Ébranlée par la « dématérialisation » de l’histoire, contestée au nom d’une approche discursive des textes, éclipsée par l’histoire culturelle, l’histoire sociale a traversé, dans les dernières décennies du XXe siècle, une zone de turbulences impliquant révision de ses lignes de conduite. Dégagée des approches globales et quantitatives, sortie des carcans idéologiques, la discipline s’est profondément transformée en même temps qu’elle a élargi ses terrains de recherche ; appuyée sur les sciences sociales, de la sociologie à l’anthropologie, forte des perspectives ouvertes par les gender studies, l’histoire sociale a progressivement investi de nouveaux espaces. Les historiens de l’Antiquité ont contribué à cette rénovation, brillamment parfois, et l’ouvrage proposé par J.‑M. Roubineau offre, à cet égard, un bel aperçu des contours actuels de la spécialité. Cet « Essai d’histoire sociale », ainsi que le précise le sous-titre, se présente comme un état des lieux provisoire et non exhaustif de questions autour desquelles s’organisent désormais enquêtes et débats pour le monde grec.
Le travail proposé par l’auteur n’est pas simple à définir. L’allégement des notes, l’effacement de l’historiographie, le souci de rendre accessible le lexique technique grec, de situer clairement les faits, l’apparentent au manuel. Des extraits de textes littéraires ou épigraphiques, des figurations empruntées à la céramique athénienne, permettent en outre aux lecteurs peu familiers des sources de s’y confronter aisément et plaisamment. La démarche participe, d’autre part, de l’exercice théorique visant à promouvoir des orientations disciplinaires. Après avoir dressé, en appendice, un rapide bilan des évolutions et des enjeux de l’histoire sociale, J.-M. Roubineau s’ancre dans une tradition intellectuelle et expose les problématiques de son travail. Partant, l’ouvrage tient de la leçon de méthode et constitue bien de ce point de vue un « essai » qui s’inscrit dans le courant de la sociohistoire. Inspirée par la sociologie des inégalités, la proposition de départ, explicitée dans un court préambule, est de « donner à voir le système des inégalités en vigueur dans les cités, de faire apparaître les manières variables et parfois contradictoires dont les différentes inégalités jouent entre elles dans un jeu social complexe, et d’évaluer si ces inégalités contribuent – ou non – à l’immobilisme social supposé des sociétés antiques ». Pour ce faire, l’auteur peut se reposer, en partie, sur ses travaux antérieurs (cités p. 467), dans lesquels quelques importantes thématiques du présent ouvrage ont déjà été considérées.
Le cadre retenu est celui de la longue durée, du VIe au IIe siècle avant notre ère. Le premier jalon correspond à un point de « rigidification » des structures sociales sous l’effet des pratiques esclavagistes d’une part, de la définition progressive des corps civiques par ailleurs. Les fractures statutaires entre libres et non-libres, entre citoyens et non-citoyens se dessinent alors nettement, s’imposent et se superposent à tout autre facteur de distinction. À l’autre bout du champ chronologique, le IIe siècle marque l’aboutissement d’une série de mutations et dans une certaine mesure de déplacements ; le poids de la fortune est dorénavant aussi décisif que les pesanteurs juridiques dans l’établissement des qualités et des valeurs. L’auteur s’abstient d’entrer dans le débat noué autour de la notion de « temps social », ce que l’on ne saurait lui reprocher eu égard au format de son étude. Son découpage autorise une approche diachronique des faits sociaux en même temps qu’il s’ajuste à la contrainte documentaire ; un allongement de la période retenue aurait certainement imposé un plan bien plus décousu.
