< Retour

L’ouvrage de Donald Sells se propose d’étudier la parodie et l’appropriation littéraire des genres considérés comme prestigieux (tragédie, drame satyrique, poésie lyrique) dans la comédie grecque ancienne. L’étude des onze comédies conservées d’Aristophane est bien sûr privilégiée mais d’autres auteurs comiques contemporains, au premier rang desquels Cratinos, ne sont pas laissés pour compte. Son analyse s’appuie aussi bien sur les sources textuelles que sur l’iconographie, et se déploie en six chapitres. Le premier, le plus court, porte sur la parodie du Télèphe d’Euripide dans les Acharniens, le deuxième explore les données iconographiques en lien avec la parodie théâtrale, le troisième est consacré à la parodie du drame satyrique, le quatrième à la trugôdia de la Paix, le cinquième étudie les relations parodiques entre comédie et poésie lyrique et le sixième et dernier analyse les formes de parodie présentes dans les Thesmophories.

Dans l’introduction, l’auteur rappelle les deux ouvrages fondamentaux qui ont déjà couvert l’analyse de la parodie tragique dans la comédie : le premier de Peter Rau[1] en 1967, et l’article en 1993 de M.S. Silk[2]. Sells reconnaît toute l’importance de ces travaux mais déplore cependant une approche strictement textuelle qui laisse de côté ce que peut apporter la peinture de vases. De plus, ces études ne font que peu de cas de la parodie du drame satyrique, systématiquement sous-étudiée lorsqu’il est question de parodie théâtrale. Son ouvrage se propose donc de compléter ces études en incluant de façon inédite l’analyse de l’iconographie dans l’étude des formes de parodie et d’appropriation littéraire dans la comédie ancienne d’une part, et en faisant une place plus large à la parodie du drame satyrique et de la poésie lyrique d’autre part. L’auteur précise sa conception de la comédie grecque ancienne comme un cadre dans lequel les différents poètes ont dû en permanence s’adapter, à la façon d’un organisme vivant qui se doit, dans un environnement changeant comme l’est le goût dominant du public, d’adapter son comportement afin de survivre le plus longtemps possible. Les influences de Sells sont variées : il se réfère dès l’introduction à Darwin pour situer sa pensée dans une lignée biologiste appliquée à l’œuvre théâtrale. Il se place également dans le sillage des théoriciens qui ont élaboré le concept d’horizon d’attente du spectateur tels que Jauss et Iser. Sells utilise deux axes conceptuels pour caractériser les formes de parodie et d’appropriation présentes dans les pièces : un spectre horizontal qui mesure la dimension linguistique et visuelle, et un spectre vertical qui apprécie le niveau de l’engagement politique, social et culturel que cela implique. Il distingue les parodies ponctuelles, à petite échelle, comme dans les Cavaliers 1190-1194 dont le but ne peut être que modeste et l’impact limité, et les formes qui se développent à une échelle plus large, comme celles qui ponctuent toute la deuxième partie des Thesmophories et dont les conséquences sont multiples. Les formes de parodie sont considérées comme une ressource de choix dans la stratégie d’évolution des auteurs, qui ont agi, selon Sells, comme des managers le feraient de nos jours en développant une image de marque caractérisée et à la pointe du goût dominant contemporain. Cette approche évolutionniste permet de théoriser d’une manière nouvelle le phénomène, déjà identifié dans des études antérieures[3], du développement et de la reprise d’un motif parodique dans l’œuvre d’un auteur comique, ainsi que la question de la rivalité entre poètes comiques sur laquelle se porte l’attention des philologues ces dernières années[4].

