Dans le panorama des ouvrages récents proposant une introduction à l’épigraphie ou se présentant comme des manuels de cette discipline, le livre coordonné par Chr. Bruun et J. Edmondson se démarque avant tout par son ampleur[1]. Composé de 35 chapitres qui font suite à une brève préface, il est le résultat du travail de 28 contributeurs internationaux et parmi les plus réputés dans leur domaine. Contrairement aux traités plus classiques, l’approche fondée sur une catégorisation typologique des inscriptions est reléguée au second plan dans l’organisation de l’ouvrage, suivant en cela une tendance déjà perceptible pour plusieurs de ses prédécesseurs. Cet épais volume est ainsi structuré autour de trois parties principales : la première (p. 1-85, 5 chapitres) présente les méthodes de l’épigraphie et une histoire de la discipline ; la deuxième (p. 87-148, 3 chapitres), intitulée de manière un peu générique « Inscriptions in the Roman World », est en réalité centrée sur les conditions matérielles et culturelles de la production épigraphique ; la dernière, qui est aussi la plus longue (p. 151-782), illustre la valeur des inscriptions pour « reconstruire le monde romain ». Elle est elle-même divisée en quatre sections qui couvrent une bonne partie des thématiques envisageables : inscriptions et vie publique (10 chapitres)[2], inscriptions et religion (3 chapitres), inscriptions et vie économique et sociale (10 chapitres), inscriptions et vie culturelle (4 chapitres). L’ouvrage comporte en outre sept appendices qui présentent les conventions d’édition épigraphique, les abréviations usuelles, les principales caractéristiques de l’onomastique romaine, les termes grecs et latins de la parenté, les tribus, le système numéral et, pour finir, une liste de ressources électroniques, élément désormais incontournable mais d’où est curieusement absente la banque de données Clauss-Slaby pourtant signalée ailleurs dans le livre. S’y ajoutent en outre deux précieux index, l’un des textes épigraphiques, l’autre général (noms, lieux, matières) qui permet une consultation thématique et transversale des contributions, dans la mesure où certaines se recoupent ponctuellement. L’illustration est abondante, avec plus de 150 reproductions disséminées dans le texte et généralement de bonne qualité. Plusieurs tableaux synthétiques offrent en outre des mises au point sur différentes thématiques comme, entre autres, l’organisation des carrières sénatoriale et équestre, la hiérarchie militaire, les lois ou les textes municipaux attestés par l’épigraphie. Enfin, le parti pris des éditeurs a été de donner une bibliographie par contribution, ce qui a pour avantage de procurer une liste circonscrite pour les sujets développés, mais qui implique inévitablement des redites. Conformément à la diversité d’origine des rédacteurs sollicités, les titres illustrent parfaitement l’ensemble de la production internationale et, sans prétention d’exhaustivité, livrent des indications essentielles et à jour qui en font, malgré de très rares omissions, un outil précieux également à cet égard.
La structuration de l’ouvrage et son contenu sont largement conditionnés par le choix de son destinataire et la perspective retenue par les éditeurs. Ce n’est pas le spécialiste – ou plutôt celui que Chr. Bruun et J. Edmondson nomment plaisamment le « militant epigrapher » – qui est visé en priorité, mais l’étudiant ou le chercheur désireux de se familiariser avec la discipline. Leur but n’est pas non plus de fournir un traité ou un manuel méthodique destiné à l’apprentissage de l’épigraphie dans sa dimension technique, depuis le travail d’édition jusqu’au commentaire : il est plutôt de mettre en évidence la valeur des inscriptions comme document historique. Ainsi, une grande majorité des chapitres, surtout dans la partie 3, se présentent comme des synthèses sur les thématiques annoncées (vie civique, structures sociales, religion, parenté etc.). Le fil directeur de l’ouvrage, qui le différencie d’un manuel d’histoire classique, réside bien toutefois dans l’analyse des caractéristiques de la documentation épigraphique, des problèmes méthodologiques qu’elle pose et des limites inhérentes à sa nature dans le cadre de l’élaboration d’un discours historique. De ce fait, les effets de source générés par les conditions matérielles et socio‑culturelles de la production ou de la transmission des inscriptions sont soulignés à de nombreuses reprises par les auteurs. Le postulat de départ impliquait par ailleurs de ne pas négliger d’autres traditions épigraphiques du monde romain : bien que l’ouvrage soit très nettement centré sur l’Italie et sur les textes de langue latine, une part est ménagée à l’épigraphie impériale de langue grecque (notamment au chap. 13, rédigé par Chr. Schuler, sur la vie civique des cités d’Orient) et même à quelques langues italiques, au celtique ou au punique, brièvement évoqués dans le chapitre sur les « langues locales » en Occident (chap. 32, par J. Clackson). Cette perspective explique enfin que les textes cités en exemple soient souvent utilisés de manière illustrative plutôt qu’examinés suivant les règles d’un commentaire proprement épigraphique : il n’empêche que la sélection est généralement adéquate et le lecteur voit défiler des best-sellers des manuels d’épigraphie comme, par exemple, l’album de Canusium, la forma du tombeau de Claudia Peloris ou le relief de L. Calidius Eroticus tout autant que des documents plus originaux.
