Confronté à une hausse ininterrompue du nombre de publications, ce dont témoigne éloquemment l’obésité des dernières livraisons de L’Année philologique, le chercheur est tenté de se fonder principalement sur les dernières études en assignant en quelque sorte une date de péremption aux travaux les plus anciens. La collection « Oxford Readings in Classical Studies », qui regroupe une série d’articles fondamentaux déjà publiés autour d’un thème ou d’un auteur en particulier, permet de lutter contre un tel travers.
Commençons par donner le nom des auteurs et le titre de leur article (parfois traduit d’une langue étrangère). Nous ajoutons la date de première parution de l’article et sa langue originale quand ce n’est pas l’anglais ; de surcroît nous signalons par un astérisque les travaux qui sont en fait des chapitres extraits de monographies :
1. W. W. Batstone et A. Feldherr, « Introduction » (inédit).
2. K. Latte, « Sallust, Diction and Sentence Structure, Narrative Style and Composition, Personality and Times » (1935, allemand).
3. D. C. Earl, « The Moral Crisis in Sallust’s View » (1961*).
4. R. Renehan, « A Traditional Pattern of Imitation in Sallust and his Sources » (1976).
5. E. Schwartz, « The Accounts of the Catilinarian Conspiracy » (1897*, allemand).
6. W. W. Batstone, « Intellectual Conflict and Mimesis in Sallust’s Bellum Catilinae » (1990).
7. E. Gunderson, « The History of Mind and the Philosophy of History in Sallust’s Bellum Catilinae » (2000).
8. D. S. Levene, « Sallust’s Catiline and Cato the Censor » (2000).
9. Chr. S. Kraus, « Jugurthine Disorder » (1999).
10. D. S. Levene, « Sallust’s Jugurtha: An ‘Historical Fragment’ » (1992).
11. Th. Wiedemann, « Sallust’s Jugurtha: Concord, Discord and the Digressions » (1993).
12. U. Egelhaaf-Gaiser, « Non sunt conposita verba mea: Reflected Narratology in Sallust’s Speech of Marius » (2010, allemand).
13. Fr. Klingner, « On the Introduction to Sallust’s Histories » (1928, allemand).
14. A. La Penna, « The Histories: the Crisis of the Res Publica » (1968*, italien).
15. A. Feldherr, « The Faces of Discord in Sallust’s Histories » (inédit).
16. P. J. Osmond, « Princeps Historiae Romanae: Sallust in Renaissance Political Thought » (1995).
Passons à présent au traditionnel aperçu des contributions, en nous intéressant plus particulièrement à celles qui n’ont pas donné lieu à un résumé dans L’Année philologique, soit qu’elles aient été extraites d’une monographie, soit qu’il s’agisse d’une étude inédite.
La riche introduction des deux éditeurs, après avoir mis l’accent sur certains aspects de la vie et de la carrière de Salluste, retrace les variations de la réception de l’historien chez les critiques de la fin du XIXe siècle au début du XXIe. À cet égard on constate que l’attention se déporte progressivement sur l’écriture des œuvres plutôt que sur leur valeur historique – l’intérêt pour l’intertextualité en est un bon exemple.
Les articles ici proposés, au lieu d’être disposés suivant un ordre platement chronologique, forment un parcours de lecture de l’œuvre sallustéenne, comme cela apparaît bien dans le sommaire que nous venons de reproduire.
K. Latte met en évidence des traits stylistiques caractéristiques de Salluste, aussi bien sur le plan de la phrase (goût pour les oppositions binaires à travers des chiasmes ou des effets rythmiques, formulations nouvelles et/ou déroutantes, infinitifs de narration, hellénismes) que de la composition des récits et des monographies : ils sont moins les marques d’une virtuosité du reste incontestable que le reflet du pessimisme de Salluste et des tensions internes qui le traversent. – D. C. Earl explique l’idéalisation par Salluste de la première partie du IIe siècle av. J.-C. au titre de la prépondérance qu’il accorde à la concordia : aussi attribue-t-il à la date de 146 av. J.-C. (prise de Carthage) un rôle pivot dans l’histoire romaine, alors même qu’en réalité – et il ne pouvait l’ignorer – la corruption et l’indiscipline étaient déjà à l’œuvre depuis longtemps ; voilà qui relève d’une vision donnant le primat aux facteurs moraux sur les considérations sociales. Le vocabulaire utilisé range Salluste dans le camp des populares, quoique à ses yeux les Gracques eux-mêmes n’aient pas été épargnés par l’avènement de l’ambitio. – R. Renehan s’attache à déceler la signification de l’imitation par Salluste d’auteurs plus anciens. Salluste ne s’est pas seulement plu à reprendre un passage bien connu ; il a aussi bâti un système d’allusions qui ne se dévoile qu’à condition d’avoir en tête à la fois la citation originale et son contexte de départ.
