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Choisissant comme point de départ de son étude de l’esclavage dans la cité grecque une discussion jugée insignifiante par les convives du banquet des deipnosophistes d’Athénée à propos de l’esclavage en présence des esclaves de leur hôte Larensis qui les servent Paulin Ismard se fixe comme objectif la visibilité de l’économie réelle, matérielle et symbolique de l’esclavage athénien en l’abordant sous une multiplicité de facettes qui doivent rendre compte de l’institution servile et non de la vie des esclaves dans l’Athènes classique. En mettant au premier plan une approche anthropologique (genre, parenté ou leur absence), Paulin Ismard propose d’approcher au plus près une histoire de l’esclavage et de l’agentivité des esclaves. L’exercice montre que l’esclavage ne peut être défini comme un tout uniforme mais qu’il doit, en raison même de la diversité de ses manifestations, être perçu et analysé comme un phénomène polyvalent de la dépendance.

S’il s’attache à comprendre ce qui fait l’originalité de l’esclavage athénien, l’auteur n’en oublie pas pour autant son caractère intemporel dans le fait que, si ce dernier est lié à un moment de l’histoire de l’humanité, il n’en a pas moins continué à hanter et influencer les cultures occidentales pour être encore aujourd’hui un élément de discorde au sein de nos sociétés modernes. En effet, dès l’époque classique, la définition de l’esclave relève d’une ambiguïté qu’Aristote formalise dans la Politique lorsqu’il définit l’esclave comme un bien ayant une âme (ktêma ti empsuchon), ce qui souligne à la fois son appartenance à la catégorie des biens (ktêmata) de l’oikos et à celle de l’humanité[1]. Cette ambivalence persistera encore chez le stoïcien Chrysippe, pour qui l’affranchissement ne libère pas totalement l’individu dont l’origine est servile ; il est néanmoins un doulos libéré de la possession (ktêsis) par autrui à la différence de l’oiketès[2]. L’esclave, objet de propriété, ne peut être responsable sur sa personne et peut donc subir le joug de son maître au même titre que tout objet. Pourtant, il ne faut pas réduire l’esclave à un seul objet de propriété comme l’ont montré les travaux d’Orlando Patterson et d’Alain Testart sur lesquels Paulin Ismard s’appuie pour montrer le caractère relatif et donc culturel plus que juridique de la notion de propriété qui ne peut en aucun cas avoir une valeur universelle. Si la distinction entre biens mobiliers et immobiliers, visibles et invisibles est pour le moins évolutive à l’époque classique, le propriétaire avait tout intérêt à classer ses esclaves en biens visibles s’il souhaitait manifester sa puissance. Si l’invisibilité permet de jouer avec les instances fiscales, elle diminue le prestige de l’homme libre et du citoyen. L’invisibilité de l’esclave peut également se manifester lors des transferts de propriété d’un bien auquel l’esclave est attaché en tant que bien accessoire d’un bien principal (terre, atelier…) et que l’on ne mentionne pas. Cette immobilisation par destination permettait de ne pas déconstruire les propriétés lors des héritages, des transferts de propriété, des conflits ou des procès pour dette. Paulin Ismard donne de nombreux exemples de cette pratique non seulement à Athènes à l’époque classique, mais aussi à l’époque moderne dans le cadre de l’économie de plantation avec notamment les « Nègres de culture » attachés à l’exploitation sucrière afin que les créanciers ne puissent pas les saisir et désorganiser la production. Pourtant, l’interrogation reste entière lorsqu’il s’agit de savoir si l’absence de la mention d’esclaves dans les listes de biens signifie l’invisibilisation de ceux-ci et une tentative d’échapper aux impositions. Cette invisibilité contribuerait pour certains à rendre floue la question du statut et de sa reconnaissance. Des esclaves pourraient ainsi se cacher derrière des métèques voire des citoyens qui auraient du mal à justifier leur statut. Est-ce à dire que les esclaves pouvaient être des biens absents des titres de propriété ou que la cité ne tenait pas de comptabilité des esclaves ? On ne peut le croire malgré sans doute des tentatives de dissimulation de certains biens dont les esclaves sur certaines déclarations. Comment pouvait-on dissimuler, rendre invisible ce qui était visible au quotidien et que le monde connaissait ou côtoyait dans un monde où les jeux d’échelle n’ont rien à voir avec le possible anonymat moderne. Par ailleurs, des raisons fiscales, commerciales et judiciaires imposaient l’établissement de listes et de registres sur lesquels les esclaves étaient recensés et donc comptabilisés. Enfin, les cités pouvaient aussi imposer les ventes d’esclaves ou leur location et tirer ainsi des revenus substantiels, dans un montage fiscal associant public et privé au profit de la cité comme le préconise Xénophon dans les Poroi. Paulin Ismard donne d’ailleurs de nombreux exemples de ces revenus tirés de la location d’esclaves pour des tâches très diverses et insiste sur le prélèvement de l’eisphora, taxe sur les possessions des citoyens et des métèques qui supposait une connaissance des biens possédés y compris les esclaves. La fraude est toujours possible, mais au-delà de la dimension pénale se posait la question du pouvoir symbolique et réel attaché à la possession d’esclaves dès lors que les transactions étaient enregistrées (katagraphê) et parfois affichées (anagraphê) avec mention ou non des esclaves et éventuellement de leur identité, peut-être même dans des espaces dédiés comme les kukloi de l’Agora d’Athènes[3]. Faisant le point sur les débats historiographiques, Paulin Ismard nous propose de reprendre les données y compris littéraires et philosophico-juridiques (Chairéas et Callirhoé de Chariton d’Aphrodisias au Ier ou au IIe siècle de notre ère et Sur les contrats de Théophraste au IVe siècle avant notre ère) pour construire l’hypothèse d’une pratique de recensement (exetasmos) des esclaves en tant qu’oiketai et de leur inscription sur des registres antérieure à l’époque lagide et présente dans le monde des cités dès l’époque classique[4]. Les débats sur le sens exact ou la polysémie que pouvait revêtir le terme d’oiketès ne doivent pas éluder ou minorer le sens relatif qui rapproche ce terme et donc son contenu sémantique de la douleia. La richesse des occurrences qui associent oiketès à des situations d’esclavage ou de dépendance montre bien que cette dimension ne peut être écartée et rentre au moins dans le spectre des formes de dépendance, ce dont les Anciens devaient être parfaitement conscients.