L’ensemble s’ordonne en quatre parties. La première s’attache à présenter successivement les trois inégalités structurantes des cités grecques, le droit, le genre et la fortune qui déterminent les hiérarchies sociales et interagissent dans le sens d’une accentuation ou d’une modération du capital statutaire. Des mises au point, des définitions, facilitent l’appréhension y compris pour les non-initiés. La seconde, plus inhabituelle, est consacrée aux terrains d’expression des inégalités, soit au costume, à l’alimentation, aux habitats ici-bas et au-delà. Cette partie, tributaire des recherches les plus récentes sur les cadres matériels, dans la droite ligne de l’histoire « par en-bas » qui s’est développée depuis une vingtaine d’années, est d’un grand intérêt. À l’épreuve du quotidien, les stratégies de distinction sont très opérantes et J.-M. Roubineau n’a guère de peine à démontrer qu’une lecture égalitariste de la cité grecque n’est pas appropriée. Reproduction et mobilité sociales font l’objet d’une troisième partie dans laquelle l’auteur s’applique d’abord à exposer les pratiques matrimoniales, les enjeux du contrôle des naissances, les pratiques éducatives visant à perpétuer des positions avant de traiter les processus de déclassement ou d’ascension sociale. Dans le prolongement de ce chapitre, la quatrième partie de l’ouvrage dédiée aux liens sociaux propose une réflexion sur les groupes d’appartenance, les formes et lieux de sociabilité distinctifs et sur les mécanismes de solidarité mis en œuvre pour assurer la cohésion, spécialement dans les couches inférieures de l’échelle civique. Ce faisant, l’auteur aborde quelques‑uns de ses thèmes de prédilection et s’insère dans une tendance forte de l’historiographie récente qui explore les phénomènes de pauvreté, de mendicité. Plus généralement, l’étude des trajectoires personnelles ou virtuelles met bien en lumière l’instabilité sociale et la nécessité de réviser les schémas conventionnels de
cités immobiles.
Le grand mérite de l’ouvrage est de sortir du paradigme politique, de changer l’éclairage. Considérant, à juste titre, que l’être politique ne recouvre pas totalement l’être social, J.-M. Roubineau s’attache à présenter les dynamiques qui articulent les rapports en société et transcendent les logiques catégorielles. En choisissant de mettre l’accent sur le jeu social, il discute et enrichit le tableau hiérarchique des communautés grecques et en dévoile les contradictions. En « resocialisant » l’individu quel qu’il soit, ensuite, l’auteur contribue à diriger le regard vers ceux et celles qui ont été longtemps délaissés par les spécialistes. Après la faveur qu’a connue l’histoire des élites, il se fait l’écho d’un retour de balancier : les subalternes, l’un de ses objets d’études, ne sont nullement et définitivement exclus mais insérés dans des sociabilités et des solidarités moins visibles. Il convient de relever, au passage, l’exploitation judicieuse que fait l’auteur des fragments du théâtre comique attique, sources trop peu fréquentées. Certaines thématiques mériteraient sans doute de plus amples développements – le rapport au travail, les contrastes entre urbains et ruraux, par exemple –, de la nuance aussi, mais le livre constitue une bonne base de connaissances. L’ouvrage fait encore la part belle à la cité classique, à Athènes particulièrement dans certains chapitres (le mariage notamment) : un recours plus systématique à la documentation de la haute époque hellénistique aurait sans doute permis de dépasser cet athénocentrisme mais l’effort pour en sortir est tout de même louable. Les outils de travail qui concluent le volume sont, en revanche, assez faibles : la carte est rudimentaire, pour ne pas dire illisible, l’index limité aux noms de lieux. Quant à la sélection bibliographique de quelque 150 titres d’ouvrages ou d’articles, il nous semble que c’est une occasion manquée ; il eût été pertinent d’orienter le lecteur vers les multiples travaux parus ces vingt dernières années, de lui offrir un précieux instrument d’approfondissement. Au regard de la science de l’auteur, on ne peut que déplorer ce choix éditorial.
En somme, les qualités d’expression, de clarté, l’intégration de sources traduites et variées, en abondance, destinent ce travail à un large public, pas seulement composé d’étudiants. L’engagement méthodologique, le cheminement rigoureux et cohérent, l’incorporation d’études spécialisées et de recherches personnelles récentes en font une référence pour les échanges entre spécialistes. L’ouvrage prolonge, développe et complète le beau chapitre sur la société athénienne rédigé en 2004 par J. Oulhen dans la collection Nouvelle Clio. On mesure, quelque douze ans plus tard, le chemin parcouru par l’histoire sociale.
Nadine Bernard