Le champ couvert par ces synthèses rédigées avec clarté et concision est donc particulièrement large et il serait peu utile, voire réducteur, d’en proposer un résumé systématique. On se limitera donc ici à souligner les caractéristiques majeures du volume, précisément à travers le prisme des usages adoptés par les traités ou par les manuels plus classiques, afin de mieux en faire ressortir les spécificités.
Un certain nombre d’aspects attendus se retrouvent dans ce Handbook, notamment dans les deux premières parties. C’est là où le lecteur pourra s’informer sur les méthodes d’édition, sur l’histoire des principaux corpus ou encore sur les modalités concrètes de réalisation des textes (chap. 7 par J. Edmondson). Signe des temps, une attention particulière est portée aux ressources numériques (chap. 5), mais on aurait pu souhaiter que, à côté de leur présentation, les enjeux et les aspects problématiques en soient un peu mieux mis en évidence, d’autant que l’auteur, T. Elliott, est l’un des meilleurs connaisseurs et promoteurs de ces nouveaux outils. Une contribution de Fr. Beltrán Lloris (chap. 6) compense le choix de ne pas partir d’une approche par catégorie d’inscriptions en présentant une esquisse de taxinomie qui, comme toute typologie, est défendable mais possède ses limites et qui, de plus, s’avère surtout isolée, puisqu’elle n’est pas reprise en tant que telle dans le reste de l’ouvrage[3]. Quant aux autres aspects traditionnels – pour ne prendre que quelques exemples : le formulaire des épitaphes, des textes religieux, l’instrumentum, les documents émanant du pouvoir central ou révélant les structures politiques et sociales des cités, ils sont généralement abordés dans les chapitres correspondants de la partie 3 (respectivement : chap. 29, par L. Chioffi ; chap. 19 et 20 par M. Kajava et J. B. Rives ; chap. 31 par J. Edmondson ; chap. 15 par Gr. Rowe ; outre le chap. 13 de Chr. Schuler, le chap. 12 par H. Mouritsen qui fournit au demeurant une synthèse très stimulante pour les cités d’Italie et d’Occident). Parmi les thèmes classiques, la titulature impériale est discutée de manière éclairante dans le cadre de l’examen de la figure du prince et de ses pouvoirs par Fr. Hurlet (chap. 10), mais on ne trouvera nulle part de liste systématique, même abrégée, de la chronologie des empereurs et de leurs titres. De même, alors que les structures de gouvernement sont abordées par divers biais – prosopographie, administration de Rome et de l’empire – par Chr. Bruun (chap. 11, 14 et 22), il n’y a pas d’appendice comportant les fastes consulaires. Toujours par rapport aux traités classiques, on aura déjà relevé que l’onomastique ne fait pas en tant que telle l’objet d’une étude, mais les informations dispersées dans l’ouvrage et, surtout, l’un des appendices compensent à peu près cette absence. Inversement, l’intérêt d’une approche partant de questionnements proprement historiques ressort par exemple du chapitre sur l’armée rédigé par M. Speidel (chap. 16), où l’examen des « inscriptions militaires » permet à la fois une réflexion sur les spécificités de la pratique épigraphique propre à ce groupe et une introduction d’ensemble sur l’institution et la condition des soldats durant l’Empire.
Plusieurs contributions moins conventionnelles méritent d’être signalées. Le choix de consacrer un chapitre de synthèse à l’épigraphie d’époque républicaine (chap. 9 par O. Salomies) apparaît particulièrement bienvenu, car celle-ci est souvent abordée de manière marginale ou rapide, comme simple préalable à l’épigraphie impériale. De même, l’épigraphie de l’Antiquité tardive (iiie-vie s.) se voit réserver une place propre sous la plume de B. Salway qui, de manière brève mais efficace, peut mettre en évidence quelques évolutions des usages onomastiques ou des textes en lien avec le pouvoir et la vie publique par rapport à l’époque antérieure. Distance est prise ici avec la délicate définition d’une « épigraphie chrétienne », qualificatif qui est prudemment réservé aux documents, surtout funéraires, produits par les communautés chrétiennes et qui sont présentés par D. Mazzoleni dans la section sur la religion (chap. 21). L’ouvrage donne par ailleurs une place assez large aux réflexions sur le développement et sur les conditions de la pratique épigraphique (ou epigraphic habit), qui est en outre au centre d’un second chapitre signé par Fr. Beltrán Lloris. Ce dernier offre une utile synthèse sur les enjeux de ce problème, qui aurait pu mériter toutefois un traitement dissocié selon les régions envisagées, car il semble difficile de ne pas tenir compte, dans ce contexte, du rapport que les inscriptions latines ont pu entretenir avec l’épigraphie italique au moment de l’affirmation de la culture épigraphique romaine à la fin de la République[4]. Parmi les problématiques ayant suscité de nombreux débats ces dernières années, la literacy fait elle aussi l’objet d’une synthèse critique (chap. 34, J. Bodel). Autre aspect qui connaît un regain d’intérêt et qui donne lieu à un chapitre rédigé à six mains : la question des faux et des forgeries, essentiellement en Italie (chap. 3 : S. Orlandi, M.-L. Caldelli, G. L. Gregori) ; de même, la contribution sur l’apport des manuscrits (chap. 2 : M. Buonocore), à la fois brève histoire de la science épigraphique et présentation des principaux recueils entre le ixe et le xviiie siècle, est d’autant plus précieuse que les introductions usuelles l’évoquent d’habitude trop brièvement[5]. Enfin, l’aspect linguistique, central mais souvent laissé de côté ou simplement signalé en passant, fait l’objet d’une présentation complète et accessible par P. Kruschwitz (chap. 33), qui prend des distances avec la notion impropre de « latin vulgaire » et replace les questionnements dans le cadre des tendances de la sociolinguistique actuelle ; cette étude est complétée par les observations d’O. Salomies pour les textes républicains.
