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Le premier volume de la série Recherches archéologiques franco-albanaises, inaugurée par l’École française d’Athènes, offre aux spécialistes de l’Illyrie méridionale et plus généralement aux historiens de l’Antiquité gréco-romaine un bel ouvrage sur les monnaies d’argent émises par la cité de Dyrrachion avant l’époque romaine. Tiré d’une thèse soutenue par Albana Meta en 2013, ce travail rétablit l’équilibre entre cet atelier et son voisin d’Apollonia, que les études de Shpresa Gjongecaj et Olivier Picard ont permis de bien connaître. Curieusement, celui de Dyrrachion, premier établissement pourtant à frapper monnaie dans la région, ne semble pas avoir bénéficié de la même attention. Ce n’est pas le moindre mérite d’A. Meta de lui rendre la juste place qui lui revient.

Pour ce faire, l’auteur a rassemblé un très important matériel, dont des faux et des imitations antiques (p. 243-245), issu aussi bien des collections de cabinets publics et privés que de ventes aux enchères et de trésors parfois inédits. L’imposant catalogue qui en a résulté, et dont le contenu, réalisé avec soin et méthode, couvre plus de cent pages (p. 9-130) et pas moins de 81 planches de très belle facture, présente l’ensemble des productions monétaires de Dyrrachion entre le début de l’époque classique et la fin de la période hellénistique. Les pièces y sont rangées dans l’ordre chronologique des émissions et selon les liaisons de coins. Se succèdent ainsi trois grandes séries de monnaies grâce auxquelles A. Meta restitue une histoire de Dyrrachion que les sources épigraphiques et littéraires passent trop souvent sous silence.

La première série regroupe des statères de ± 8,40/8,60 g (p. 15-25) et des drachmes de 2,80 g (p. 25, un seul exemplaire conservé) affichant des types corinthiens marqués d’une massue, symbole de Dyrrachion : Pégase volant au droit et tête d’Athéna au revers pour les statère ; tête de Ménade au droit et Pégase marchant au revers pour les drachmes. Les statères les plus anciens (p. 15), produits vers 480 et en 436/435 a.C., l’ont été à une époque où Dyrrachion était encore connue sous son premier nom, Épidamne, comme l’attesterait la lettre E apposée sur les monnaies de la fin du Ve siècle (les précédentes sont anépigraphes). Selon A. Meta (p. 137-138), les premières pièces, émises près de deux siècles après que la cité fut fondée par Corinthe et Corcyre, auraient été émises en réalité, comme celles d’Ambracie, par les Corinthiens qui auraient reçu de Dyrrachion « une certaine masse d’argent transformée en monnaie » (p. 138) pour faire la guerre aux Perses durant les guerres médiques. Il en serait allé de même pour les exemplaires de 436/435 a.C. dont l’émission aurait permis aux Corinthiens de financer cette fois leur campagne contre Corcyre, prélude à la guerre du Péloponnèse (p. 138-141). Ceci explique sans doute pourquoi aucune de ces pièces n’a été trouvée sur le territoire de Dyrrachion, ni même dans les régions alentours.

Des considérations militaires expliqueraient également les statères les plus récents de la série (p. 15-25), les premiers que l’on connaît au nom de Dyrrachion (ΔΥΡΡΑΧΙΝΩΝ) et que l’on peut de ce fait attribuer avec certitude à la cité. Selon A. Meta (p. 135), les habitants n’avaient pas frappé de telles monnaies jusqu’alors « pour des raisons politiques liées à une aristocratie traditionnelle, ou parce qu’(ils) n’en éprouvai(en)t pas le besoin économique » (p. 135). Cela étant, quand la nécessité de numéraire se faisait sentir, ils se satisfaisaient, semble-t-il, des monnaies étrangères, en particulier celles de Corinthe et de Corcyre.

Beaucoup plus nombreux que ceux du siècle précédent (44 coins de droit identifiés au lieu de 3), les statères du IVe siècle a.C. auraient été frappés avant 344 pour les plus anciens et avant 308-306 a.C. pour les plus tardifs. Comme le suggère leur présence uniquement dans des trouvailles faites en Sicile et (dans une moindre mesure) en Grande-Grèce, ces monnaies furent émises très probablement pour soutenir l’effort de guerre de Timoléon contre Carthage dans la région, puis pour financer le programme de colonisation lancé par ce dernier en Sicile (p. 141-143). C’est sans doute de cette époque que datent également les drachmes de Dyrrachion à types corinthiens (p. 151).