La variabilité sémantique et conceptuelle du lexique relatif à l’esclavage et aux formes de dépendance est également au cœur des interrogations sociales et juridiques modernes abordées par Paulin Ismard à travers la question des robots et celle de la personnalité juridique. Le terme robot, anglicisme qui traduit la servitude (robotnik en vieux slave liturgique), apparaît sous la plume de Karel Čapek en 1920. La machine, produit du génie technique humain, depuis l’antiquité grecque nous offre des machines se substituant au travail humain, de la servante de Philon de Byzance au géant Talos – colosse de fer et de matière en fusion dans le film Jason et les Argonautes de Don Chaffey en 1963 – qui bloque les Argonautes dans leur voyage. Le temps du mythe et des héros a permis aux Grecs d’imaginer un temps antérieur à l’esclavage où les automates et la nature dispensaient les hommes du travail en les nourrissant d’abondances diverses. Pour Aristote, si cette société avait existé, elle n’aurait en effet point eu besoin de travail et d’esclaves[5]. Cet avertissement est essentiel pour aujourd’hui, époque où se forge une idéologie de la fin du travail humain auquel se substituerait celui des machines. Or, la société informationnelle qui est la nôtre et le développement des marchés à distance, renforcés par le confinement dû à la Covid-19, s’appuient sur une main-d’œuvre humaine invisible et réduite au rôle de tâcheron échappant de plus en plus au travail salarié. Alors que les droits de ces travailleurs se dégradent, se développe une réflexion sur la personnalité juridique des robots et les droits qui lui seraient attachés. Le droit romain constitue sur ce point un cadre référentiel, notamment sur le principe du droit institoire, sur la reconnaissance progressive de droits particuliers y compris celui de l’instauration d’un pécule. L’idée est moins d’instaurer un statut complet de personnalité légale que d’envisager un statut limité de personnalité dépendante. L’idée même de personnalité juridique interroge lorsqu’on l’inscrit dans l’histoire. Pour Gaius[6], donc pour le droit romain classique, le statut de personne était indifférent du statut juridique des individus qu’ils soient libres ou esclaves, puisque la distinction entre persona et res cohabitait chez l’esclave en fonction des actions qu’il était mené à effectuer. Sur le plan pénal cette consubstantialité servile ouvrait des horizons juridiques et judiciaires où l’esclave trouvait une forme de « visibilité » y compris à ses dépens.

