Le livre de Sebastian Schmidt-Hofner (ici SH), professeur d’histoire ancienne à l’université de Tübingen, s’ouvre par le commentaire de deux thèmes de l’Oraison funèbre de Lysias, à savoir la guerre, considérée comme « marque identitaire des Grecs » (p. 11), et l’attachement à la liberté. Le lecteur n’est pas véritablement surpris. On aurait pu s’attendre, toutefois, à la remise en cause de cette vieille opinio communis, jamais sérieusement étayée, consistant à dire que les Grecs n’ont vécu et pensé que par les guerres, incessantes et meurtrières, surtout au IVe siècle (voir p. 293). SH n’a pas lu Pascal Payen, qui adopte une position bien différente et plus appropriée : « la guerre de conquête n’est pas inscrite au programme politique de la cité grecque. (…) Le politique tel qu’il est pratiqué dans les cités est un antidote toujours disponible à la guerre »[1]. Selon SH, les deux concepts, guerre et liberté, fusionnent en quelque sorte dans celui de « guerre de libération », que SH met particulièrement en évidence à la fin de son ouvrage : Thèbes et la Sparte d’Agis III se révoltent contre le tyran Alexandre, Timoléon – SH bouscule un peu l’ordre chronologique – libère la Sicile de tous ses oppresseurs et la guerre lamiaque est le dernier Freiheitskrieg mené par les Grecs (p. 340-351). Certes, SH ne nie pas la part de propagande idéologique d’une telle vision, mais il me paraît accepter telle quelle cette construction intellectuelle alors qu’elle demanderait à être considérée avec davantage de recul. Au vrai, SH ne compose ni plus ni moins qu’une histoire politique de la Grèce classique qui ne veut pas dire son nom, et le couple guerre-liberté en est le très vague fil conducteur. Le plan, chronologique, est attendu : guerre contre les Perses ; Athènes et sa démocratie, Sparte ; guerre du Péloponnèse ; hégémonies de Sparte et de Thèbes, instabilité dans les cités grecques ; « renaissance » (sic) grecque à l’ombre de la Macédoine. L’accent est mis sur les relations internationales, les conflits, la politique intérieure, les régimes politiques, les idées et la culture. L’économique et le social sont assez peu présents ; la religion n’est pas prise en compte. La période couverte va de la révolte de l’Ionie à la fin de la guerre lamiaque. L’aire géographique considérée est, elle aussi, « classique » : Grèce égéenne et, dans une certaine mesure, Occident grec. Sont, en revanche, terrae incognitae, par exemple la Cyrénaïque, le royaume bosporain ou Olbia pontique. La conclusion, courte et grandiloquente, remet en cause l’idée d’un déclin des cités grecques au IVe siècle, ce qui a été fait depuis bien longtemps.
Certaines idées, répandues, sont développées avec une certaine emphase, comme, par exemple, l’importance des guerres médiques pour la construction de l’identité de la polis (p. 69-81), et l’on se demande s’il est opportun de rapporter, même avec un regard critique, les théories oiseuses qui voient dans les guerres médiques l’« Ursprungsmythos de l’Europe et de l’Occident » (p. 68). On est surpris parfois par certains jugements. Ainsi, SH (p. 22) réduit Hérodote à des clichés (son goût du sensationnel, sa mauvaise information, son déterminisme culturel…), omettant de signaler qu’il a, avant tout, transmis un savoir historique et ethnographique colossal. Quant à Ctésias, authentique historien, sans lequel le nom de la bataille de Counaxa ne serait jamais parvenu jusqu’à nous, SH, ignorant l’état de l’art, en est encore à se demander s’il a transmis « plus que du légendaire » (p. 19) ; au sujet des rois mèdes (p. 23), il fallait mentionner la liste qu’en donne Ctésias (Diodore 2.33) et qui concurrence la liste de la tradition hérodotéenne. À propos de l’épisode, en Perse, de l’usurpateur Bardiya (le faux Smerdis d’Hérodote), SH (p. 28) présente comme étant une certitude que toute l’histoire a été inventée par Darius pour masquer ses propres méfaits ; or la prudence est de mise : c’est là une hypothèse, qui n’est pas plus fondée que d’autres, d’après P. Briant[2]. Que le phoros des alliés ait servi au financement de la construction du Parthénon (p. 103) est une opinion ancienne qui a été contestée[3] : SH omet ce débat. Dire (p. 137) que beaucoup de prisonniers de guerre grecs sont devenus des esclaves (en milieu grec, apparemment) est excessif ; c’est oublier les pratiques, plus courantes, de la rançon ou de l’échange de prisonniers.
