En l’espace de moins d’un an, Jean‑Manuel Roubineau a publié deux très beaux livres aux Presses Universitaires de France. En apparence, ces deux ouvrages pourraient paraître d’intentions fort différentes. Il n’en est rien : le premier, une vaste synthèse consacrée à l’histoire sociale des cités grecques, aborde, dans le temps long, tous les marqueurs (richesses, métiers, genre, âge, costumes, modes alimentaires, etc.) des inégalités structurelles des cités grecques[1]. Le second, à travers l’étude serrée de la vie d’un athlète du VIe s. av. J.-C., entend illustrer la naissance de la culture sportive dans l’Antiquité. De fait, il s’agit bien dans les deux cas d’histoire sociale même si les portes d’entrée dans cette réalité historiographique divergent : la première permet d’embrasser un champ immense par le haut, pourrait-on dire, offrant une large vue panoramique. La seconde, animée par la même volonté d’exploration, mais par le bas, s’ouvre sur une figure singulière, ce qui ne sera pas sans rappeler les méthodes de la microstoria de Ginzburg et des partisans d’une anthropologie historique revenue à l’échelle de la singularité existentielle : derrière la simple particularité d’une vie, il s’agit bien d’entrevoir une réalité sociale et culturelle beaucoup plus vaste.
Et c’est ce qui est offert ici, à travers cet essai consacré à Milon de Crotone (c.553-c.510/509), célèbre lutteur antique, adulé de son vivant et passé à la postérité en raison d’un palmarès sportif exceptionnel : vainqueur lors de nombreux concours athlétiques, il reste surtout le champion incontesté des Jeux olympiques qu’il remporta à sept reprises (mais aussi six pour les Jeux pythiques, neuf pour les néméens, dix pour les isthmiques !). Pour autant, l’homme est demeuré sans visage, faute d’un portrait réaliste qui nous soit parvenu : en effet, aucune statue – bien que nombreuses durant toute l’Antiquité gréco-romaine – n’a survécu aux ravages du temps et les descriptions des textes littéraires demeurent souvent très vagues ou déformées par la légende. Car c’est bien cette dernière, construite dès le vivant de Milon, qui eut longtemps la faveur des auteurs anciens comme celle des Modernes qui lui consacrèrent romans, poèmes, chansons, pièces de théâtres, représentations figurées (tableaux, statues, timbres postaux) et, même, une marque – très répandue dans l’hémisphère austral – de boisson énergisante chocolatée. L’étude précise des rares données biographiques ainsi que celle de cette légende milonienne donne à voir trois « visages » du célèbre Crotoniaque, qui sont les trois grands axes sous-tendant le livre de J.-M. Roubineau (distribué cependant en neuf chapitres) :
1 – En tant qu’athlète aux qualités physiques et alimentaires hors-norme, Milon a souvent été comparé à Héraclès qui tenait une place de choix dans la culture athlétique : le héros mythique passait en effet pour l’inventeur de la lutte et du pancrace ainsi que le fondateur des Olympia. Objet de culte dans de nombreux gymnases, il demeurait le modèle incontesté de la plupart des athlètes. Comme lui, Milon réalisa des exploits extraordinaires grâce à sa puissance exceptionnelle : à la force de ses seuls bras, il aurait transporté sa propre statue, empêché une maison de s’effondrer, abattu des bœufs d’un coup de poing, etc. Comme Héraclès, Milon était autant à l’aise dans les sports « lourds » – les sports de combat, sa spécialité, qui nécessitaient une morphologie massive – que dans les sports « légers » puisqu’il remporta certaines épreuves de course, pourtant peu adaptées aux « gros » lutteurs : c’est aussi cela qui en faisait un athlète exceptionnel. Exceptionnel, Milon le fut enfin par la longévité de sa carrière sportive, régulièrement émaillée de victoires depuis ses douze ou quatorze ans (âge auquel il remporta ses premiers concours) jusqu’à la quarantaine passée, lorsqu’il se retira des compétitions.