Ces chapitres viennent rehausser l’intérêt d’un ouvrage déjà riche en contributions plus classiques et qui pour la plupart remplissent leur contrat de proposer une synthèse à jour sur des thématiques où les inscriptions forment le noyau documentaire essentiel. On peut dès lors regretter que, dans cette veine, quelques autres aspects n’aient pas été développés ou envisagés plus précisément : ainsi, la paléographie des textes aurait pu trouver sa place, non pas tellement dans une optique purement technique ou utilitaire (cf. son lien, souvent ténu, avec la datation des textes), mais dans le cadre d’une réflexion sur la culture graphique du monde romain et sur son essor, ses spécificités et ses évolutions : on ne trouvera là que des observations éparses dans plusieurs contributions. Plus encore peut‑être, on regrettera que l’aspect matériel ou visuel soit souvent relégué au second plan, malgré la conscience affichée et globalement partagée que le texte épigraphique n’est souvent qu’une partie d’un ensemble monumental plus large. La belle synthèse de M. Horster sur les infrastructures édilitaires et sur l’évergétisme civique (chap. 24) établit justement la distinction entre les Bauinschriften proprement dites et les inscriptions à finalité honorifique, soulignant qu’il est rare de pouvoir insérer ces textes dans un contexte archéologique précis. Pourtant, les lectures contextuelles sont possibles dans de nombreux cas, et leur intérêt n’est que rarement relevé : on croit percevoir ici la persistance d’une tendance à privilégier la dimension textuelle des inscriptions. Plus qu’une négligence, c’est peut-être là un point aveugle dû à la répartition des contributions, pour un aspect que des chapitres de synthèses pouvaient aborder moins frontalement que ne l’ont fait par exemple des ouvrages récents comme celui de A. E. Cooley ou, dans un autre registre, celui de M. Cébeillac, M. L. Caldelli et F. Zevi.
Devant l’ampleur de la tâche et du résultat, il serait aisé de mettre en avant des omissions ou de souligner certains détails pouvant prêter à discussion. Ce serait sans doute assez malhonnête car le livre répond très largement à l’objectif qu’il s’était fixé, et va même au‑delà : offrir les outils indispensables pour se familiariser avec les inscriptions du monde romain et pour réfléchir aux spécificités de la culture épigraphique de celui-ci. Contre l’image d’une discipline poussiéreuse, ésotérique ou même dépassée, cet ouvrage, par sa présentation générale, réussit à trouver un équilibre entre méthodes éprouvées et problématiques innovantes, illustrant à merveille ce que peut (encore) l’épigraphie aujourd’hui.
Nicolas Laubry
[1]. Citons ainsi A. Buonopane, Manuale di epigrafia latina, Roma 2009 ; M. Cébeillac, M.‑L. Caldelli, F. Zevi, Ostia. Cento iscrizioni in contesto, Roma 2010 ; J. M. Lassère, Manuel d’épigraphie romaine, Paris 20113 ; A. E. Cooley, The Cambridge Manual of Latin Epigraphy, Cambridge 2012. Plus proche dans l’esprit mais beaucoup moins ample : J. Bodel dir., Epigraphic Evidence. Ancient History from Inscriptions, London‑New York 2001.
[2]. Au sein de cet ensemble, le chap. 17 (D. S. Potter), qui porte sur les rapports entre les inscriptions et le récit historique et qui examine la manière dont les sources épigraphiques et les sources littéraires élaborent une représentation des événements historiques selon leurs propres codes (un aspect de ce que l’on aurait appelé autrefois « épigraphie et littérature »), aurait peut-être gagné à être placé dans la première partie.
[3]. On s’étonne en outre de ne pas trouver de renvoi à S. Panciera, « What is an Inscription? Problems of Definition and Identity of an Historical Source », ZPE 183, 2012, 1-10. Voir A. E. Cooley, op. cit., p. 117 sq.
[4]. Voir, par exemple, Cl. Berrendonner, « L’invention des épitaphes dans la Rome medio-républicaine » dans M.-L. Haack éd., Écriture, culture et sociétés dans les nécropoles d’Italie ancienne, Bordeaux 2009, p. 181-201 (non cité dans la bibliographie).
[5]. L’ouvrage de I. Calabi, Limentani, Epigrafia latina, Milan 19914 est une exception notable.