La question du statut se trouve également posée à nouveaux frais à propos de la place du travail dans la société grecque. Les lectures modernistes de l’économie grecque et de la place du travail servile au sein de la société ont laissé la place à une approche plus nuancée qui met en évidence le rôle du travail servile dans la dynamique économique globale en ne le coupant pas de ses interactions avec le travail libre. La coexistence d’individus aux statuts juridiques différents au sein des mêmes ateliers ou activités commerciales montre que la frontière entre travail libre et travail servile était plus poreuse qu’on ne l’a présenté parfois. Est-ce à dire que le travail servile se trouvait ainsi valorisé ou qu’au contraire le travail libre s’en trouvait dégradé ? L’existence d’une « agency » des andrapoda misthophorounta soit sous la forme d’une location (misthôsis) soit d’une gestion en lieu et place du maître contre un revenu régulier (apophora) dans les ateliers, les boutiques ou d’autres activités ne crée pas, semble-t-il, de position statutaire particulière mais qualifie simplement une situation qui intervient à une échelle individuelle et non collective. Ce n’est donc pas le travail qui est requalifié mais la gratification de celui-ci, ce qui n’empêche pas le maintien du statut juridique de l’individu. L’interaction entre travail libre et travail servile, ainsi que les hiérarchies internes aux deux catégories, définissent une dynamique économique et sociale qui bouleverse les visions cloisonnées du travail et des rapports qui le régissent[7]. Paulin Ismard souligne ainsi que la location des esclaves par leurs propriétaires est l’occasion de dégager une rente mais aussi le moyen d’envisager le travail servile comme un investissement productif dégageant des revenus réguliers dans des secteurs d’activité variés comme les mines du Laurion, la prostitution, la construction ou l’armement naval. C’est donc l’idée de rente qui se dégage de ces réflexions. Certains de ces esclaves (oikositoi), loués à la tâche ou à la journée, sont qualifiés de misthôtoi (salariés) et viennent compléter ou suppléer une main-d’œuvre libre pour certaines tâches techniques. Ces esclaves peuvent donc constituer une variable d’ajustement pour certaines tâches spécifiques que les maîtres utilisent pour tirer des revenus plus ou moins réguliers, bien que la location d’esclaves soit très encadrée à Athènes. Le marché de la location de main-d’œuvre a lieu dans le sanctuaire de l’Anakeion au nord de l’Acropole, alors que les hommes libres peuvent être embauchés loin de là, au misthôterion, à l’ouest de l’Agora dans le dème de Colone. Comme le souligne Paulin Ismard (p. 86) cet éloignement séparait fondamentalement les deux catégories de travailleurs. La location revêtait deux formes possibles que Yan Thomas a étudiées pour le droit romain qui distingue la locatio conductio rei et la locatio conductio operarum. Paulin Ismard s’appuie sur cette distinction en la transposant dans le monde athénien[8] pour montrer que le terme grec misthôsis recouvre aussi bien la notion de louage d’un ouvrage que celle d’une chose faisant de l’esclavage une source de revenu rentier fondée sur la location d’une force de travail [9], mais l’esclave peut aussi être l’objet d’une autre forme de gestion indirecte de sa force de travail dans le cadre de l’apophora, le rente régulière qu’il verse en tant que « casé » dans un atelier, une boutique, une mine etc. ou en dirigeant un groupe d’esclaves pour son maître. Paulin Ismard rappelle à juste titre qu’il ne faut cependant pas se laisser abuser par le succès de certains esclaves « indépendants » (kathêmenoi) comme les banquiers Pasion et Phormion et confondre « formes d’organisation du travail servile, statut juridique et condition sociale » (p. 99). Pour comprendre la possibilité de cette relative indépendance des esclaves « casés », il passe par une comparaison avec le murgu du califat de Sokoto au XIXe siècle et le cas des escravos de ganho au Brésil également au XIXe siècle. Dans le premier cas, la gestion d’une boutique ou d’un atelier ne conduit pas à un affranchissement contractuel comme dans le cas du muhataba de l’Empire ottoman classique. Dans le second cas, les esclaves paient une rente à leur maître tout en jouissant de leur pécule comme bon leur semble et peuvent même racheter leur liberté par un contrat de coartaçao. Pour relativiser une quelconque analogie avec le cadre athénien, rien ne dit que l’apophora engage par contrat le maître ni que les dikai emporikai (actions commerciales) accordent un rôle spécifique aux esclaves. Si les sociétés romaine et ottomane reconnaissent une définition légale du pécule, l’esclave casé athénien ne peut s’en revendiquer comme l’atteste le Contre Olympiodore de Démosthène, plaidoyer dans lequel Moschion, esclave de Comon, se fait déposséder de son « pécule » que les héritiers de Comon ne lui reconnaissent pas parce qu’il n’y a pas de possibilité juridique pour Moschion de revendiquer ces revenus. À la différence de ce qui se passera à Rome avec l’actio de peculio qui limite la responsabilité du maître au seul pécule, la responsabilité du maître est illimitée à Athènes depuis une loi attribuée à Solon[10]. Si l’esclave pouvait être coupable, seul le maître était responsable bien que ce dernier ait la possibilité d’abandonner son esclave (noxae deditio)[11]. Paulin Ismard a bien raison d’écrire que le statut d’esclave privilégié est un mirage historiographique. Bien au contraire. S’appuyant sur le concept de « topologie[12] » dont il retrace la genèse (p. 116-119) et sur celui de « pseudomorphose », il pense la relation de travail comme une pseudomorphose de la relation despotique entre un maître (despotês) et un esclave (doulos) dans la formation du « contrat de travail » en Occident. « L’hypothèse d’une identité topologique entre les formes d’organisation du travail servile antique et celles de la modernité industrielle est à première vue aberrante tant l’histoire traditionnelle du travail a pour habitude d’opposer, comme deux formes antagonistes qui se succéderaient dans l’histoire, le travail contraint et le travail libre. Que cette histoire mérite d’être presque entièrement révisée, c’est pourtant ce que de nombreux travaux ont mis en évidence. » (p. 119-120). Ainsi, les travaux d’Alessandro Stanziani[13], par exemple, montrent que le travail contraint dont l’engagisme (« indentured labour »), dans le monde colonial européen au XIXe siècle, est inconcevable sans la persistance de l’inégalité statutaire qui fonde la relation salariale que nos économies globalisées perpétuent à l’échelle planétaire. Si le salariat est la forme abstraite du travail, il est évident que le monde grec ne connaît pas cette dimension, puisque le misthos conserve à l’époque classique encore une valeur de récompense pour un acte honorable et ne recouvre pas un salaire contre une quantité et/ou un temps de travail. C’est avec Aristote que les salariés (misthôtoi) libres sont pensés comme subissant un esclavage limité[14]. Dans la Rhétorique, il conseillera à un homme libre de ne pas exercer d’activité manuelle pour ne pas aliéner son existence à un autre[15]. Il semble bien qu’à Rome, les juristes aient pensé le travail abstrait à travers le louage de l’esclave soit sous la forme de la locatio conductio rei, soit sous celle de la locatio conductio operarum. Ainsi, l’esclave loué qui continuait à appartenir à son maître était momentanément soustrait à son dominium pour ce qui concerne l’usufruit qui comprend le droit d’usage (usus) et celui de fruit (fructus) au bénéfice du loueur. Cette objectivation du travail de l’esclave, sa quantification, sa durée et sa qualification au profit d’un autre que son maître permet en dissociant la personne et son travail de créer les conditions de l’émergence de l’idée d’un travail autonome vis-à-vis de celui qui l’exerce ou qui le loue, ce qui permet sa marchandisation indépendamment de la propriété de l’esclave. Le salariat moderne s’est appuyé sur le louage de services (locatio conductio operarum) et non sur le louage d’ouvrage (location conductio operis) pour créer le contrat de travail qui suppose la subordination du salarié, la prestation de travail et sa rémunération (p. 126)[16]. De fait, le salariat serait une pseudomorphose de la relation esclavagiste dans le travail. L’ubérisation de pans entiers de l’économie moderne qui modifie en profondeur le rapport entre louage de service et louage d’ouvrage rapprocherait encore plus les formes de dépendance d’une partie de certains individus vis-à-vis d’autres individus qui achètent non seulement leur travail mais aussi leur corps pour un temps donné[17].

