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Les Vies des douze Césars de Suétone est un des textes les plus connus de l’Antiquité. Il a été lu et relu, édité dans bien des éditions, érudites ou destinées au grand public. On pouvait donc penser qu’il n’y avait plus grand-chose à dire sur ce texte. Sinon respecter l’absence ou la présence de « Divus », ce qui n’est pas le cas de tous les empereurs et de toutes les traductions…

Et bien, il n’en est rien ! Guillaume Flamerie de Lachapelle, maître de conférences de langue et littérature latines à l’Université Bordeaux Montaigne (ci-après GFDL), a réussi, dans l’édition qu’il donne aux Belles Lettres, dans la nouvelle et belle collection « Editio minor », à donner de l’écrivain un visage, sinon nouveau – ce qui serait difficile, voire impossible – du moins plus proche des données historiques actuelles que nous possédons. Son érudition est impressionnante, ses notes sont fort nombreuses.

GFDL a tout lu sur ce qui concerne son auteur (sa bibliographie est énorme, p. XLVII‑LIII)), il soupèse chaque hypothèse, choisit avec prudence et discernement, renvoie aux textes, à l’histoire des traductions de Suétone. Il a le mérite et l’originalité d’aller chercher aussi l’histoire de l’influence de Suétone dans l’étude d’Alain Choppin sur l’histoire des manuels scolaires en France depuis 1789 (p. XLIX) et sur sa place dans la fameuse collection Ad usum Delphini. De l’histoire des traductions rien ne lui échappe, sinon, peut-être, pour les Vies de Claude et de Néron, le volume 5, des Classiques en poche, publié en 1998… aux Belles Lettres. À moins que cette omission ne soit volontaire, car il s’agit d’une édition partielle.

Il a, pour sa part, largement modifié la traduction du texte d’Henri Ailloud, paru, en 1931-1932, dans la Collection des Universités de France, aux Belles Lettres, changé la ponctuation, coupé les longues phrases de l’historiographe en plusieurs phrases qui rendent la lecture plus aisée. Bref, il a « dépoussiéré » Suétone.

En veut-on quelques exemples ? On les choisira tirés des règnes de Claude et de Néron.

Quand Auguste épousa Livie, elle était enceinte de six mois déjà. Elle mit donc au monde, trois mois après son mariage, Drusus, le père de Claude. Le vers (grec) suivant fut alors à la mode : TOIS EUTUKHOUSI KAI TRIMENA PAIDIA. (1,1). Là où l’ancienne traduction donnait : « Les gens heureux ont même des enfants en trois mois. » GFDL écrit : « Avec de la chance, on a même des enfants en trois mois. » Ce qui n’est pas la même chose, dans la mesure où la traduction d’EUTUKHOUSI par « heureux » peut prêter à confusion.

Autre exemple à propos d’un passage fameux en 21,6/13 Ailloud/. Voici le texte : « Quin et emissurus Fucinum lacum naumachiam ante commisit. Sed cum proclamantibus naumachiariis : « Have imperator, morituri te salutant ! » respondisset : « Aut non ! » neque post hanc uocem quasi uenia data quisquam dicare vellet, diu cunctatus an omnes igni ferroque absumeret, tandem e sede sua prosiluit ac per ambitum lacus non sine foeda uacillatione discurrens partim minando partim adhortando ad pugnam compulit. » Passage célèbre, car cette phrase qui traîne à longueur de péplums et qui est devenue l’introduction obligée à tout combat de gladiateurs, n’a été prononcée qu’une fois, justement à l’occasion de cette naumachie ! Une fois chez Suétone et des milliers de fois au cinéma. Preuve de l’influence de l’historien… Mais revenons à la traduction du texte : Chez l’un : « Bien plus, avant de lâcher les eaux du Fucin, il y donna un combat naval ; mais lorsque les combattants s’écrièrent : « Ave, imperator ! ceux qui vont mourir te saluent ! », il répondit : « Qui vont mourir ou pas ! » : à ces mots, sous prétexte qu’ils venaient d’obtenir leur grâce, aucun d’eux ne voulut plus se battre ; alors, il fut longtemps à se demander s’il ne les ferait pas tous périr par le fer et par le feu, puis enfin il bondit de sa place et courant çà et là autour du lac, non sans tituber de façon ridicule, soit par des menaces soit par des exhortations, il les décida au combat. » Voilà comment traduit GFDL : «  Bien plus, avant de faire se déverser les eaux du lac Fucin dans un canal, il organisa une naumachie. Mais comme au cri « Salut, empereur, ceux qui vont mourir te saluent » poussé par les combattants de la naumachie, il avait répondu : « Ou bien non ! », personne ne voulut plus combattre après ces derniers mots, car ils prétendaient qu’on leur avait fait grâce. Après s’être longtemps demandé s’il ne devait pas tous les anéantir par le fer ou par le feu, en fin de compte, il bondit de son siège pour courir autour du lac sans se départir de son boitillement lamentable et les amena à combattre en alternant menaces et encouragements. »

Traduction de tous les mots (pourquoi avoir laissé « Ave » dans la traduction d’Ailloud ?), précision supplémentaire (« dans un canal », « son boitillement »), traduction plus précise (« empereur », « amena au combat », « encouragements »), concision qui reprend celle du texte (« Ou bien non ») : on aura là un bon exemple du dépoussiérage du texte et de la recherche d’un mouvement de la phrase qui en épouse au plus près les péripéties.