E. Schwartz, après s’être intéressé à la façon dont Cicéron lui-même avait traité la conjuration de Catilina, juge que Salluste, en accordant, au rebours de la tradition annalistique, le premier rôle à trois personnalités – Catilina, Caton et César – s’inscrit à sa façon dans la personnalisation radicale du pouvoir incarnée par César. Salluste, injuste envers Cicéron, n’a pas cherché de matériau inédit, mais s’est inspiré (pour en inverser la perspective) des écrits de l’Arpinate. – D’après W. Batstone l’obscurité qui entoure les opinions personnelles et le récit de Salluste dans la Conjuration de Catilina est à un certain degré une imitation délibérée du mystère, du secret et de l’incertitude qui environnent toute conspiration – l’objet central de la monographie : les mots équivalent donc aux faits. La préface est tout aussi hérissée de difficultés quand il s’agit de saisir la qualification morale de la gloria ou de l’animi uirtus : désabusé par son expérience politique, Salluste semble avoir renoncé à proposer une définition univoque en laissant à son lecteur le soin d’affronter cet obstacle. – E. Gunderson s’oriente dans la même direction en lisant le Catilina à la lueur de notions importantes abordées dans la préface, comme ingenium et memoria, dont le caractère se révèle instable et incertain, précisément parce que la monographie est le lieu où l’auteur, confronté à des circonstances perturbantes depuis l’épisode syllanien, perd son statut d’organisateur tout‑puissant, en particulier à partir du chap. 13. À l’inverse de Batstone cependant, Gunderson estime que ces échecs ne sont pas volontaires (cf. p. 169 et 202, n. 9). – D. S. Levene montre que l’emploi de Caton l’Ancien par Salluste ne se réduit pas à des imitations formelles, à la défense de certaines vertus romaines et à l’idéalisation du passé, mais qu’il est au cœur de paradoxes : ainsi Caton voulut la destruction de Carthage, qui est précisément selon Salluste le moment où les vices envahirent la cité – le vertueux Caton servant de modèle historiographique est dès lors aussi à l’origine de la décadence. C’est le même processus qui se jouera avec Catilina : son élimination est nécessaire mais entraînera un nouvel affaissement de la vertu.
Chr. Kraus affirme que sous le calame de Salluste Jugurtha est la source de toute une série de désordres non seulement pour Rome, mais aussi pour son propre récit. – D. S. Levene soutient que l’esthétique du Jugurtha (à la différence du Catilina et des autres ouvrages historiques légués par l’Antiquité) consiste notamment à s’offrir délibérément comme le fragment d’une œuvre plus vaste dont une grande partie est ostensiblement cachée aux regards – si l’on nous permet cette antithèse – et par là même objet de l’attention des lecteurs : pas d’effet de clôture, insistance dans la préface sur la guerre de Jugurtha comme maillon de l’histoire romaine plutôt que comme un grand événement en soi, allusions volontairement obscures par leur nature elliptique, traitement des personnages principaux non pour eux-mêmes mais en tant qu’ils appartiennent à un schéma de décadence plus vaste (en outre on n’assiste pas à la déchéance complète de Marius et de Sylla), ce qui s’impose d’autant plus que l’historien ne laisse la place à aucune voix remettant en cause un tel tableau. – Selon Th. Wiedemann les trois digressions du Jugurtha séparent les phases du conflit et soulignent la nécessité de la concordia : elles sont étroitement liées, d’un point de vue thématique, au reste du récit. – D’après U. Egelhaaf-Gaiser, le prologue du Jugurtha et le discours de Marius se répondent en mettant en valeur l’historiographie à laquelle se rattache Salluste par opposition à la tradition orale symbolisée par les imagines des gentes illustres ; une attention particulière est prêtée à la concurrence des voix du narrateur et de Marius, la première finissant par l’emporter sur celle du second qui est désavouée, tant l’écart est grand entre ses propos et ses actes tels que le récit les rapporte.
Fr. Klingner fait ressortir le pessimisme profond qui anime Salluste, en particulier au début de ses Histoires, par contraste avec l’une de ses sources principales, favorable aux optimates : Posidonius. – A. La Penna revient sur l’image défavorable de Pompée dans les Histoires, qui s’inscrit tout à fait dans le système de pensée sous-tendant le Catilina et le Jugurtha. À cet égard il n’y a pas d’évolution de la vision du monde propre à Salluste, qui se caractérise par une polémique anti-aristocratique et une crainte du désordre social : César pouvait incarner un point d’équilibre tentant. Le metus hostilis, le rationalisme, les souvenirs d’auteurs grecs classiques, le pessimisme sont d’autres éléments constitutifs des Histoires. – A. Feldherr met en relief la polarisation entre diverses entités qui caractérise le récit sallustéen dans les Histoires, répondant narratologiquement à la dichotomie structurante présente dès l’annonce du projet de l’historien dans le premier fragment conservé ; la discordia se retrouve aussi dans les portraits physiques et géographiques.
