Les quelque mille aphorismes classés d’après l’initiale de leur premier mot et transmis sous le titre traditionnel de Γνῶμαι μονόστιχοι ne font assurément pas partie des textes que les antiquisants ont l’habitude de lire ou d’étudier. La meilleure preuve en est qu’il a fallu attendre 2022 et l’heureuse initiative de Janick Auberger, secondée par Michel Casevitz, pour bénéficier enfin d’une traduction française de ce recueil, ou plutôt de ces recueils, car la genèse de cet ensemble d’apophtegmes est malaisée à retracer. La première illusion à dissiper concerne le nom de Ménandre : il fait plutôt figure de patronage glorieux, puisqu’au total, seules quelques dizaines de vers sont en fait sorties de son calame. Mais les difficultés vont bien au-delà de l’attribution de ces sentences et concernent aussi la constitution du corpus. À la suite de Carlo Pernigotti en effet, et contrairement à Siegfried Jäkel, à qui l’on doit le volume paru dans la « Bibliotheca Teubneriana », les traducteurs ne croient pas qu’il ait jamais existé un archétype dont seraient issus, à un degré ou à un autre, tous les manuscrits parvenus jusqu’à nous. Le corpus se serait plutôt constitué au fil du temps par corrections, ajouts (et retranchements) successifs de maximes trouvées ailleurs ou forgées pour l’occasion, suivant le but poursuivi par chaque lettré s’appropriant en son temps la matière qu’il hérite : il faut donc plutôt parler de corpora variés, conçus par une série d’érudits à diverses époques pour répondre à des objectifs spécifiques (moraux, littéraires, didactiques…). C’est la raison pour laquelle, au lieu d’un corpus unitaire censément représentatif d’un canon de maximes, les traducteurs ont préféré reproduire un corpus principal, somme des vers conservés dans les papyri et manuscrits ayant subsisté et, à sa suite, les trois anthologies individuelles dont nous avons connaissance : celles de Grégoire de Nazianze (IVe siècle), Maxime Planude (XIIIe-XIVe siècle) et Georges Hermonyme de Sparte (XVIe siècle). À cela s’ajoutent quatre versions des Comparaisons entre Ménandre et Philistion, réécritures d’une sorte de dialogue imaginaire, qui tourne parfois à la joute verbale, avec Philistion. Derrière ce dernier, certains ont reconnu un mimographe de l’époque d’Auguste. Les traducteurs, destinant leur ouvrage à un public assez large, ont en revanche exclu les sentences trop fragmentaires et celles qui n’existent plus que dans une tradition en slavon ou en arabe.
L’introduction, remarquable de clarté et de concision, rappelle la carrière du vrai Ménandre et retrace, dans la mesure du possible, les grandes étapes de la vie éditoriale des Sentences.
La traduction se fonde, à quelques variations près, sur le texte de Pernigotti pour les Sentences, et sur celui de Jäkel pour les Comparaisons, que le savant italien n’a pas éditées. Les notes infrapaginales, lapidaires, proposent le plus souvent des loci communes, parfois un texte et/ou un sens alternatif, ou l’exégèse d’une formule, d’un mot au sens peu obvie, la justification d’un choix de traduction. Les considérations métriques sont plus rares, ce qui est logique en l’absence du texte grec.
Nous avons nous-même été confronté au défi de traduire des Sentences, celles qui sont attribuées au bibliographe Publilius (Ier siècle av. J.-C.), parfois considérées comme le pendant latin des Γνῶμαι μονόστιχοι. À ce titre, nous partageons entièrement les considérations émises avec une grande humilité par les deux traducteurs concernant la difficulté de la tâche, en l’absence de tout contexte permettant d’éclairer la visée de telle ou telle pensée. Malgré cet inconvénient de taille, le résultat est ici digne d’éloge : sans parler de l’exactitude qui caractérise l’ensemble de la traduction, la brièveté de certaines maximes, parfois proche de la brachylogie, a été scrupuleusement conservée. Un autre mérite éminent de la traduction est sa cohérence, puisqu’une même expression est toujours rendue de la même façon, ce qui laisse bien entrevoir comment certaines maximes ont pu redoubler, modifier voire renverser une formulation préexistante. Une tendance occasionnelle semble avoir consisté à adopter des tournures actuelles (par exemple *570a : Οὐκ ἔστιν εὑρεῖν ἄθλιβον βροτοῖς βίον, « Impossible de trouver chez les mortels une vie sans pression » ; aux nos 767 et 816, οἱ κάλοι est rendu par « belles personnes »). Faut‑il le regretter ? C’est au contraire une excellente manière de montrer que cette sagesse populaire a des prétentions – légitimes, comme le prouve le parcours des Maximes – à l’immortalité ou du moins à la pérennité : quelle meilleure illustration que la transposition dans la langue qui nous est la plus proche ?