Si l’esclave est un une personne qui a un corps-marchandise, la parole de l’esclave dans la société athénienne occupe une place à la fois classique et originale dans la mesure où ce dernier, en raison même de son statut, est privé de parole publique tolérable et valable, mais dont la cité a pourtant besoin dans certains cas comme lors des témoignages pour impiété. On sait que c’est sur l’accusation de participation à des parodies des Mystères d’Éléusis, par l’esclave Andromachos, qu’Alcibiade fut accusé de haute trahison (eisangêlia)[18]. Si pour des crimes de natures diverses, l’esclave est soumis à la torture (basanos), il y a des situations où la dénonciation (mênusis) d’un crime par ces derniers peut les conduire à être affranchis. Toutefois, si le citoyen peut obtenir l’immunité (adeia) en dénonçant ses complices par exemple, l’esclave quant à lui, grâce à l’adeia peut prendre la parole le temps du procès et être ainsi « libre » de s’exprimer, lui qui est par nature coupable[19]. Depuis qu’un décret voté sous l’archontat de Scamandrios (510-509), au lendemain de la tyrannie des Pisistratides, avait interdit la torture des citoyens, la proklêsis eis basanon s’applique aux esclaves par l’intermédiaire d’un basanistês (interrogateur) et d’une liste de questions sur lesquelles les parties doivent se mettre d’accord[20]. La réalité de la torture à l’époque classique a été notamment contestée par Michael Gagarin[21] qui a fait de la proklêsis eis basanon un argument purement rhétorique alors même que les orateurs du IVe siècle font de la torture le témoignage absolu bien plus préférable au témoignage d’un libre[22]. Les esclaves sont responsables corporellement de toutes leurs fautes, alors que les hommes libres conservent leur intégrité physique et ne sont redevables que sur leurs biens. L’esclave qui est d’ailleurs réduit à son corps ne participe pas au procès. C’est son témoignage sous la forme de réponses fermées (oui ou non) proposées par l’une des parties et acceptées par l’autre et obtenues par la torture qui est lu devant les jurés, ce qui pose la question de la place de l’oral, de l’écrit et de l’archive dans les sociétés antiques. L’évocation de la mort de Palamède, « inventeur de l’écriture » grecque, à la suite d’un faux message écrit par un esclave et caché sous son lit par un autre esclave ne traduit pas la responsabilité des esclaves dans la mise par écrit de fausses informations, puisqu’ils y sont contraints, mais souligne plutôt la valeur de l’écrit comme témoignage irréfutable dans le processus de condamnation d’un individu. C’est peu ou prou ce qui arrive à Ésope, autre inventeur et délieur de significations moquant la langue orale. Le rôle de l’esclave comme prolongement de son maître est également à chercher dans le régime de représentation qui caractérise la relation maître-esclave dans l’expérience athénienne. Les liens de subordination entre hommes libres sont impossibles à imaginer sans remettre en cause le principe démocratique lui‑même.

