La question que pose la publication de cette rencontre qui s’est tenue à la Humboldt Universität à Berlin en 2013 est décisive pour la compréhension du passage de la République romaine à l’Empire. Elle revient en effet à explorer comment se sont modifiées et profondément transformées les références et les pratiques politiques de l’aristocratie romaine sous l’apparente continuité de ses principes et de ses valeurs. L’interrogation est ancienne et les réponses qui lui furent apportées n’ont pas manqué, à commencer par cette notion de dyarchie que Mommsen avançait pour rendre compte des relations entre le Prince et le Sénat. Le recours à une analyse sémantique des notions définissant le pouvoir apparaît cependant comme un des moyens les plus pertinents pour installer une réflexion sur les mécanismes à l’œuvre. On comprend facilement que si la fin de la République consistait en une crise sans alternative selon la formule célèbre de Christian Meier, l’issue s’en trouvait dans la permanence des signifiants appliquée à un changement des signifiés, pour le dire en termes saussuriens. Cette rencontre avait sans doute cette ambition. Sa publication regroupe en 513 p., 14 contributions, accompagnées d’un index des personnes anciennes et modernes, des concepts et des sources.
La problématique d’ensemble est posée par Marian Nebelin (Zur Einführung Semantische Kämpfe in Rom? p. 9-52) qui l’insère dans la tradition ancienne de l’étude du vocabulaire politique, mais qui lui donne une perspective épistémologique de plus haute envergure en mobilisant le concept de conflits sémantiques proposé par R. Koselleck. Il permet en effet de prendre en compte les différences d’emploi qui affectent les notions centrales d’une culture (à Rome, res publica ou libertas, par exemple) sous l’effet des revendications politiques. Il situe ainsi les variations sémantiques du vocabulaire dans le contexte sociologique des transformations politiques et sociales. Il s’applique en même temps aux autres dimensions sémiotiques de la culture politique (rituels, pratiques, lieux de mémoire) dont il complète les instruments d’analyse. Il impose cependant de bien identifier non seulement les signifiés mais aussi les positions des énonciateurs.
Les contributions qui suivent ne répondent pas immédiatement à ce programme de recherche. Pour commencer, Christof Dipper (Reinhart Kosellecks Konzept «semantischer Kämpfe» p. 55-72), approfondit l’histoire de ce concept des conflits sémantiques que R. Koselleck a élaboré dans le contexte de ses travaux sur les Lumières. Il en précise la définition, notamment au travers de la notion de concepts opposés (Gegenbegriffe ou Feindbegriffe) et leur lien avec celles du domaine de l’expérience (Erfahrungsraum) et des horizons d’attente (Erwartungshorizont). La question qui se pose étant aussi celle de la pertinence de ces notions pour l’étude des sociétés pré-modernes.
Certains contextes d’opposition politique étaient ainsi susceptibles de créer les conditions d’un conflit sémantique. Deux contributions en font la démonstration.
Martin Jehne (Die Chance eine Alternative zu formulieren, und die Chance, eine Alternative zu verwirklichen. Das Sagbare und das Machbare im republikanischen und augusteischen Rom p. 73-101), prend pour exemple le discours de Cicéron pro lege Manilia pour faire apparaître les conditions d’un conflit sémantique. Reprenant les arguments des protagonistes, Hortensius et Lutatius Catulus hostiles à la loi d’une part, et, d’autre part, Cicéron lui-même qui lui était favorable, il montre la nécessité pour ce dernier d’aller chercher des arguments en dehors du débat précis qui portait sur la validité de la concession de pouvoirs exceptionnels à Pompée tant cette proposition pouvait sembler contraire au mos. Ce qui était faisable n’était pas ici énonçable. Il n’était pas question de Gegenbegriffe, mais d’argumentations opposées, révélatrices de positions à la légitimité inégale, mais susceptible, pour celle dont Cicéron défendait la nécessité, de créer un précédent novateur.