Au chapitre 25,4/11 Ailloud la fameuse phrase qui a fait couler un flot d’encre (et parfois quelques commentaires naïfs) : « Iudaeos impulsore Chresto assidue tumultuantes Roma expulit » est traduite par : « Il chassa de Rome les Juifs qui s’agitaient (là où la traduction précédente écrit « qui se soulevaient ») sans cesse à l’instigation de Chrestus. » (Là où la traduction précédente écrit : « d’un certain Chrestos »). Outre que « un certain » n’est pas dans le texte latin, il s’agit, bien entendu, des Juifs de Rome que trouble, dans les synagogues et ailleurs, l’élément judéo‑chrétien. GFDL a raison de lever l’ambiguïté.

Encore un exemple, tiré, cette fois, de la Vie de Néron : Le fameux passage où l’empereur est soupçonné d’inceste : «  Olim etiam quotiens lectica cum matre veheretur, libidinatum inceste ac maculis uestis proditum affirmant ». Plutôt que : « On assure même que, jadis, chaque fois qu’il allait en litière avec sa mère, il s’abandonnait à sa passion incestueuse, et qu’il était dénoncé par les traces de ses vêtements », GFDL a préféré : « On assure même qu’avant cela, chaque fois qu’il se promenait en litière avec sa mère, il assouvissait son fantasme d’inceste, que dénonçaient des taches sur ses vêtements. » Or, le texte latin s’inscrit, dans le chapitre 28, à la fin d’un développement sur les mœurs de Néron. Même si l’assassinat d’Agrippine est raconté plus loin (en 34), il est clair qu’elle est déjà morte, puisque Néron a une concubine qui lui ressemble trait pour trait, d’où les rumeurs. Le « jadis » trop vague de la première traduction est avantageusement remplacé par « avant cela », c’est-à-dire avant que l’empereur ait choisi cette concubine. Mais là où la traduction de GFDL est infiniment meilleure, c’est dans l’emploi d’un mot, certes anachronique, mais combien plus révélateur que « passion incestueuse », c’est-à-dire : « fantasme d’inceste ».

On pourrait multiplier les exemples. Il est clair qu’une des nouveautés de cette nouvelle édition réside dans le plaisir de la lecture.

La très longue et vigoureuse introduction (pp. IX-XLVI) fait le point sur tout ce que l’on sait sur l’historien. Par ce qu’en ont dit ses contemporains et aussi par ce qu’il nous en dit lui-même.

Il rappelle, dans la Vie de Domitien (12, 2 et non pas comme il est indiqué en page XI, 13,2) avoir assisté fort jeune (« adulescentulum ») à la vérification par un procurateur de la judéité d’un vieillard de 90 ans, judaïté prouvée par sa circoncision. Il s’agit, sans doute, d’un Juif qui a tenté d’échapper au fiscus iudaicus, impôt imposé à tous les Juifs de l’Empire par Rome après la guerre de Judée. Plus tard, vingt après la mort de Néron, donc en 88, quand apparaît, chez les Parthes, un faux Néron (Vie de Néron, 57,2), c’est encore un jeune homme (« adulescente me »). L’épisode se serait donc passé quelque temps après celui du contrôle du fiscus iudaicus, qui a dû avoir lieu entre 81 et 88. Bref Suétone a dû naître vers 70, à Rome ou en Afrique, à Hippone. Après une brillante carrière, il disparaît après 140. A-t-il vécu encore une vingtaine d’années, comme le suggèrent certains critiques ? On n’en a aucune preuve assurée.

Cette introduction fait aussi le lit des critiques propagées, durant des siècles, par de mauvaises langues : les approximations historiques, la naïveté de l’historien, sa superstition, son goût complaisant pour le détail scandaleux, voire obscène. Bref, face au grave et austère Plutarque, il ne soutiendrait pas la comparaison. Mais malgré – ou à cause – de ces défauts et de la « condescendance » (le mot est de GFDL) avec laquelle on l’a traité, Suétone n’a pas cessé d’être édité, traduit, lu et relu.

Mais le plus grand mérite de GFDL, me semble-t-il, est ailleurs : il tente de répondre à la question qu’on pose rarement : pourquoi avoir tant lu Suétone ? Pour les passages graveleux ? Un peu, sans doute, dans les siècles passés, alors qu’on s’interdisait souvent d’en donner la traduction, sinon en l’édulcorant. Pour avoir une bonne connaissance historique des règnes évoqués ? Un livre d’histoire romaine aurait suffi. Pour GFDL, il faut chercher la raison dans le caractère « humain » de ces portraits. Le lecteur sort de sa lecture, avec l’impression de bien les connaître tous ces Césars, d’en être devenu le familier. On ne peut s’empêcher, parfois, malgré les « horreurs » que l’historiographe écrit sur leur compte, de les regarder d’un œil amical et non pas – comme autrefois – à l’aune d’une morale aujourd’hui dépassée, car anachronique.

Ce sont des Vies, pleines de chair et de sang et il faut rendre grâce à GFDL de nous les avoir livrées, fraîches et colorées.

Claude Aziza