Le premier chapitre porte sur la parodie du Téléphe dans les Acharniens, que Donald Sells considère comme le lancement de la marque comique d’Aristophane. Après avoir rappelé que la pièce constitue le plus vieil exemple complet de pièce contenant de la parodie tragique, ce qui en fait le point de départ idéal d’une telle étude, Sells propose une analyse du personnage de Télèphe comme un être hybride : il incarne en effet des caractéristiques en apparence inconciliables « Greek and Barbarian, king‑in‑rags, Insider and Outsider, son of Heracles yet voice of justice for the marginalized » (p. 45). Cette hybridité est à l’image du caractère hybride de la comédie d’Aristophane qui se fait souvent τρυγῳδία, c’est-à-dire qui verse dans un type de comédie qui se veut apte à parler de sujets sérieux, à l’instar de la tragôdia. L’intérêt d’un tel rapprochement est de proposer « a fresh perspective on the shared cultural knowledge audiences brought to Aristophanes’ play and a sense of the deeper ideological significance of Telephus as representative of the aesthetic and political possibilities of τρυγῳδία. » (p. 51) Sells insiste sur le caractère programmatique de la dimension paratragique de cette pièce et sur la grille d’interprétation qu’elle fournit au spectateur pour appréhender le reste de la production aristophanienne.

Le deuxième chapitre est consacré à l’étude de peintures de vases attiques ou d’Italie du sud qui ont un lien avec des motifs parodiques du théâtre, dans la lignée des travaux de Csapo et Taplin. Sont successivement analysés des vases bien connus, en lien avec la tragédie ; le Télèphe de Würzburg, l’Héraclès de Berlin, la Phèdre de Lucanie, mais aussi d’autres vases moins connus qui mettent en jeu théâtre comique ou tragique et drame satyrique. Sells explique l’importance des stratégies visuelles utilisées pour rendre compréhensible et appréciable ce jeu intergénérique. Il résume : « the vases of this chapter furnish rare, valuable evidence for the physical and visual dimension of paratragedy and parasatyrism that attended its linguistic performance in the extant texts. » (p. 86) Il met en évidence l’importance de la symbolique du motif choisi qui, loin d’être l’illustration d’une scène spécifique, est bien plutôt un concentré visuel de ce que l’artiste a choisi de rendre mémorable. Certains vases présentent des distorsions comiques, en lien ou non avec le théâtre, par rapport à des motifs mythologiques bien connus, et permettent d’apprécier de façon plus large que les seules sources textuelles les techniques de parodie. Sells avance l’idée que ces vases ont une importance majeure pour comprendre le rôle du public dans les processus de réception et d’affinage de la marque comique d’un auteur.

Le troisième chapitre s’attarde tout particulièrement sur la relation entre comédie et drame satyrique, en s’appuyant largement sur l’analyse de deux pièces : la Paix d’Aristophane et le Dionysalexandros de Cratinos. Après un rapide exposé de l’état de la recherche sur la nature du drame satyrique, Sells avance l’idée selon laquelle ces deux œuvres s’approprient des éléments du drame satyrique en assimilant les chœurs à des satyres, et en faisant du monde mythologique intemporel et apolitique des satyres une porte d’entrée de l’imaginaire burlesque de la comédie. Il interprète de plus la caractérisation de certains héros comiques, à l’instar de Pisthétairos dans les Oiseaux, comme proches des satyres dans la mesure où ils peuvent faire preuve d’hybris, comme en témoigne la menace de viol sur Iris que Pisthétairos profère v.1255, sans avoir à en assumer les conséquences.

Le quatrième chapitre s’attache spécifiquement à l’étude de la parodie dans la Paix d’Aristophane. Il rappelle notamment que le bousier est une créature humble qui parodie Pégase dans le Bellérophon d’Euripide. Il réussit à voler jusqu’à l’Olympe alors même que son double tragique échoue. Le bousier est un animal qui, bien que symboliquement inférieur au cheval, parvient à atteindre son but. Aristophane montre ainsi que la comédie peut être supérieure aux genres considérés comme plus prestigieux, au premier rang desquels la tragédie. Comme Sells l’explique bien, «in Peace, parody and appropriation display comedy’s poetic potency and agency by converting failure in other genres into its own success » (p. 143).  La parodie du thème du mariage et du sacrifice est également étudiée et interprétée comme permettant de réhabiliter sur la scène du théâtre deux institutions malmenées dans les tragédies.