La maîtrise de la langue grecque n’est pas sans défaut. Ainsi (p. 150), Hikétides – titre d’une pièce d’Euripide – signifie « les suppliantes » et non pas « les mères suppliantes ». P. 226 : Athènes est une polis tyrannos ; l’expression, telle quelle, avec deux substantifs qui se suivent, n’est pas correcte grammaticalement et peut infléchir le sens ; chez Thucydide (1.122.3 et 124.3), la polis athénienne est considérée comme un tyrannos, ce dernier terme étant grammaticalement attribut. P. 231 : autonomos, d’après un passage de Xén., Hell. ; il faut mettre le pluriel autonomoi, à partir de l’original autonomous. P. 255 : la seconde confédération athénienne est définie comme ein Verteidigungsbündniss, eine symmachia ; il s’agit bien d’un « traité d’alliance défensif », mais le mot grec est épimachia. Au reste, en 1902 déjà, Eduard Meyer (cité pourtant par SH au début de sa bibliographie) disait justement de cette confédération qu’elle avait d’abord la forme d’une Defensivallianz et que, avec les circonstances, elle était devenue rapidement un Schutz- und Trutzbündniss, une alliance à la fois défensive et offensive[4].
On relève des négligences ou inexactitudes. Ainsi, p. 39 : Polycrate de Samos n’a pas été « renversé par les Perses » ; Polycrate a été victime à la fois de sa propre cupidité et de l’animosité personnelle du satrape Oroitès, qui l’a assassiné et qui plus tard fut assassiné à son tour sur ordre de Darius (Hdt 3.120‑125). P. 47 : SH affirme que, au cours de la bataille de Ladè (494), « les gros contingents de Samos et de Lesbos s’enfuient » ; en réalité : 1) tous les Samiens ne trahissent pas puisque, des 60 vaisseaux samiens, 11 restent. 2) Samiens et Lesbiens ne sont pas les seuls alliés à s’enfuir. 3) Les Chiotes forment le plus gros contingent et, eux, ne trahissent pas (Hdt 6.8 et 14-15). P. 48 : la flotte perse envoyée dans les Cyclades en 490 est commandée par Datis ; SH omet Artaphernès, neveu de Darius, qui commande avec Datis (Hdt 6.94 et 119). P. 60 : aux Thermopyles, « des transfuges grecs » indiquent aux Perses un sentier pour contourner le système défensif de Léonidas ; Hérodote attribue ce rôle au seul Malien Éphialtès (Hdt 7.213-214). P. 48 : les Érétriens sont déportés en Mésopotamie ; non, ils le sont plus à l’est, en Kissie (Élam), selon Hdt 6.119. P. 120 : les hippeis, à Athènes, ne se définissent pas comme « ceux qui peuvent se payer un cheval de combat ». P. 155 : hilotes signifie vermutlich « prisonniers » ; d’après J. Ducat[5], pourtant cité par SH, aucune étymologie de ce mot n’est assurée. P. 183 (et ailleurs) : mentionner, pendant la guerre du Péloponnèse, la peste à Athènes sans, au minimum, mettre des guillemets au mot « peste » (typhus? autre épidémie?) laisse perplexe. P. 189 : Cléon, Hyperbolos et… Nicias sont cités comme les représentants d’un nouveau style d’hommes politiques ; Cléon et Nicias sont en réalité deux figures radicalement opposées[6]. P. 224 : il convient d’écrire que Lysandre aurait fait tuer – et non pas « a fait » tuer – les 3 000 Athéniens faits prisonniers à Aigos Potamoi, selon Xénophon, Hell. 2.1.32 (non cité par SH) ; J.-Fr. Bommelaer[7], arguments à l’appui, doute fort, avec raison, de l’authenticité de ce massacre, et il est probable que seul le stratège Philoclès a été exécuté. P. 313 : Pella est un « port », sic (Hafenort), bien situé stratégiquement et facilitant les communications (!?) ; cette curieuse méprise montre que SH ne saisit pas l’importance que prendra pour Philippe le contrôle de cités portuaires comme Pydna, Méthonè ou Pagases. P. 328 : parler uniquement, alors que SH s’appuie sur Diodore 16, de erste Vorauskommandos macédoniens passant en Asie Mineure en 336, frise le contresens ; il s’agit en fait d’une véritable armée, commandée par des généraux prestigieux, Attale et Parménion, que Memnon de Rhodes affronte, et qui était composée, selon Polyen 5.44.4, de 10 000 hommes.