Kurt A. Raaflaub (The «Denial of Civil War»: Late Republican Responses to Civil War in Language, Ideology, and Politics p. 105-126) analyse les effets sémantiques de l’impossibilité d’énoncer la guerre civile. À la différence des historiens grecs, les narrateurs romains décrivent les faits de l’intérieur du conflit et selon des critères moraux. Le déni de la division oblige à considérer l’adversaire comme un ennemi de la communauté et à l’en exclure. César est ainsi conduit à réserver le terme de clementia qui renvoie à la toute-puissance, à l’attitude qu’il adopte à l’égard des peuples soumis et à ne pas l’employer pour les citoyens qu’il épargne. Il évite ainsi d’apparaître comme un tyran, mais ses adversaires Cicéron et Caton ne s’y trompent pas et dénoncent sous ce même terme la position que le dictateur a prise.
Ces deux contributions inscrivent les usages de certains termes ou notions dans le contexte d’un conflit plus qu’elles n’en prennent en compte les variations sémantiques. Même si la démarche n’est pas directement associée aux concepts proposés par R.Koselleck, elle marque toutefois les possibilités ou les impossibilités d’emploi de certaines notions dans un contexte de conflit et de recherche d’une adhésion ou d’une légitimité. La question et sans doute la difficulté principale tient en effet au fait que les conflits de la fin de la République et du début de l’Empire s’inscrivent dans des structures sociales et de représentation complexes. Les termes qui les définissent sont déjà porteurs de significations riches et diverses. Il faudrait pouvoir isoler les variations dont ils sont l’objet dans le contexte de la transition, des autres sens dont ils sont les signifiants et qui renvoient à d’autres réalités ; concentrer l’attention sur les changements plus que sur les termes qui les expriment.
La contribution d’Egon Flaig (Plebs und Princeps. Neue Praktiken und semantische Restrukturierungen im frühen Prinzipat p. 157‑186) emprunte elle aussi une démarche d’analyse globalisante et l’applique au processus qu’il a déjà bien décrit dans des publications antérieures, de construction de la légitimité impériale par l’adhésion du Sénat, de la plèbe urbaine et de l’armée. Dans ce contexte, il identifie certaines des variations sémantiques que ces déplacements des références civiques aux références personnelles entraînent : la maiestas du peuple romain vient s’exprimer dans la dignitas impériale par exemple, l’ennemi intérieur se définit comme parricida et non pas comme hostis. D’une façon générale, une nouvelle sémantique des pratiques politiques d’interaction se met en place.
Marian Medelin (Semantischer Extremismus? Asymmetrische Gegenbegriffe in Rom zwischen Republik und Prinzipat p. 187‑298) en revanche s’inscrit complètement dans la problématique générale qui anime la rencontre. Après quelques rappels sur la notion de crise, elle souligne la nécessité pour les protagonistes d’acquérir des positions dans le conflit social et politique. Des concepts opposés (Gegenbegriffe), tels qu’ils apparaissent chez Cicéron et Salluste, viennent les définir et structurer les oppositions. Mais ils le font de façon asymétrique puisque les uns sont revendiqués et intègrent ceux qu’ils désignent quand les autres sont réservés à l’adversaire et ont pour effet de les exclure. La violence des antagonismes se retrouve alors dans les emplois et les déplacements de sens : le couple bonus/improbus est remplacé par le couple bonus/malus, un résultat plutôt modeste cependant pour une analyse aussi ambitieuse. On retiendra malgré tout que l’escalade sémantique accompagne l’escalade des instruments de la guerre civile pour toutefois s’apaiser puisque les emplois qui en sont faits chez Velleius Paterculus notamment prennent une valeur historiographique.
La même démarche est à l’œuvre dans les contributions de Claudia Tiersch (Optimates und Populares als politische Kampfbegriffe? p. 333-357 ), M. A. Robb (Seditio and seditiosi: Political Opposition and Violence in the Works of Cicero p. 359-372) et Christoph Lundgreen (amicus – inimicus – hostis. Die Philippischen Reden Ciceros und der Umgang mit radikale Devianz p. 373-415). Cl. Tiersch reprend la distinction entre optimates et populares telle que Cicéron la construit dans le Pro Sestio pour en faire des concepts opposés, à l’asymétrie telle que le premier groupe comprend tout le monde et qu’il ne reste plus personne pour le second. Une telle volonté pacificatrice et unificatrice est cependant bien isolée. M. A. Robb confirme cette première analyse et insiste sur l’emploi de seditio et de seditiosus comme moyen de distinction et d’exclusion supplémentaire. Christoph Lundgreen examine le processus de radicalisation du discours de Cicéron à l’intention d’Antoine dans l’escalade sémantique que révèlent les emplois d’amicus puis inimicus puis hostis.