C’est en partie pourquoi « le scandale de l’esclavage procède à nos yeux de la conviction d’une égalité « naturelle » du genre humain, dont le droit aurait la charge de réaliser les principes. » (p. 192) Pourtant, à Athènes le maître a le pouvoir de vie et de mort sur ses esclaves. De même, il revient au maître et au maître seul la possibilité de poursuivre le meurtrier de son esclave. Pour Platon, la cité des Magnètes diffère de ce modèle en ce que la cité peut poursuivre un maître meurtrier de son esclave parce qu’il craignait que ce dernier ne dénonce ses turpitudes. Pour Paulin Ismard, nous avons là la preuve que, pour Platon, l’esclave est un des « rouages essentiels au fonctionnement de la politeia » (p. 197) qui est protégé notamment par la graphê hubreôs, procédure qui depuis Solon sans doute permet à un citoyen d’engager une procédure contre l’outrage[23]. Bien que le maître ait le droit de vie et de mort sur son esclave, une telle procédure laisse entendre qu’on reconnaîtrait dans certaines circonstances un honneur à l’esclave outragé. L’apparent paradoxe logique peut être dépassé si l’on retient que la graphê hubreôs est toujours mise en œuvre par un maître dont les esclaves ont été outragés[24]. Si en principe la procédure est publique, nous avons sans doute affaire à une manifestation qui vise à effacer l’affront fait à l’honneur (timê) du maître mais aussi à la cité dans des contextes qui restent à préciser. Qu’en est-il alors lorsque l’esclave se réfugie dans un sanctuaire ou un temple et qu’il supplie la divinité de lui accorder l’asile (asulia) ? Paulin Ismard nous offre à cet égard un tableau des pratiques d’asylie (Artémision d’Éphèse, Heraion de Samos, Héros bienveillant de Chios, Dioscures d’Andanie, sanctuaire des dieux Palikoi, Heraion de Lakinion à Crotone ?, Heraion de Sybaris) qui montrent que les autorités ou les administrateurs des temples et sanctuaires sont les seuls à pouvoir statuer sur le sort de l’esclave réfugié soit en le renvoyant auprès de son maître, soit en le conservant comme « personnel » du sanctuaire. Les négociations peuvent être longues, mais l’affranchissement ne semble pas pouvoir être l’horizon des espoirs serviles dont le sort se noue entre le maître et les prêtres ou les administrateurs des sanctuaires. L’originalité du modèle athénien tient sans doute à l’ampleur du phénomène de la fuite des esclaves et de leur présence auprès des autels des dieux. La comédie (Drapetidai de Cratinos, Drapetagogôs d’Antiphane, Sicyoniens de Ménandre), la tragédie (Suppliantes d’Euripide) et l’art populaire (figurines en terre cuite représentants des esclaves assis sur des autels dans la position su suppliant[25]) multiplient la mise en scène du thème de l’esclave fuyant et trouvant refuge auprès de l’autel d’un dieu, alors même que le sanctuaire offrant l’asylie à Athènes, le Theseion, était le lieu où les esclaves fugitifs pouvaient obtenir l’asile et devenir asulos, ce qui leur ouvrait la possibilité de demander à être vendus à un autre maître[26]. Si cette hypothèse est juste, le Theseion devient le lieu de la confirmation du système esclavagiste, car au lieu d’affranchir l’esclave fugitif, la cité offre la possibilité, de changer de propriétaire lorsque le maître initial a maltraité son esclave. Que ce soient les prêtres ou les thesmothètes qui gèrent cette mutation de propriété, ils sont dans tous les cas les garants de la pérennité du système. Il reste à s’interroger sur le caractère probatoire des témoignages serviles. Sous quelles formes sont-ils recueillis ? Un témoignage dans un sanctuaire ne peut s’accommoder de la souillure de la torture.