Une synthèse historique oblige, certes, à des choix. On peut toutefois regretter des lacunes ou des omissions, particulièrement dans le domaine, privilégié par SH, de la guerre. Ainsi, il n’y a pas un mot sur le siège et la destruction de Milet par les Perses en 494. Salamine, la bataille navale par excellence de l’Antiquité grecque, méritait davantage que 4 lignes (p. 64) et SH aurait pu citer l’étude de G. Roux sur le déroulement des combats et la tactique mise en oeuvre[8]. Et, au sujet de Marathon (p. 50‑51), l’historiographie a relevé depuis longtemps la présence probable d’esclaves parmi les combattants, ce que SH semble ignorer. Le siège de Samos par les Athéniens en 440 méritait, lui aussi, davantage qu’une allusion (p. 104) : c’est le premier grand siège mené par des Grecs, avec une poliorcétique digne de ce nom. Un événement aussi important que l’expédition des 10 000 est traité avec légèreté : il est inexact de dire que Cyrus a besoin de « la flotte de Sparte », et qu’il l’obtient, pour lutter contre son frère Artaxerxès (p. 227) ; en réalité, à la demande de Cyrus, le Spartiate Chirisophe, envoyé par sa cité, rejoint le reste de l’armée par bateau à Issos (Xén., An. 1.4.3), et ce ne sont pas les navires qui importent, mais les 700 hoplites qu’il commande ; l’appel à des cités est d’ailleurs exceptionnel : Cyrus fait venir des chefs de guerre accompagnés de leurs soldats et libres de tout engagement vis‑à‑vis de leur cité d’origine. Il est faux d’affirmer que, dans les deux camps, figuraient des milliers de mercenaires grecs (p. 270) : aucune source ne mentionne la présence de mercenaires grecs dans l’armée d’Artaxerxès ; celle-ci a été recrutée dans tout l’Empire perse (Diodore 14.22.1) et, au début du Ve siècle, les Grecs sont utilisés par les satrapes et non pas par les souverains achéménides[9]. La question du mercenariat au IVe siècle est analysée de manière indigente (p. 269‑270) et l’ouvrage de référence sur le mercenariat grec[10] pouvait être connu de SH. Parmi certains choix discutables, on laissera l’historien juge : pour la pensée politique, SH consacre 5 pages à Platon et même pas 2 à Aristote (p. 302-308). En outre, s’agissant de la stasis (thème cher à SH, qui n’en voit pas la complexité), SH ne signale pas la définition très particulière qu’en donne Platon, à savoir la guerre entre tous les Grecs, le polémos désignant pour lui la guerre entre Grecs et Barbares. Au sujet du théâtre, la tragédie (Euripide en particulier) est nettement privilégiée par rapport à la comédie d’Aristophane. Isocrate, souvent cité, semble être pour SH une figure incontournable.
En matière de sources grecques, le lecteur est quelque peu gêné. Très souvent, les sources ne sont pas mentionnées avec précision (par ex. Hérodote et les guerres médiques) et l’impression laissée est qu’elles sont utilisées le plus souvent de seconde main. Si le lecteur s’amuse à contrôler les textes référencés, il peut être surpris. Ainsi, p. 328, selon SH citant Diodore 16.89.2 et 90.2, la mission de l’armée macédonienne partie en Asie en 338 est de « libérer les cités grecques » ; double erreur de citation : l’expression éleuthéroun tas Hellenidas poleis apparaît seulement en 16.91.2. Cependant, le lecteur peut suivre les inspirateurs contemporains grâce à la bibliographie donnée à la fin du livre, suivant le fil des divers développements. Cette bibliographie, dont certaines lacunes sont notées plus haut ou plus bas, est principalement en langue allemande et le plus souvent récente. On est assez surpris, en ce qui concerne la Sicile, de l’oubli par SH de la synthèse de M. Dreher[11], parue pourtant chez le même éditeur, C. H. Beck, et qui, en considération des données archéologiques, est à préférer, évidemment, à la synthèse bien connue de M. I. Finley[12], citée p. 359.