2 – Milon fut un remarquable chef de guerre au service de sa cité, rivale de sa voisine Sybaris. Cette dimension militaire doublait celle du « bel » athlète, forcément masculin – Milon constituant l’exemple achevé de la virilité –, qui combinait tout autant force physique et courage moral (tant au gymnase qu’au combat) : on sait que les Anciens considéraient les exercices athlétiques comme utiles à l’hoplite, et tout particulièrement ceux pratiqués dans les sports de combat. Mais, là encore, le caractère exceptionnel de Milon semble s’imposer puisque c’est presqu’à lui seul qu’était attribuée la victoire de 511/510 av. J.-C. Encore une fois, sa valeur singulière paraissait surpasser la dimension collective du combat hoplitique, ce que l’on retrouve dans les biographies d’autres athlètes : comme beaucoup d’entre eux, Milon fut placé, lors de la bataille décisive, en tête de la phalange, ceint de ses couronnes olympiques et revêtu des attributs d’Héraclès (peau de lion et massue, une arme contondante qui nécessitait beaucoup de force). Cette position, qui visait peut-être à impressionner l’ennemi, n’était pas seulement due à sa valeur physique : ses victoires répétées lors des compétitions sportives conféraient à l’athlète-soldat une force magique (kudos) insufflée par les dieux, sorte de mana qui se devait d’irriguer tous les autres fantassins.
En tant que citoyen de sa cité, Milon fut aussi prêtre d’Héra, une charge prestigieuse puisque la déesse tenait une grande place dans le panthéon de Crotone mais également dans l’univers religieux des athlètes. S’il fut l’un des premiers lutteurs à connaître une professionnalisation de sa carrière sportive, on voit que celle-ci n’excluait pas les fonctions politiques ainsi que de grandes qualités civiques (prêtrise, soldat).
3 – Enfin, Milon fut un membre (et même, semble-t-il, l’un des piliers) de la secte pythagoricienne, ayant épousé Myia, l’une des filles du grand physicien venu s’installer à Crotone vers 532/531 av. J.-C. Cette « conversion » radicale, sur le tard, à un idéal de vie mesuré (eusarkia), loin de toute gloire, exploit ou excès de tous ordres (sportifs, alimentaires, sexuels), revêt là encore un caractère exceptionnel. Toutefois la transformation ne fut peut-être pas complète, si l’on suit la légende, puisque son orgueil démesuré finît par le rattraper, comme le montre le lamentable épisode de sa mort (toutefois, on retiendra qu’il est plus probable qu’il soit décédé dans l’incendie criminel de la maison de Pythagore vers 510/509 av. J.-C.) : les bras coincés dans le tronc d’un arbre qu’il avait eu l’audace de vouloir fendre à mains nues, il aurait été dévoré par des bêtes sauvages. C’est là une « mort paradoxale » (L. Jerphagnon) qui n’étonnera pas puisqu’il était courant que les philosophes antiques meurent par là où ils avaient pensé ou péché : qu’on songe à Thalès mort de soif alors qu’il considérait l’eau comme principe vital, à Zénon de Kition défenseur de l’âme-souffle et mort étranglé, à Diogène qui se vantait de vivre comme un chien et fut dévoré par plusieurs d’entre eux, etc. Athlète orgueilleux et vorace, Milon ne pouvait, dans sa légende édifiante, que se prendre au piège de sa démesure et de sa propre force pour finir dévoré par des bêtes plus féroces que lui.
Une autre grande qualité de ce livre est qu’il invite, derrière d’autres travaux, à s’interroger sur la naissance du sport dans l’Antiquité : car les activités athlétiques des Grecs, n’en déplaise à certains historiens du sport moderne, étaient bien caractérisées par les quatre critères habituellement retenus : il s’agissait d’activités motrices, codifiées, compétitives et institutionnalisées. On voit aussi apparaître, avec Milon, une diététique sportive, certes exceptionnelle – il aurait été capable de manger un bœuf entier (bouphagos) ! –, mais qui recouvre néanmoins une réalité. Il faut donc considérer les prouesses alimentaires et musculaires du Crotoniaque comme une transposition légendaire de la diète (dévorer un bœuf entier, c’était en réalité manger de la viande à tous les repas) et des exercices d’entraînement (tenir une grenade dans sa main sans que l’on puisse lui faire lâcher, pour travailler les saisies fortes ; se tenir sur un disque enduit de graisse sans être repoussé, pour fortifier ses appuis au sol, etc.) auxquels les athlètes s’astreignaient quotidiennement. Car il s’agissait bien d’un véritable programme de préparation physique, rationalisé, dont nos champions contemporains sont familiers. Comme pour eux, l’alimentation antique s’adaptait en fonction des types de qualités physiques recherchées, la diététique des athlètes « lourds » – on notera la comparaison éclairante avec le sumô japonais – étant distincte de celles des athlètes « légers ».
