Ce volume des Entretiens sur l’Antiquité Classique paraît, dans le cadre privilégié de la Fondation Hardt, sous la direction de Pierre Ducrey, spécialiste de la guerre dans la Grèce antique, et de son élève, Cédric Brélaz, qui a récemment publié sa thèse sur La sécurité publique en Asie Mineure sous le Principat (Ier-IIIe s. ap. J.-C.). Institutions municipales et institutions impériales dans l’Orient romain, Basel, 2005. Ce dernier avait déjà abordé ces problématiques dans le cadre d’un article intitulé « Lutter contre la violence à Rome : attributions étatiques et tâches privées », paru dans Les Exclus dans l’Antiquité, éd. par Catherine Wolff, Collection du Centre d’Études Romaines et Gallo-romaines, n.s. n° 29, Lyon, 2007, p. 219-239. Il y proposait alors une approche chronologique de « la part que se réserve l’État romain dans l’affermissement de la sécurité collective ». Le thème retenu pour ces Entretiens n’est donc pas surprenant, si ce n’est dans la formulation de son premier terme : la sécurité collective. Il semble en effet difficile d’utiliser pour l’Antiquité cette notion contemporaine, du moins dans son sens classique. Et cela d’autant plus que les participants, aussi bien que les organisateurs parlent davantage, dès leur introduction, de sécurité publique que de sécurité collective. La volonté d’ancrer cette thématique dans une histoire récente est explicite (p. VIII). C. Brélaz va jusqu’à intituler l’un des paragraphes de son intervention de « croisade » contre le Barbare, ce qui n’est pas sans résonances actuelles. Cette proximité avec l’actualité n’avait nul besoin d’être ainsi soulignée pour justifier la nécessité d’un tel volume sur un champ de la recherche historique, qui s’est récemment enrichi de nouveaux apports.
Sept contributions sont réunies. Elles portent sur le monde grec, de l’époque archaïque à l’époque impériale pour quatre d’entre elles, et les trois dernières sur le monde romain.
Hans Van Wees, « ‘Stasis, destroyer of men’. Mass, Elite, Political Violence and Security in archaic Greece », p. 1-48, ouvre la réflexion, tant par la période concernée que par le thème de la stasis. Il affirme la continuité de la stasis entre l’époque archaïque et l’époque classique, à travers la réévaluation du rôle du peuple et des factions dans les conflits civils. Si ce que l’auteur appelle la stasis de l’élite a un caractère endémique, il ne faut pas négliger une stasis qualifiée de « populaire » : comme à l’époque classique, elle concerne toutes les couches de la société. La recherche de la sécurité explique nombre de nouveautés institutionnelles des VIIe et VIe siècles av. J.-C. Le désarmement de la communauté et le processus de pacification interne, comme la codification des lois ou des procédures concernant l’homicide, mais aussi la législation régulant l’accès aux charges politiques et donc au pouvoir, doivent être interprétés comme des mesures visant à prévenir le ressentiment populaire et la révolte.
Werner Riess, « Private violence and state control. The prosecution of homicide and its symbolic meanings in fourth-century BC Athens », p. 49-101, pose le problème de l’équilibre entre violence privée et contrôle de l’État. L’auteur analyse essentiellement la procédure criminelle et établit une liste de tous les cas d’homicides commis en Attique ou impliquant des Athéniens, qui permettent d’évaluer la part respective entre le « self-help », présenté comme une sous-catégorie de l’autorégulation, et intervention publique. Il expose ainsi cinq cas d’apagoge, huit cas de dike phonou, enfin quatre autres cas. Il conclut sur le caractère hybride de la loi athénienne sur l’homicide, qui conserve une part d’intervention individuelle dans la répression de ce crime.
L’expression « phylake tes choras »est au coeur de la réflexion proposée par Angelos Chaniotis, « Policing the Hellenistic countryside : realities and ideologies », p. 103-149. Après en avoir défini le sens, il en voit l’application à partir de six points de vue. Il souligne le caractère idiosyncratique et idéologique de la perspective du voyageur, soucieux de la sécurité des transports sur le territoire de la cité. Il présente ensuite le décret honorifique de Nicostrate, fils d’Epiteles, de Rhamnous, donc la perception d’un habitant de la campagne. Viennent le point de vue des autorités : Philippe V, le « roi manipulateur », à propos du contrôle de Lysimacheia, ainsi que des magistrats en Crète, puis celui des citoyens de Chersonèse de Tauride, et pour finir le décret d’Hyettos, analysé comme le point de vue de l’élite. Ces six exemples permettent à Angelos Chaniotis de montrer la diversité des discours sur le territoire de la cité et sa protection. Suit une synthèse sur les menaces portant sur cet espace et les mesures de protection et de contrôle qui sont prises pour les repousser. Il conclut sur les aspects religieux de ce contrôle, à travers les dédicaces aux divinités protégeant le territoire de la cité, et les conflits qui peuvent en découler.