De manière globale, le Ve siècle et la période allant jusqu’à 360 environ, notamment la guerre du Péloponnèse et celle de Corinthe, sont des pans d’histoire que SH analyse conformément à la tradition historiographique. Mais a-t‑on besoin d’une synthèse supplémentaire là‑dessus? En revanche, à partir de l’entrée en scène de Philippe, le propos est si maigre qu’on doute que le lecteur puisse saisir la cohérence et la portée des événements. Par exemple, au sujet de la 3e guerre sacrée, les faits sont incompréhensibles parce que SH ne mentionne pas explicitement qu’Athènes est l’alliée des Phocidiens ou que (pire encore) Thèbes et Philippe sont alliés presque jusqu’à la veille de Chéronée et que Philippe aura cherché en priorité à éviter une alliance entre Athènes et Thèbes. Comment traiter sérieusement, en moins d’une page (p. 322-323), d’événements aussi complexes que les négociations et la conclusion de la paix de Philocrate, la capitulation des Phocidiens et le règlement de la guerre sacrée? En outre, à considérer, pour cette même période, le thème de la guerre cher à SH, rien n’est dit du plan militaire de Démosthène (1re Phil.), de sa politique du containment[13], du maillage des routes, tours, forts contribuant à la défense de l’Attique[14], de la loi d’Eubule sur le Théorique, qui entrave le budget militaire. Les questions financières, si importantes pour la guerre, sont quasiment hors du débat : réformes diverses de l’eisphora et de la triérarchie, débats historiographiques sur la nature de la syntaxis[15]. Toutes ces problématiques, non évoquées, déterminent face à la guerre diverses mentalités ou attitudes que SH ne perçoit pas. Et, s’agissant du thème de la liberté, certains discours de Démosthène sont passés sous silence (Pour la liberté des Rhodiens, Pour les Mégalopolitains) ; au lieu de cela, SH (p. 329) fait de la ligue de Corinthe de 337 – sans Sparte! – une sorte de remake de la ligue hellénique de 481 sous prétexte, notamment, que les acteurs se réunissent à chaque fois à Corinthe.
La liste des points à reconsidérer n’est pas close. On se demande si cet ouvrage n’a pas été écrit avec une certaine hâte. Et comme le sujet n’est pas neuf, l’utilité d’une telle synthèse paraît limitée.
Bernard Eck
[1]. Les Revers de la guerre en Grèce ancienne, Paris 2012, p. 335-336.
[2]. Histoire de l’Empire perse, Paris 1996, p. 113 sqq.
[3]. Voir par ex. deux articles d’A. Giovannini, Historia 39, 1990, et 46, 1997.
[4]. Geschichte des Altertums, vol. 5, Stuttgart 1902, p. 382.
[5]. Les Hilotes, Paris 1990, p. 10.
[6]. Voir par ex. Ed. Will, Le Monde grec et l’Orient, tome 1, Paris 1972, p. 323-324, que SH aurait dû noter dans sa bibliographie.
[7]. Lysandre de Sparte, Paris 1981, p. 103 sqq., non cité.
[8]. « Eschyle, Hérodote, Diodore, Plutarque racontent la bataille de Salamine », BCH 98, 1974, p. 51-94.
[9]. Voir G. F. Seibt, Griechische Söldner im Achaimenidenreich, Bonn 1977, non cité.
[10]. M. Bettalli, Mercenari. Il mestiere delle armi nel mondo greco antico, Rome 2013.
[11]. Das antike Sizilien, Munich 2008.
[12]. Ancient Sicily, Londres 1979.
[13]. Voir P. Carlier, Démosthène, Paris 1990, non cité.
[14]. Voir J. Ober, Fortress Attica, Leyde 1985, non cité.
[15]. Voir M. Dreher, Hegemon und Symmachoi…, Berlin 1995, pourtant cité par SH.