La deuxième série (p. 27-59) rassemble pour sa part des statères dont le poids est désormais de ± 10,60/10,70 g. Ceux-ci sont beaucoup plus nombreux que par le passé, comme l’attestent les 118 coins de droit recensés par A. Meta qui les répartit en trois groupes et 16 émissions (p. 27‑44). Comme dans la première série, les pièces sont accompagnées de fractions représentant cette fois le quart (p. 44-59 ; 158 coins de droit partagés en quatre groupes et 20 émissions), le huitième (p. 59 ; 2 coins de droit) et le seizième d’un statère (p. 59 ; 4 coins de droit), soit des exemplaires pesant respectivement ± 2,20/2,30 g, ± 1,40 g et ± 0,43 g, « la fraction en argent la plus petite jamais frappée par Dyrrachion » (p. 154). Toutes ces monnaies ont pour points communs, non seulement de suivre le système pondéral de Corcyre, mais de porter des types originaires également de cette cité : vache allaitant son veau au droit et double motif floral dans un cadre carré au revers pour les statères ; tête d’Héraclès imberbe au droit et Pégase volant au revers pour les quarts et les seizièmes de statère ; tête d’Hermès au droit et protomé de Pégase au revers pour les huitièmes de statère.

L’examen serré de ce matériel a permis à A. Meta de montrer que, contrairement à la communis opinio, la frappe des monnaies de Dyrrachion à types corcyréens n’a pas commencé après mais avant les exemplaires à types corinthiens du IVe siècle a.C. En effet, les premiers statères corcyréens de Dyrrachion ont manifestement été émis vers 375 a.C., sans doute pour payer des mercenaires envoyés combattre les Molosses, soit une trentaine d’années avant les statères à types corinthiens de la cité (p. 156‑158). Complétés par les quarts de statère à partir de 315 a.C. (p. 174), et sans doute aussi par les autres fractions (p. 183), toutes ces pièces furent frappées jusque dans les années 280-270 a.C., ce qui signifie que, pendant plusieurs décennies, elles ont circulé en même temps que les statères et les drachmes à types corinthiens de Dyrrachion. Toutefois, l’étude des trésors montre que les deux monnayages n’ont pas eu la même aire de diffusion. En effet, si les pièces à types corinthiens ne sont attestées pour ainsi dire qu’en Sicile et en Grande-Grèce, les exemplaires à types corcyréens ne paraissent quant à eux qu’en Illyrie (p. 249-255). Si, comme nous l’avons vu plus haut, les statères paraissent avoir eu une origine militaire, leurs fractions, en particulier les quarts et les seizièmes de statère, ont été créées, non seulement pour soutenir les échanges quotidiens auxquels se livraient les habitants de Dyrrachion (p. 183), mais « pour répondre aux besoins de la cité dans les contacts avec l’arrière-pays et les villes illyriennes », là où les types corcyréens suscitaient manifestement la confiance (p. 174).

Lorsque la frappe de tels exemplaires cessa au début du IIIe siècle a.C., les derniers statères à la vache allaitant et au double motif floral (p. 42‑44) étaient produits à la fois au nom (abrégé) de Dyrrachion (ΔΥ ; ΔΥΡ ; ΔΥΡΡΑ) et à celui (écrit sous la forme d’un monogramme ou en entier) du roi Monounios ( ; ΒΑΣΙΛΕΩΣ ΜΟΝΟΥΝΙΟΥ). Frappées dans des quantités sensiblement plus réduites que les exemplaires au seul nom de Dyrrachion (15 coins de droit recensés), ces pièces nous mettent en présence d’un souverain illyrien très peu connu mais dont on sait au moins, par les textes littéraires, qu’il fit la guerre à Ptolémée Kéraunos de Macédoine en 280 a.C. et, par les trouvailles monétaires, que son territoire « se trouvait dans l’arrière-pays de Dyrrachion et d’Apollonia, sur un territoire où les monnaies des deux cités circulent » (p. 167). Selon A. Meta, cet homme fut « très probablement un chef guerrier qui domin(a) un territoire précis un temps donné, pendant lequel il cré(a) un “royaume” dont les limites sont inconnues » (p. 167-168).