Cédric Brélaz, « L’adieu aux armes. La défense de la cité grecque dans l’empire romain pacifié », p. 155-204, propose une autre approche de l’ordre public. Il s’interroge sur la perception par les Grecs « de la perte de cet élément constitutif de l’identité politique et civique qu’est la souveraineté militaire » (p. 157). La notion de culture militaire, définie p. 166, est au coeur de sa réflexion ; il recherche les traces de cette culture militaire grecque à l’époque impériale, tout d’abord dans l’engouement pour les spectacles de gladiateurs ou dans le maintien de magistratures avec des attributions militaires. La guerre reste une référence culturelle incontournable, ne serait-ce que dans l’iconographie. Autres signes de la survivance de cette culture militaire : l’éphébie et les remparts qui subsistent comme les traces matérielles d’une puissance militaire passée et sont la marque d’un statut municipal reconnu par Rome. La guerre est également « fantasmée » (p. 179) et apparaît dans tous les discours portant sur les rivalités entre cités et sur la stasis : le lexique se fait alors guerrier. La guerre pouvait aussi être invoquée lors de la lutte contre les brigands comme de la résistance aux Barbares : la capacité de la collectivité à se mobiliser contre ces dangers réels était alors transcendée en une entreprise guerrière.
Andrew Lintott, « How high priority did public order and public security have under the Republic ? », p. 205-226, revenant sur son ouvrage majeur (Violence in Republican Rome, Oxford, Clarendon Press, 1968, 1999²) souligne l’omniprésence de la violence et l’importance de l’usage de la violence privée dans l’histoire de Rome. La violence est perçue comme nécessaire pour la sécurité même des individus et des groupes composant la société romaine. Les Romains sous la République perçoivent la sécurité comme issue du conflit plus que de la répression. Les Romains cherchaient à maintenir un niveau de violence acceptable, bien plus qu’une sécurité totale et les différentes mesures, de la loi des XII Tables jusqu’à la législation contre la violence politique, d’époque gracquienne, visent surtout à éliminer toute violence infructueuse.
Dans « The problem of fanaticism », p. 227-260, Ramsay Mac Mullen évoque le problème du fanatisme, qu’il définit comme la dévotion à une croyance religieuse pour laquelle on va jusqu’à mourir, si besoin. Le fanatisme ainsi déterminé ne se rencontre pas dans le cadre du polythéisme, mais dans celui des monothéismes. Ce fanatisme serait également caractérisé par son irrationalité : « They were inspired rather by feelings, not thoughts ». Il ne peut être contrôlé, sauf par le recours à une force radicale : la guerre ou les sanctions capitales. Sont analysés selon ce prisme les révoltes juives contre Rome et les conflits au sein même des communautés chrétiennes, afin de mettre en évidence les émotions qui sous-tendent, selon l’auteur, ce fanatisme.
Yann Rivière, « L’Italie, les îles et le continent : recherches sur l’exil et l’administration du territoire impérial (Ier-IIIe siècles) », p. 261-310, propose un nouveau chapitre d’une recherche entamée dans un précédent article (« L’interdictio aqua et igni et la deportatio sous le Haut-Empire romain (étude juridique et lexicale) », dans Exil et relégation : les tribulations du sage et du saint durant l’Antiquité romaine et chrétienne (Ier-VIe s. ap. J-C), Paris, De Boccard, 2008, p. 47-113. L’exil est ici présenté comme une pratique sécuritaire, dont les modalités sont analysées sous différents angles, aux premiers siècles de l’empire. Une étape déterminante est constituée par la mesure de 12 ap. J.-C., par laquelle les condamnations à l’interdiction de l’eau et du feu sont assorties d’un confinement dans une île : ainsi les exilés ne peuvent plus choisir le lieu de leur séjour. Ce raidissement semble dû à la perspective de la succession d’Auguste mais annonce également des dispositions encore plus contraignantes sous le règne de son successeur, Tibère : l’interdiction faite aux condamnés de tester. L’auteur dessine ensuite une géographie de l’exil. La volonté d’éloigner les condamnés et de les rendre inoffensifs par le choix du lieu d’exil dépend de la philanthropia du prince : « (…) l’exil des adversaires de l’empereur ou de l’ordre impérial permet d’éviter une mise à mort qui fragiliserait le prince en suscitant des opposants à sa cruauté ». De cela découle la mise en place d’un système double : la relegatio d’une part et l’aqua et igni interdictio remplacée par la deportatio sous les Sévères, d’autre part. L’auteur exprime le regret (p. 310) de n’avoir pu présenter la suite de son enquête, sur les pouvoirs du Préfet de la Ville, regret partagé par le lecteur, qui regrette de même l’absence de toute discussion
concernant cet article.
Si le sujet est loin d’être épuisé, ces contributions ainsi que l’épilogue (p. 311-316) constituent un point de départ pour toute réflexion sur l’ordre public.
Hélène Ménard