Ces quatre contributions qui précèdent s’inscrivent directement dans cette problématique qui consiste à analyser les modifications sémantiques qui se produisent dans le vocabulaire politique dans un contexte de conflit. Inspirées des concepts proposés par R. Koselleck, elles permettent de saisir un processus de déplacement sémantique qui passe par des emplois de certains termes ou des modifications de leur signifié, généralement dans le sens d’une plus grande violence. Il est le fait des protagonistes du conflit qui, en prenant position, développent des concepts opposés asymétriques, les uns inclusifs, valorisants et tendant à définir le groupe des alliés du locuteur, les autres exclusifs et visant à écarter ses adversaires. La démarche est intéressante parce qu’elle vise à rendre compte à la fois des contextes politiques du conflit, des formes et de la dynamique de son expression. On notera cependant qu’une telle analyse n’est possible que si d’une part, le vocabulaire employé est celui d’un groupe homogène de personnages occupant des positions semblables dans la société et que d’autre part, il soit tiré d’un même type de discours afin que soient écartées les variations qui pourraient provenir des différences de condition sociale ou d’enjeux d’énonciation.
Faute d’être respectées ces conditions aboutissent à des conclusions décevantes. C’est le cas en particulier de la contribution de Jan Timmer (Freundschaft, Patronage und die Sprache des Vertrauens p. 127-153) qui envisage que l’évolution de la société aristocratique romaine à la fin de la République aurait pu conduire à des changements sémantiques dans la notion de fides. Après avoir expliqué ce fait pourtant déjà bien connu que la confiance est une vertu cardinale de cette société, il est amené à constater que la situation de crise ne conduit pas à de tels changements. De fait, la confiance s’actualise dans les relations de don et de contre-don dont les principes demeurent inaltérés même si les hiérarchies de pouvoir évoluent dans le sens de la concentration. La réalité sociologique demeure. La lecture de la correspondance de Cicéron le prouve, étudiée notamment par E. Deniaux et d’autres dont Jan Timmer semble ignorer les travaux.
Les autres contributions empruntent un chemin beaucoup plus classique puisqu’elles ont pour objet de suivre l’évolution de concepts pris pour eux-mêmes sans en articuler précisément l’étude avec les tensions et les prises de position des protagonistes. Paul M. Martin (L’évolution de la notion de regnum entre la République et le Principat p. 299-330) examine ainsi le sort de la notion de regnum, son emploi, sa portée et son évolution dans le contexte nouveau de la monarchie. Andrew Lintott (Provocatio in the Second Century BC p. 419-426) reprend l’histoire du concept de provocatio. Valentina Arena (The Statue of Marsyas, Liber and Servius: an Instance of Ancient Semantic Battle? p. 427‑456) met fin à la vieille idée qui ne repose sur rien selon laquelle la statue de Marsyas aurait fait référence à la libertas. Henriette van der Blom (Novitas between Republic and Empire p. 457-478) analyse moins la notion de novitas qu’elle ne fait –de façon très utile au demeurant- le bilan des individus susceptibles de répondre à cette notion.
En résumé, la lecture de ce volume laisse une impression mêlée. L’idée de départ qui a conduit à l’organisation de cette rencontre consistait à vérifier la pertinence pour l’étude de la crise de la fin de la République de ce processus proposé par R. Koselleck de structuration du conflit en concepts opposés et asymétriques, inclusifs et exclusifs. Les contributions qui traitent véritablement le sujet offrent une confirmation intéressante, mais à l’application limitée. Elles conduisent cependant à reconnaître dans les affrontements sémantiques une escalade comparable à l’escalade dans l’usage des autres armes de la guerre civile : moyens financiers, concentration des alliances, etc… D’une façon générale, le discours politique connaît alors une hystérisation analogue à celle des pratiques qui marque la violence de ces années de transition. Si la crise n’avait pas d’alternative, elle trouvait néanmoins une solution dans la pacification de concepts et leur réception dans l’Histoire. Mais – l’absence de conclusion en est un signe – l’état des sources et probablement aussi un partage inégal des objectifs à atteindre n’a pas permis de faire de ce processus tel qu’il est étudié dans ce volume, l’instrument qui permettrait de rendre compte de cette transition essentielle du conflit politique en conflit culturel.
Jean-Michel David, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne
Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 691-694