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Le livre de Luca Iori, issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Parme, en 2014, était attendu. Nous ne disposions pas d’une étude savante sur un objet important de l’histoire de l’historiographie : la traduction de Thucydide par Thomas Hobbes, parue en 1629. La difficulté de la langue et de la pensée de l’historien ainsi que la complexité des contextes dans lesquels Hobbes a inscrit son propre travail rendaient la tâche particulièrement ardue. Les compétences de philologue, d’angliciste et d’historien de Luca Iori lui ont permis de relever le défi.

La présentation du volume, dans la sobre collection « Pleiadi » que dirige Franco Montanari, est extrêmement soignée et claire. L’appareil critique, en particulier les nombreuses notes, est d’une parfaite lisibilité. Toutes les sections en fin de volume constituent des instruments de travail établis avec une grande rigueur : l’« Appendice provisoire des éditions et des manuscrits de Thucydide dans les bibliothèques universitaires anglaises (1450‑1650) » (p. 257-268), la longue bibliographie raisonnée (p. 269-297), l’index des noms et l’index des passages de Thucydide (p. 299-308). Tout a été lu, analysé, vérifié de première main et témoigne d’une grande rigueur.

Pour ce qui est de la construction, chacun des trois niveaux du titre (1. Thucydides Anglicus / 2. Gli Eight Bookes di Thomas Hobbes / 3. La ricezione inglese delle Storie di Tucidide) contribue à souligner que l’enquête historique s’articule autour d’un dialogue entre Anciens et Modernes. C’est ce qu’affirment d’emblée la première phrase et, plus encore, l’épigraphe qui place la recherche sous le signe du ktèma es aiei de Thucydide (p. IX). Le livre est divisé en huit chapitres. Les quatre premiers s’inscrivent dans le contexte du temps long de la construction et de la réception des études classiques en Angleterre, entre le milieu du quinzième siècle et l’année 1642, au moment du déclenchement de la « guerre civile ». L’objectif visé est de reconstituer les étapes et les modalités par lesquelles Thucydide devient un auteur de référence et les raisons d’ordre littéraire, historique, politico-morales qui ont conduit les éducateurs à placer l’historien athénien au rang des lectures indispensables pour les membres de la future classe dirigeante du royaume. La reconstitution de cette vaste toile de fond, jamais analysée comme telle jusqu’ici, permet d’inscrire dans un cadre plus large les chapitres V à VIII, consacrés à Thomas Hobbes traducteur de Thucydide, et de leur donner toute leur profondeur historiographique. Là se situe l’originalité première de ce travail : alors que, jusqu’ici, chaque fois qu’il était question de Hobbes en général et de sa traduction de Thucydide en particulier, l’analyse repartait du contexte philosophique et des grandes œuvres encore à venir (le De Cive, 1642, et le Léviathan, 1651), l’intention première du livre de Luca Iori est de valoriser la traduction « en elle-même et pour elle-même ». Pour cela l’étude s’appuie sur une rigoureuse analyse philologique reposant sur la confrontation entre le texte grec et sa transposition anglaise, incluant aussi bien l’observation approfondie de tout l’appareil paratextuel (marginalia, illustrations, cartes, index toponymique) que, parfois, la comparaison avec telle ou telle version latine, en particulier celle d’Emilio Porto (1594). Ce travail vaut aussi par sa méthode, qui recourt autant à l’histoire qu’à la philologie pour proposer une enquête sur la réception d’un auteur lui-même inclassable, qui s’est efforcé de ne jamais employer les mots historià, histôr, historikos. L’approche, selon la nécessité, recourt à l’histoire culturelle et sociale (chapitres II et IV), à l’histoire intellectuelle et à l’histoire des idées (chapitres VI et VIII), à l’enquête biographique (chapitre V), à l’approche historiographique (chapitres V et VII) avec une rigueur et une érudition constantes. Une longue conclusion (p. 249-256) récapitule le contenu du livre qui se présente comme une véritable démonstration attestant en quoi « gli Eight Bookes costituirono […] il culmine di un processo lungo, lento, discontinuo ma progressivo, che condusse alla graduale assimilazione di Tucidide nell’orizzonte storico-letterario e politico d’epoca Tudor e primo Stuart » (p. 249).

