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Le livre qu’Heikki Solin offre à Marco Buonocore, nous dévoile l’histoire des deux collections d’inscriptions les plus célèbres de la Renaissance, celle du palais et de la vigne du cardinal Rodolfo Pio da Carpi composée entre 1540 et sa mort survenue en 1564, qui coïncide avec sa dispersion,  et celle de la famille Farnèse commencée sous le pape Paul III et poursuivie sous les cardinaux Alessandro et Odoardo ( 1573-1626); cette dernière fut considérablement augmentée grâce au legs de Fulvio Orsini, bibliothécaire du palais Farnèse, à sa mort en 1600. L’ensemble de la collection épigraphique et plus généralement d’antiques, fut transportée à Naples, où l’on peut encore l’admirer aujourd’hui au Museo archeologico de la cité parthénopéenne.

En étudiant le « cycle de vie » des inscriptions, de la plus modeste à la plus prestigieuse, comme l’inscription de Glycon sur la base de l’ Hercule Farnèse, Solin rédige aussi une page importante de la Classical Scholarship ; ainsi, en suivant les pérégrinations du célèbre « congio Farnèse » en  bronze portant un texte épigraphique, on découvre les collections et les intérêts pour les objets antiques de célèbres érudits collectionneurs tels que Angelo Colocci, Alessandro Corvini, Achille Maffei qui étudièrent le précieux vase avant qu’il ne rejoigne  la collection Farnèse.

Le grand intérêt du livre de Solin est d’écrire  l’histoire des textes épigraphiques en exploitant toutes les sources à sa disposition, rarement étudiés toutes ensemble, et de croiser ainsi des informations contenues dans les lettres des érudits, les inventaires de collections mais aussi les testaments et les récits de voyage qui nous livrent souvent des textes plus complets que ceux qui sont conservés aujourd’hui ; ces sources nous dévoilent des pans méconnus de l’histoire culturelle d’une res publica litterarum internationale composée d’érudits, de prélats et d’antiquaires mus par la même passion pour l’antiquité et qui se retrouvaient avec un plaisir non dissimulé  précisément dans les jardins de Carpi ou au palais Farnèse. L’auteur décrit en détail les pratiques savantes de ces érudits qui sans relâche échangeaient entre eux des copies d’inscriptions et qu’ils cherchaient à éclairer grâce aux textes des auteurs anciens qu’ils étaient en train d’éditer, jetant ainsi les fondements de ce qui allait devenir, au XIXe siècle la philologie classique.

Cette étude soignée de l’activité épigraphique des humanistes, dont l’importance était déjà connue des éditeurs du Corpus inscriptionum latinarum (CIL), ne doit pas faire perdre de vue que le but de Solin est celui de l’historien du monde antique ; c’est ce que révèle la confection d’un catalogue très utile des inscriptions dans lequel les témoignages des humanistes servent avant tout à éclairer les problèmes de caractère textuel et à corriger dans certains cas les leçons du CIL. Il s’agit là d’une nouveauté par rapport au travail des éditeurs du CIL qui avaient dû se contenter de citer les témoins manuscrits de la Renaissance, constitués par les syllogae des érudits et d’un grand bénéfice pour tous ceux qui utilise l’épigraphie dans leurs recherches.

Tout comme ses prédécesseurs du CIL, Solin aborde la question épineuse des falsae qu’il ne confond toutefois pas avec les alienae, c’est-à-dire les inscriptions authentiques qui furent « déplacées » de leur contexte originel et par conséquent complètement négligées par les chercheurs ; en effet, tout comme les falsae, ces inscriptions furent marquées du même astérisque que les falsae, auxquelles elles furent dès lors assimilées malgré leur différence ontologique. Solin s’interroge longuement sur les motivations des faussaires et notamment le plus célèbre d’entre eux, Pirro Ligorio :  qui cherchait-il à tromper quand il gravait sur pierre des textes dont la plupart étaient d’ailleurs conservés dans les collections de Carpi ? Cherchait-il à combler le vide laissé par l’action du temps ou voulait-il tirer quelque profit du prélat ? Même s’il n’existe pas de réponse sûre un univoque à ces questions, les pistes ouvertes par Solin nous permettent d’envisager autrement une pratique si décriée dans le CIL mais qui nous apprend beaucoup sur la mentalité des érudits et antiquaires de l’époque et en particulier sur l’idée qu’ils se faisaient de l’antiquité. Tenir compte du « contexte », voilà le plus grand enseignement du livre de Solin, qui étudie les inscriptions anciennes dans le contexte des deux grandes collections de la Renaissance. Une démarche qui fait écho au titre du livre récent d’Andrea Carandini, La forza del contesto, qui identifie avec une lucidité extraordinaire l’importance qui consiste à insérer chaque source (archéologique mais pas seulement) dans le contexte historique où elle fut créée mais aussi dans ceux qui l’accueillirent au fil du temps, dans lesquelles placée jusqu’à nos jours. Ainsi, reconstruire, comme l’a fait Solin, le cycle de vie des inscriptions signifie donc identifier chaque étape de leur histoire et les placer dans des contextes de « situations » dans lesquels se déclenchent leur fonction de dispositif de communication d’un message écrit. Jamais toutefois, comme on l’a dit, Solin ne perd de vue que l’identification du contexte antique et originel de chaque monument demeure la finalité principale de son métier d’historien qui étudie les sources épigraphiques. Dès lors, l’approche heuristique le savant finlandais nous propose s’avère efficace, qui consiste à reconstruire à rebours l’histoire de chaque objet épigraphique en partant du lieu où il est conservé actuellement, ou, le cas échéant, en partant des collections où il apparut pour la dernière fois, notamment celles de Carpi et de Farnèse, pour nous mener, idéalement au contexte ou « situation » pour lequel il fut produit dans l’antiquité.

 

Ginette Vagenheim, Université de Rouen, Département des langues anciennes, Institut de Latin

Publié en ligne le 25 juillet 2023