La parole du maître peut-elle être remise en question ? La parole exprimée librement peut-elle dans ce cadre être supplantée par une parole inaudible ne pouvant prendre sens de témoignage que par son extorsion violente. La citoyenneté libère la parole et le pouvoir de celle‑ci. C’est pourquoi l’archê politikê et l’archê despotikê sont étroitement imbriquées dans les réflexions antiques (Hérodote, Thucydide par exemple) et modernes (Davis[27], Patterson[28] par exemple) relatives à l’émergence de la liberté mais aussi sur celles de l’hégémonie. S’agit-il d’une utilisation métaphorique par les Anciens des relations esclavagistes pour désigner les rapports de force entre cités et systèmes politiques, à l’instar de la réflexion sur les institutions démocratiques menée par le Pseudo-Xénophon dans sa Constitution des Athéniens, ou s’agit-il comme de nombreux modernes ont pu le penser d’une réalité brutale des rapports qui fait émerger la liberté de l’esclavage ? L’économie politique démocratique serait ainsi dépendante pour ne pas dire esclave du développement de l’esclavage marchandise et de l’activité thalassocratique d’Athènes qui permettrait à certains esclaves de s’enrichir malgré l’apophora, rente due à leurs maîtres, ce qui accroîtrait la dépendance des Athéniens vis‑à‑vis de leurs esclaves en une sorte d’inversion des normes au même titre que l’instauration de l’epitropos, véritable despotou ophtalmos qui exerce en fait son pouvoir sur le maître lui-même. Le Pseudo-Xénophon et Platon rendent compte du bouleversement absolu dans la vie sociale et politique que constitue l’introduction de l’esclavage marchandise. Platon pousse peut-être la réflexion encore plus loin en faisant de l’esclavage la métaphore absolue des nouvelles relations sociales qui se tissent et de l’interprétation de la cité sur les plans politique et philosophique. Aristote, dans une continuité avec la philosophie platonicienne, subordonnera le corps à l’esprit dans sa définition de l’esclavage par nature. Pourtant, il ne fera pas de l’epitropou epistêmê le modèle de l’archê politikê. À la différence du Pseudo-Xénophon, il ne fait pas de l’esclavage une modalité du politique qui aurait pu se décliner sur l’ensemble de la sphère sociale. L’esclavage est nécessaire à la bonne marche de la cité comme de l’oikos. De même, l’esclave subit la domination du maître et ne peut mettre en œuvre les capacités propres à l’homme libre. Aristote « dépolitise » la question de l’esclavage empêchant ainsi que ce dernier puisse venir altérer l’organisation sociale telle qu’il l’analysait[29].