P. J. Osmond retrace l’usage varié (à l’appui de régimes libéraux aussi bien qu’autoritaires) que les penseurs politiques de la Renaissance firent de Salluste.
La valeur des travaux ici rassemblés est hors de doute : quoique certaines conclusions nous laissent dubitatif, il est clair que ce sont des enquêtes de premier ordre, fondées sur une connaissance profonde de Salluste et des travaux qui lui ont été consacrés. Ils ont apporté à leur parution des vues neuves qui expliquent que certains soient devenus des études de référence.
Certaines pages paraîtront peut-être un peu datées (ainsi le style reflétant l’état d’esprit de Salluste selon Latte ; la comparaison entre l’entourage de César et celui de Napoléon III à la p. 126) mais outre leur intérêt en tant que témoignages épistémologiques, le matériau fourni reste profitable, si bien que de telles enquêtes gardent une valeur par elles-mêmes.
En outre plusieurs articles proposent une méthodologie intéressante (par ex. Egelhaaf-Gaiser d’un point de vue narratologique ; Renehan et Wiedemann pour des thématiques courantes en historiographie), réunissent une documentation utile (Latte, Schwartz) et offrent une vision passionnante de la survie de Salluste (Osmond).
Observons enfin que dans l’ensemble c’est un Salluste bien particulier qui nous est présenté, c’est-à-dire un Salluste profondément pessimiste (Klingner notamment), d’une part, et équivoque, voire « déconstruit », d’autre part (Batstone, Gunderson, Kraus, Levene…) : son propos paraît manifester un désordre, une ambiguïté, voire un échec, que celui-ci soit délibéré ou non. L’article d’Earl, qui offre une lecture plus intentionnaliste, est d’ailleurs critiqué dans plusieurs études. Tout le monde ne partagera pas ces orientations, mais elles reflètent largement une tendance à l’œuvre depuis quelques décennies.
Cela posé, la question qui survient est au fond la même que pour la plupart des ouvrages de la série « Oxford Readings… » : à qui s’adresse un tel recueil ?
Aux spécialistes de l’historien ? Mais ils connaissent sans doute ces travaux, dont la plupart sont disponibles en ligne. Nous ne sommes pas certain que les brèves postfaces rédigées par certains auteurs afin de resituer leur travail, ses échos et ses limites, pour pertinentes qu’elles soient, justifient à elles seules d’acheter le volume. L’introduction et l’article de Feldherr, tous deux inédits et du plus haut intérêt, pousseront peut-être davantage un spécialiste à acquérir l’ouvrage, mais n’occupent qu’un dixième de celui-ci.
Aux étudiants de licence ou de master ? C’est ce que laisse penser l’addition de la traduction des passages cités en langues anciennes, mais alors il ne s’agira que d’étudiants anglophones, qui bénéficient de la traduction des quelques articles (cinq sur seize) qui n’étaient pas écrits en anglais au départ. En outre plusieurs caractéristiques rendent ces articles moins maniables qu’un Companion, par exemple leur longueur et les connaissances préalables qu’ils supposent, non seulement dans le champ antique, mais aussi dans la pensée moderne (Hegel, Freud, Lacan, Derrida et Foucault sont régulièrement cités).
N’en restons pas toutefois à un tel schéma, fort réducteur : pour un lecteur intermédiaire, c’est-à-dire un classiciste confirmé qui ne serait pas spécialement versé dans l’œuvre de Salluste, ce recueil est en effet tout indiqué, car il constitue un guide complet, exigeant et stimulant au-delà même de l’étude du natif d’Amiterne.
Le volume se présente sous la forme élégante et solide caractéristique des productions oxoniennes. On déplorera moins quelques coquilles que l’absence de la pagination originale de l’article parallèlement à celle de sa reproduction ; les adjonctions aux travaux originaux ne sont pas signalées et la cohérence dans la traduction (ou non) des citations en langue moderne fait défaut. Naturellement, aucune de ces réserves n’est très grave.
En somme, la lecture de cet ouvrage procure à la fois de l’intérêt, de l’agrément et le sentiment d’avoir une vue d’ensemble de la production sallustéenne ; les tendances actuelles de la recherche sont bien représentées, sans que soient effacées les approches antérieures. C’est un plaisir bien cher payé peut-être (100 £) pour des bibliothèques dont l’espace et les ressources sont comptés (de ce côté-ci de l’Atlantique et de la Manche du moins), mais ce regret d’ordre tristement prosaïque ne saurait éclipser la valeur intrinsèque du recueil ici recensé, pour laquelle notre reconnaissance doit aller à W. Batstone et A. Feldherr.
Guillaume Flamerie de Lachapelle, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 2 tome 122, 2020, p. 647-651