui. Étude de deux cas d’esclaves plautiniens (Bacchides, v. 770 sq. ; Epidicus, v. 666 sq.) », p. 113-127.
[8]. « Le mensonge de Vénus dans les Argonautiques de Valerius Flaccus (V.Fl. 7.254‑291 et 436‑449) », p. 129‑142.
[9]. « Tours et détours de l’apostrophe : étude de curieuses allocutions dans les Histoires d’Hérodote », p. 145-159.
[10]. « Un éloge “sans mentir”. Quelques remarques sur Xénophon, Agésilas, 5.7 », p. 161-171.
[11]. « Élaboration du “destin alternatif” dans la Pharsale de Lucain. Dédoublement de la persona du narrateur et manipulation poétique de l’histoire », p. 173‑185.
[12]. « Stratégie discursive et valorisation de la uita rustica dans le Pro Roscio Amerino de Cicéron », p. 189-201.
[13]. « Narrare per ambages : détours de la parole, lecture et réécriture de l’Histoire dans les Métamorphoses et les Fastes d’Ovide », p. 203-214.
[14]. « Tours et détours de la parole : les juristes romains », p. 215-226.