Si l’on entre plus avant dans l’analyse, quels sont les principaux résultats et les acquis de cette étude ?

Toute l’argumentation tourne autour de ce que l’auteur nomme « il caso dell’Inghilterra » (p. X). Comment expliquer qu’on se soit si peu intéressé à la réception de Thucydide et à la présence de l’héritage grec, alors que l’on possédait, en langue anglaise, une des plus célèbres traductions de la Renaissance, The Eight Bookes of the Peloponnesian Warre de Thomas Hobbes ? Tel est le paradoxe qui sert de fil conducteur à l’analyse. Durant tout le XVIe siècle, on ne dispose, en effet, dans ce pays que d’une seule édition grecque, celle de Thomas Nicolls, en 1550, en attendant celle de John Hudson, en 1696. L’enquête que conduit Luca Iori, chapitre après chapitre, permet de reconfigurer ce paradoxe.

Le premier chapitre (p. 3-32) reconstitue les étapes principales et les contextes qui ont déterminé le développement de la connaissance de la langue grecque entre les années 1450 et 1642, avant que n’éclate la guerre civile. Pendant un siècle, l’Angleterre semble connaître sur ce point la disette. Érasme signale que, durant son séjour à Londres, fin 1505, « il ne peut compter que sur cinq ou six savants dans l’une et l’autre langue (in utraque lingua docti) ». À ce moment, trois canaux peuvent être identifiés par lesquels circule le grec : les voyages sur le continent de nombreux Englishmen qui apprennent alors cette langue ; l’inscription du grec au programme des grammar schools ; le tutorat privé, comme l’instaura Thomas More pour ses enfants. C’est donc seulement vers le milieu du XVIe siècle que le latin et le grec commencent à être mieux connus et enseignés. On parle, comme dans les milieux humanistes, de part et d’autre des Alpes, de studia humanitatis. C’est aussi le moment où les idées de Luther se répandent ; dès lors la connaissance du grec devient indispensable aux catholiques pour acquérir les armes de la controverse, et au camp adverse pour redécouvrir les textes sacrés dans leur langue originale. À la recherche des traces du grec et de sa diffusion, l’historien expose comment le chancelier Thomas Cromwell, en 1535, envoie des émissaires pour que les collèges d’Oxford et de Cambridge financent deux cours publics de grec et de latin. Quelques années après, deux « Regius Professors » de grec sont chargés d’enseigner la langue dans les public schools de l’université. Après la brève parenthèse catholique de Mary Tudor (1553‑1558), le long règne d’Elizabeth (1558-1603) eut un rôle décisif pour la diffusion du grec dans les écoles. Si je m’attarde ainsi à restituer le fil conducteur de ce chapitre, c’est parce qu’il illustre, à mon sens, la démarche de l’auteur dans tout le livre. Le schéma explicatif dominant est celui d’un progrès continu qui expliquerait que le grec se soit ainsi répandu dans toutes les couches de la société. Cette vision téléologique, qui s’achèverait avec la traduction de Hobbes, un siècle plus tard environ, n’est-elle pas un peu trop optimiste ? La correspondance privée de quelques fellows suffirait-elle à montrer (p. 24, n. 100) que le niveau de maîtrise de la langue serait allé croissant ? La présence des Regius Professors, des lecturers, des tutors dans chaque College, au début du XVIIe siècle, paraît néanmoins attester le rôle croissant du grec dans l’éducation anglaise. Cette conclusion peut surprendre, en regard de ce que l’on savait jusqu’ici, mais elle semble juste, et c’est un apport de première valeur de cette recherche de le démontrer par le détail des sources.