Si les esclaves n’ont jamais occupé une place similaire ou concurrentielle à celle des citoyens dans l’Athènes démocratique, la fiction socio-politique développée par la Constitution des Athéniens du Pseudo-Xénophon permet de penser une contre-société, une doulopolis, antithèse de la cité, ouvrant une interrogation sur les rôles respectifs des citoyens et des esclaves dans la cité, les seconds rendant possible l’exercice politique par les premiers en raison de leur rôle de substitut ou de prolongement laborieux auquel ils sont condamnés. Le rôle d’instrument laborieux et de substitution du travail que les citoyens auraient dû accomplir lorsqu’ils exercent leurs capacités politiques les place du côté de l’effacement politique, les invisibilisant dans la réflexion politique qui se construit sans eux, malgré eux et contre eux tout en les plaçant au cœur des activités productives. Pour Paulin Ismard, c’est sans doute la fiction littéraire moderne qui rend le mieux compte de l’horizon possible d’un monde où les esclaves seraient devenus des acteurs bien réels de leur libération et de leur avènement au monde politique. S’appuyant sur l’analyse du Benito Cereno de Melville et sur la Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire, il propose une lecture où le monde servile est mis en scène dans une série de renversements statutaires qui nous entraîne vers une prise de conscience de l’esclavage et de la négritude. Pourtant, malgré les espoirs de liberté et d’existence concrète, la réalité des faits renvoie les esclaves noirs dans l’obscurité de leur condition comme si l’être au monde n’était jamais qu’une illusion.