Le cinquième chapitre analyse la relation entre comédie et poésie lyrique. Sells souligne que dans la comédie, les poètes lyriques classiques tels que Pindare et Simonide sont associés à l’Athènes de l’époque des guerres médiques, et à ce titre ils apparaissent comme les garants d’une morale regrettée par les poètes comiques. Aristophane et ses rivaux se font alors les défenseurs de cette poésie et proposent une satire de la Nouvelle Musique, incarnée par Cinésias, Mélanippide et Timothée, qu’ils considèrent être un facteur de débauche et de déclin social. Cette posture unifie tous les poètes comiques derrière un combat commun, et constitue une rare occasion de les considérer comme un tout unifié et non comme une somme d’auteurs individuels.

Le sixième et dernier chapitre se concentre pour sa part sur ce que Sells considère être « the most sophisticated parodic exercise of Old Comedy » (p. 21), les Thesmophories. Il explique que cette pièce développe la vision qu’a Aristophane du théâtre d’Euripide de façon plus importante que ce qui était présent en germe dans les Acharniens et sera explicite plus tard dans les Grenouilles. Selon Sells, la rivalité entre les deux dramaturges se cristallise autour d’une confrontation de théories qui prennent pour objet l’oikos : représenté comme une réalité masculine et oppressive chez Euripide, c’est le lieu féminin de l’absence totale de honte dans la comédie ancienne. De plus, les Thesmophories est la pièce qui permet à Aristophane de prouver la supériorité du genre de la comédie sur la tragédie, et d’aller un degré plus loin que dans les Acharniens et la Paix, où la première était vue comme l’égale de la seconde.

Le travail de Sells fournit un point précis et précieux sur les formes de parodie et d’appropriation littéraire dans la comédie ancienne en général et chez Aristophane en particulier. Il a le mérite de porter une attention spécifique à l’iconographie grâce à l’étude des peintures de vases attiques et d’Italie du sud. Sa vision du travail du poète comique au sein du contexte compétitif des concours de théâtre comme une stratégie évolutionniste est une approche qui fonctionne et permet de mettre en lumière les dynamiques comiques qui soutiennent les formes de parodie présentes dans les différentes pièces. Le propos est toujours clair, richement documenté, et, au sein de chaque chapitre, l’analyse est ferme et bien menée. L’ouvrage est pourvu d’une large bibliographie, d’un index des passages étudiés, ainsi que d’un riche index des auteurs et notions qui en facilitent la manipulation et rendent la recherche très accessible. Toutefois, un positionnement clair relatif aux travaux antérieurs sur la parodie d’Aristophane (voir note 3) manque dans l’introduction. De plus, l’approche singulière de Sells qui explique voir la parodie dans les pièces comiques anciennes comme un élément de stratégie marketing apparaît, au premier abord, quelque peu déroutante. En effet, comparer Aristophane et ses collègues à des managers sans scrupule à la perspective purement utilitariste a l’inconvénient d’évacuer de leur intention toute dimension de jeu purement dramatique. Par ailleurs, il est anachronique de penser la production dramatique des Anciens comme complètement détachée du cadre politique, institutionnel et religieux dans lequel elle s’inscrit par nature à cette époque. L’analyse d’une telle facette du sujet aurait permis à Sells d’éviter le caractère quelque peu déceptif du titre de son ouvrage : la notion de « politics », et dans une moindre mesure celle de « populace », ne sont en effet nulle part étudiées. Pour autant, au fil de la démonstration proposée chapitre après chapitre, la résistance à la notion de stratégie marketing s’estompe un peu.

L’enchaînement des chapitres pose également question, dans la mesure où le plan d’ensemble fait alterner des analyses portant sur des pièces et des analyses portant sur des parodies de genres. Si cette construction a le mérite de casser une certaine monotonie de lecture, puisque s’enchaînent des sujets variés, on se demande tout de même pourquoi les études n’ont pas été logiquement regroupées par catégorie, ce qui aurait permis d’adoucir certaines transitions un peu abruptes. Le chapitre 4 commence en effet par exemple par rappeler les considérations du chapitre 1. Le chapitre 6 sur les Thesmophories entre bien entendu en résonance avec le chapitre 1 sur les Acharniens : à ce sujet, la confrontation des idées de Sells avec l’article de J. Jouanna de 1997[5] et avec l’analyse proposée par S. Cottone dans son commentaire aux Thesmophories[6] de 2016 aurait été féconde.