Milon a vécu dans une période, le VIe s.av. J.‑C., marquée par une véritable « révolution agonistique » qui a vu s’institutionnaliser les prestigieux concours « stéphaniques » (Pythiques, Néméens, Isthmiques, Olympiques) et, plus lucratifs, les concours « chrématiques » dotés de prix à valeur marchande. C’est aussi l’époque où se mettent en place les grandes infrastructures sportives (premiers stades et gymnases, où la nudité devient la règle en même temps qu’y sont interdits les esclaves), le calendrier des concours (période) et les représentations (théâtrales, figurées, poétiques) attachées aux athlètes. C’est tout ce nouvel arrière-plan culturel – naissance d’une culture corporelle en même temps qu’agonistique –, qui va devenir un élément fondamental de la civilisation grecque, que la vie et la légende de Milon permettent d’entrevoir. Cette mutation importante ne faisait, bien évidemment, pas l’unanimité chez les auteurs anciens, comme le prouve l’épisode de la défaite de Milon face au bouvier étolien Titormos : ce dernier incarnerait une sorte de contre-culture athlétique puisque sa force physique, elle aussi extraordinaire, ne devait rien à l’entraînement, quelque peu artificiel et confiné dans les gymnases urbains, d’un athlète recherchant avant tout la notoriété. Au contraire, Titormos mettait sa force au service d’une activité utile et désintéressée – l’agriculture –, pratiquée au grand air, au sein d’un monde rural dont les valeurs traditionnelles étaient régulièrement louées par les philosophes et les moralistes. À ce titre, Milon illustre donc tout autant une figure nouvelle du paysage social des cités grecques, celle de l’athlète qui émergeait en même temps que celles du citoyen et du soldat auxquelles elle était intimement liée, qu’une forme de professionnalisation et de starisation qui contredisaient l’idéal politique de l’amateurisme et de la mesure civique. Il s’agit donc bien d’une « figure paradoxale » : par ses prouesses hors norme, par son activité internationale, l’athlète outrepassait le cadre civique même s’il contribuait à la valorisation de celui-ci.
Enfin, en tant que champion venu de Grande Grèce, Milon illustre la diffusion méditerranéenne de la culture agonistique, au-delà de son seul foyer originel (le Péloponnèse) : Crotone était considérée comme une cité eustéphanos, « bien couronnée » (de victoires), puisqu’elle a donné naissance à de nombreux champions entre le viie et le début du Ve s. av. J.‑C. Cette tradition sportive forte était-elle en lien avec les conceptions politiques pythagoriciennes qui associaient étroitement citoyenneté et pratiques hygiénistes ? Avec l’émergence précoce de la démocratie en Italie du sud – une hypothèse qui ne cadre pas vraiment avec les succès importants aux concours d’autres cités oligarchiques ? Avec le développement d’une célèbre école de médecine, Crotone passant pour la cité « de la santé » (Krotônos hygiesteros) ? Les hypothèses restent toujours ouvertes.
Ce sont aussi ces interrogations multiples qui rendent le livre passionnant. D’une écriture fluide, sans pour autant renoncer à de solides références scientifiques, l’auteur y déploie une grande érudition, aussi à l’aise dans la lutte, le pugilat ou le pancrace antiques que dans les sports de combat modernes et les arts martiaux extrême-orientaux.
Philippe Lafargue
[1]. J.-M. Roubineau, Les cités grecques (vie-iie siècle av. J.-C.). Essai d’histoire sociale, Paris 2015 (cf. REA 118, compte rendu, p. 686).