La troisième et dernière série des monnaies d’argent de Dyrrachion antérieures à l’Empire présente des exemplaires au droit desquels paraît toujours la vache allaitant (une simple protomé sur les pièces les plus petites) et au revers le double motif floral dans un cadre carré. En revanche, les dénominations correspondent désormais à la drachme (± 3,30/3,40 g) et, plus rarement, à l’hémidrachme (± 1,60 g), fraction sans doute concurrencée par les bronzes émis en nombre au même moment pour répondre au besoin des transactions quotidiennes (p. 239). De plus, les quantités produites sont, de très loin, bien supérieures à celles du passé, au point que, selon A. Meta, « le caractère extraordinaire de ce monnayage (…) n’est pas celui d’une ville commune, mais plutôt d’une cité qui, par le jeu des relations politiques et militaires, fournit le numéraire de toute une région, l’Illyrie méridionale » (p. 271). Il faut dire que l’auteur, non seulement a identifié 1078 coins de droit pour les drachmes et 35 coins de revers pour les hémidrachmes, mais a décomposé l’échantillon en 86 émissions (d’importance inégale) d’après les noms des deux monétaires apposés sur les pièces (p. 61-130).

D’après A. Meta (p. 206), le premier de ces hommes, inscrit au droit et au nominatif, serait un « commissaire monétaire », citoyen responsable de la frappe des pièces portant son nom, tandis que le second, inscrit au revers et au génitif, serait un « maître d’atelier », chargé des tâches strictement techniques liées à l’opération. De plus, la mention fréquente de plusieurs maîtres d’atelier pour un même commissaire, par exemple Kallikratès associé à Parméniskos, Asklapos et Philodamos (émission n° 39, p. 91), tiendrait au fait que l’augmentation de la quantité d’argent mise à sa disposition pouvait conduire le commissaire « à engager plus de maîtres d’atelier pour frapper monnaie » (p. 207).

Ainsi présentées, les frappes d’argent de la troisième série, identiques à celles d’Apollonia hormis l’ethnique et les quantités produites, nettement plus importantes à Dyrrachion (p. 191-194 et 271), auraient été émises en cinq temps d’après les évolutions dans la structure des trésors et les caractéristiques stylistiques et métrologiques des monnaies. Selon A. Meta, ces séquences seraient découpées de la manière suivante : I – apr. 270-230/225 a.C. (p. 211‑215), II – 230/225-168 a.C. (p. 216‑219), III – 168‑120 a.C. (p. 219-223), IV – 120-80/70 a.C. (p. 223‑232), V – 80/70-60/55 a.C. (p. 232‑238). Pour beaucoup, ce sont là des dates marquant les progrès de Rome dans les Balkans, depuis la guerre contre le royaume illyrien de Teuta jusqu’aux opérations contre le roi dace Burebista. Toutes ces opérations, en particulier à la fin du IIe et au Ier siècle a.C., ne furent pas sans conséquences sur la circulation des monnaies de Dyrrachion dont on trouve des exemplaires des deux côtés du Danube (p. 260-267).

L’arrêt de la troisième série des frappes d’argent de Dyrrachion ne marque pas la fin du monnayage produit par la cité. En effet, jusque dans les années 30 a.C. et sa transformation en colonie romaine sous le nom de Colonia Iulia Augusta Dyrracinorum, son atelier continua de frapper des monnaies de bronze aux types divers (p. 247). En revanche, sous l’Empire, sans doute en raison de ses choix politiques malheureux durant les guerres civiles, en faveur de Pompée en 49 a.C. et en faveur de Marc Antoine en 31 a.C., Dyrrachion n’émit plus aucune nouvelle pièce, à la différence de sa voisine Apollonia, mieux inspirée dans ses préférences.

Au total, le livre d’A. Meta, de par la richesse d’un contenu dont nous n’avons effleuré que l’essentiel, est une étape fondamentale dans l’étude des monnaies balkaniques de l’Antiquité gréco-romaine. Il est aussi un travail remarquable dont, désormais, toute étude historique sur Dyrrachion devra tenir compte. Cela étant, nous nous permettrons d’exprimer un regret qui n’enlève rien à la qualité générale de l’ouvrage. Si l’avant-propos du livre semble tenir lieu de petite introduction (p. 5-7), nous déplorerons en revanche l’absence de véritable conclusion dans laquelle auraient pu être résumées, à l’intention au moins des lecteurs peu familiers de la numismatique, voire du français, les nombreuses et précieuses observations d’A. Meta.

Fabrice Delrieux