Nous souhaiterions à présent évoquer quelques obstacles à l’intelligibilité des gnômai, qui résultent de trois orientations suivies par les traducteurs, pleinement légitimes, empressons-nous de le dire :
a) Quand une formulation est obscure à cause de l’état du texte manifestement corrompu, les auteurs ont souvent choisi de restituer cette version peu compréhensible au lieu d’adopter une conjecture qui aurait offert un sens satisfaisant, comme pour la sentence 677 (†Πλάναισι τὸ ζῆν πᾶς διοικεῖται βίος†) : « Toute vie gère l’existence avec des erreurs. » Certains seront peut-être frustrés de ne trouver aucune lecture alternative en bas de page.
b) La même remarque pourrait être formulée quand le sens littéral ne pose pas de problème, mais que l’interprétation est délicate, par exemple pour la sentence 852 (Ὡς χαρίεις ἐστὶν ἄνθρωπος, ὅταν ὑιὸς ᾖ) : « Comme un homme est charmant, quand il est un fils. » Là encore, le parti pris par les auteurs se conçoit fort bien, mais nous ne pouvons nous empêcher de penser que plusieurs lecteurs auraient aimé saisir de quoi il est question.
c) Des tournures privilégiées pour rester au plus près du texte grec peuvent déconcerter. Ainsi pour la sentence *633a (Πενίαν οὐ πᾶς, αλλ’ ἀνὴρ σοφὸς φέρει) : « Tout homme ne supporte pas la pauvreté, sauf l’homme sage », qu’on aurait mieux comprise ainsi : « Ce n’est pas tout un chacun, mais le sage, qui supporte la pauvreté. » Ailleurs cette volonté de suivre l’original aboutit à des résultats un peu gauches, comme pour la sentence 489, où εἰς τέκνα aurait pu être rendu de façon plus idiomatique : « Bienheureux qui a réussi quant à ses enfants » (Μακάριος ὅστις εὐτύχησεν εἰς τέκνα) ; de même à la p. 180 (no 786) : « nous faisons des méfaits. »
Mais nous n’avons passé que trop de temps sur ces vétilles. L’essentiel est ailleurs, dans ce nouvel instrument particulièrement bienvenu que fournit la collection « La Roue à livres », inlassable diffuseur de textes peu connus voire, comme celui-ci, inédits dans notre langue. À n’en pas douter, les deux traducteurs ont droit à la plus grande reconnaissance des antiquisants et des amateurs éclairés. Les uns et les autres ne doivent cependant pas, précise la stimulante postface de J. Auberger, lire ces aphorismes comme un trésor de sagesse. Loin d’adhérer pieusement à l’adage selon lequel « Les avis les meilleurs sont ceux des anciens » (no 158), la traductrice met en effet en lumière le caractère rétrograde de certains aphorismes et se demande finalement : « À quand une nouvelle compilation aux couleurs du XXIe siècle ? ».
Guillaume Flamerie de Lachapelle, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 595-597.
[1]. C. Pernigotti éd., Menandri Sententiae, Florence 2008.
[2]. S. Jäkel éd., Menandri Sententiae. Comparatio Menandri et Philistionis, Leipzig 1964.
[3]. G. Flamerie de Lachapelle, Publilius Syrus. Sentences, Paris 2011 (c’est l’occasion d’exprimer ici ma reconnaissance à M. Casevitz qui accueillit cet ouvrage dans la collection « Fragments » dirigée par lui). Sur les liens possibles entre les deux recueils, grec et latin, voir par exemple K. Kalbfleisch, « ΜΕΝΑΝΔΡΟΥ ΓΝΩΜΑΙ », Hermes 63, 1928, p. 102 ; C. M. Lucarini, « Publilio Siro e la tradizione gnomologica » dans M. S. Funghi ed., Aspetti di letteratura gnomica nel mondo antico, Florence 2003, t. I, p. 225-239.
[4]. Nous laissons de côté les inévitables coquilles, d’ailleurs rares, à l’exception de deux d’entre elles qui peuvent gêner le lecteur dépourvu du contrôle permis par le texte grec. No 265 (p. 32 et 193), ajoutez une « s » et lisez : « Chez les êtres d’abord amènes, il y a une sorte de grâce ». Dans la Comparatio, II, 180 (p. 152), ce n’est plus une « s » manquante, mais superflue, qui transforme ce qui eût dû être un futur antérieur (« les alentours que j’aurai achetés », pour traduire le participe futur ἀγοράσων) en un conditionnel passé (« j’aurais achetés »).