Ce détour par l’esclavage des débuts du XIXe siècle souligne combien les sociétés sont marquées par l’esclavage, non par parce que celui-ci existe, mais parce que ce dernier est le socle de sociétés qui ont construit un monde de libertés notamment politiques. Est-ce à dire que le politique et la démocratie tels qu’ils se pratiquaient dans le monde grec eussent été impossibles sans l’asservissement massif de populations au service du zoon politikon ? Le débat mérite d’être poursuivi et le regard sur les sociétés esclavagistes post-antiques approfondi.

 

Antonio Gonzales, ISTA/université de Bourgogne-Franche-Comté

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 682-690

 

[1]. Arstt., Pol., 1, 4, 1253b.

[2]. Athen., Deipn., 6, 267b.

[3]. Harp., s. u. kukloi, 180 ; Hesych., kuklos ; Poll., Onom., 7, 11.

[4]. Contra, E. Karabélias, « Le roman de Chariton d’Aphrodisias et le droit. Renversements de situation et exploitation des ambiguïtés juridiques », Études d’histoire juridique et sociale de la Grèce ancienne., Athènes 2005, p. 49-79.

[5]. Arstt., Pol., 1253b-1254a.

[6]. Gaius, Inst., 1, 9.

[7]. Voir la note 13, p. 78.

[8]. Voir aussi P. J. Du Plessis., Letting and Hiring in Roman Legal Thought : 27 BCE-284 CE, Leyde 2012.

[9]. Arstt., Œc., 1344a ; Hyp., Lycophr., 1-2.

[10]. Hyp., Athen., 21-22.

[11]. Dem., Call., 31-37 ; Plat., Leg., 11, 936d.

[12]. « […] la topologie s’intéresse aux propriétés qualitatives et aux positions relatives d’objets mathématiques dans un ensemble donné, indépendamment de toute mesure des distances qui la traversent. […] La topologie invite en particulier à saisir l’invariance des propriétés géométriques qui peuvent exister entre des objets de tailles et de formes différentes, dans la mesure même où leur transformation continue n’altère pas leurs propriétés fondamentales. » (p. 117).

[13]. En dernier lieu, A. Stanziani, Les métamorphoses du travail contraint, Paris 2020 qui renvoie à la bibliographie antérieure.

[14]. Arstt., Pol., 1, 13, 1260b.

[15]. Arstt., Rhet., 1367a.

[16]. Le « louage d’ouvrage » relève aujourd’hui du cadre juridique lié aux travailleurs indépendants.

[17]. K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris 1983, p. 108 cité par P. Ismard, p. 127 n. 45.

[18]. Andoc. Myst., 11 ; Thuc., 6, 27 ; Plut., Alc., 19.

[19]. Plat., Leg., 742b, 745a, 907e, 910c, 914a, 932d.

[20]. Dem., Tim., 55-56.

[21]. M. Gagarin, « The Torture of Slaves in Athenian Law », CP 91, 1996, p. 1-18.

[22]. Is., Chir., 12.

[23]. Esch., Tim., 17 ; Dem., Mid., 46-47 ; Hyp., frag. 120.

[24]. Dem., Con., 4.

[25]. K. Wrenhaven, « A Comedy of Errors : The Comic Slave in Greek Art » dans A. Akrig, R. Tordoff éds., Slaves and Slavey in Ancient Greek Comic Drams, Cambridge 2013, p. 124-143.

[26]. Phil., Virt., 124 ; Plut., Mor., 166d ; Pol., Onom., 7, 13.

[27]. D. B. Davis, The Problem of Slavery in Western Culture, Ithaca 1966.

[28]. O. Patterson, Freedom, 1. Freedom in the Making of Western Culture, New York 1991.

[29]. Aristt., Pol., 1253b-1254b.