Le chapitre 3 consacré à l’étude de la parodie du drame satyrique a le grand mérite de mettre en lumière un pan de la parodie trop peu étudié, et ce de façon très claire. La caractérisation du héros comique en terme d’hybris rejoint la démesure repérée par P. Whitman[7] mais y ajoute de façon très convaincante le rapprochement avec les satyres. Tout au plus Sells aurait-il pu se référer dans ce cadre à l’étude majeure que P. Voelke a publiée en 2001[8], et confronter la dimension satyrique du héros comique qu’il théorise avec la riche définition que Voelke donne du satyre comme figure intermédiaire entre homme et animal, adulte et enfant, masculin et féminin, humain et divin.

Dans le chapitre 5, l’étude sur la parodie au prisme de la poésie lyrique présente de façon nouvelle le jeu intergénérique et permet de considérer la stratégie de conservation de la vieille musique comme un but commun aux auteurs de la Comédie Ancienne pris dans leur ensemble. Les analyses de certaines parties lyriques des Thesmophories et des Grenouilles comme parodies de la nouvelle musique sont très bien menées, et auraient gagné à être corrélées à une étude du chœur du Ploutos, dont la parodos se présente aussi comme une parodie de la nouvelle musique, plus précisément de la tendance outrancière du dithyrambe à mettre en scène des personnages qui imitent de façon ridicule des événements naturels ou, comme c’est le cas dans le Ploutos, des animaux. L’article de P. Mureddu[9] publié en 1982 est très éclairant à ce sujet.

En résumé, et malgré les réserves formulées plus haut, Donald Sells atteint donc pleinement son objectif de présenter une étude portant sur la parodie et l’appropriation en tant qu’outils stratégiques au service de la marque comique des auteurs de la comédie ancienne, en proposant des analyses très intéressantes et en incluant de façon inédite le matériau iconographique. Les références sur lesquelles il s’appuie sont riches et permettent de donner à ses raisonnements une assise solide. Pour autant, une telle analyse ne saurait épuiser la complexité du phénomène de la parodie comique, qui tient également au positionnement éthique, politique et poétique propre à chaque auteur.

Chloé Drappier, Université Paris-Sorbonne, UMR 8061, Centre Léon Robin

Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 296-300

[1]. P. Rau, Paratragodia. Untersuchung einer komischen Form des Aristophanes, Munich 1967.

[2]. M.S. Silk, « Aristophanic paratragedy » dans A.H. Sommerstein et al. ed., Tragedy, Comedy and the Polis, Bari 1993, p. 477-504.

[3]. Voir par exemple C. Platter, Aristophanes and the Carnival of Genres, Baltimore 2007, E. Bakola, L. Prauscello, M. Telo, Greek Comedy and the Discourse of Genres, Cambridge 2013 et l’article de S. Tsitsiridis, « On Aristophanic Parody: the Parodic Techniques » dans Parachoregema 2013, p. 359-382. Sells évoque rapidement l’ouvrage de Platter mais ne dit rien sur les deux autres ouvrages.

[4]. En témoignent notamment l’ouvrage de D. Harvey, J. Wilkins, The Rivals of Aristophanes : Studies in Athenian Old Comedy, Londres 2000, et celui plus récent de Z.P. Biles, Aristophanes and the Poetics of Competition, Cambridge 2011.

[5]. J Jouanna, « Structures scéniques et personnages : essai de comparaison entre les Acharniens et les Thesmophories » dans P. Thiercy, M. Menu, Aristophane : la langue, la scène, la cité, Bari 1997, p. 253-268.

[6]. R. Saetta-Cottone, Les Thesmophories ou la fête des femmes, Paris 2016.

[7]. P. Whitman, Aristophanes and the Comic Hero, Cambridge Mass. 1964.

[8]. P. Voelke, Un théâtre de la marge. Aspects figuratifs et configurationnels du drame satyrique dans l’Athènes classique, Bari 2001, p. 336-337.

[9]. P. Mureddu, « Il poeta drammatico da didaskalos a mimetes: su alcuni aspetti della critica letteraria in Aristofane », AION 4-5, 1982-1983, p. 75‑98.