Ce résultat ne doit pas faire oublier « la totale perifericità degli storici greci nell’educazione scolastica » (p. 39). Les enfants des « grammar schools » apprennent la morphologie et la syntaxe grecques d’abord à travers une étude formelle du Nouveau Testament (chapitre II). Dès lors, ce sont encore les marges de la vie scholastique qu’occupe Thucydide, et son œuvre devait plutôt être perçue comme une source de mirabilia et d’exempla. La même évolution se dessine pour la présence de l’historien athénien à Oxford et à Cambridge (chapitre III), présence sporadique, mais bien réelle au début du XVIe siècle (ainsi dans le programme des cours publics de Corpus Christi College à Oxford, dès 1516-1517) ; puis un accroissement sensible apparaît dans les universités élisabéthaines, où se développent les études grecques parallèlement à l’intérêt rencontré pour les études de l’histoire et des affaires politiques (« l’analisi civile dei rerum scriptores », p. 75). Après les grammar schools et les universités, Thucydide atteint les milieux de la cour et des souverains (chapitre IV). On sait, par exemple, que John Dee, le puissant conseiller d’Élisabeth, disposait, vers 1583, de trois versions de l’œuvre de Thucydide, dont un recueil des « harangues » [conciones], de 1531, qui lui a certainement été une source d’inspiration pour mettre sur pied une politique de puissance maritime en mesure de protéger l’Angleterre. Ainsi se trouve posée la question de savoir si Thucydide a été compris comme le créateur de l’« impérialisme athénien » et si cet impérialisme pouvait être généralisé dans ses principes et ses mécanismes « in ragione delle nature umana » (κατὰ τὸ ἀνθρώπινον [I, 22, 4]). Le Thucydides Anglicus semble bien être avant tout un Thucydides Politicus, et la mise en contexte des quatre premiers chapitres montre que l’expérience de traduction conduite par Hobbes n’est pas due seulement à son génie propre ; elle s’enracine dans des contextes, philologique et politique, éducatif et culturel pour l’essentiel.

Les chapitres V à VIII sont consacrés à l’étude minutieuse de la traduction. Toutefois, ils ne s’en tiennent pas à une approche technique, purement grammaticale. Celle-ci, conduite avec une grande précision, a pour fonction de montrer quelles sont les dimensions politiques et historiques des choix linguistiques et littéraires de Hobbes. Le chapitre V rappelle des données biographiques bien connues, mais insiste aussi sur le fait que l’élève de Hobbes, William Cavendish, était fort intéressé par l’étude de l’histoire qu’il considérait comme une voie efficace et directe pour l’apprentissage du bien moral et « civil », dans la lignée de Bodin et de Bacon. Le contexte de l’histoire humaniste qui sert de cadre à Hobbes confère aux Histoires trois dimensions : politique et morale, sur le plan de l’historia magistra vitae telle que la définit Cicéron dans le De Oratore (II, 36) ; philologique et littéraire, sur le plan esthétique, touchant aussi bien la narration que le style ; historique et antiquaire, enfin, concernant le contenu même et l’érudition. Dans les chapitres VI et VII, Luca Iori ne dresse pas une histoire sociale et statistique de la traduction, mais il fait le choix de reconstituer les principes de traduction de Hobbes à partir d’une confrontation entre la lettre du grec et la restitution anglaise. Pour cela il s’appuie sur quatre critères. Tout d’abord il mesure le degré de fidélité au texte de Thucydide en étudiant en détail un certain nombre de longs passages qui représentent environ un livre et demi, tout en évaluant les écarts considérables avec la traduction française de Claude Seyssel (1527) – qui connaît très mal le grec et qui traduit en fait la version latine de Lorenzo Valla (1448-1452), imprimée en 1483 – et la version anglaise de Thomas Nicolls (1550). Ensuite l’auteur étudie les instruments de travail qu’a pu consulter Hobbes, en particulier l’édition grecque avec traduction latine d’Aemilius Portus, comportant la vita de Marcellinos et les scholia vetera (Francfort, 1594), ainsi que le Lexicon Graecolatinum de Johannes Scapula (Genève, 1579). Troisième critère, l’examen stylistique permet de conclure à la grande fidélité de la version de Hobbes, qui ne cherche pas à imiter Thucydide, mais le « restitue » avec les ressources de la langue anglaise. Enfin, le travail de Hobbes est le produit d’un système éducatif séculaire qui n’a cessé de promouvoir l’enseignement des langues anciennes, à travers la diffusion des studia humanitatis. Les mêmes conclusions peuvent être tirées à partir de l’étude des apparats dont est pourvue la traduction : annotations, illustrations, cartes, index.

L’essentiel du sens que Hobbes donne à son entreprise est développé dans le chapitre VIII, « Atene e Londra. Il significato politico degli Eight Bookes ». L’ensemble de l’entreprise de Hobbes est dominé par la polémique anti-démocratique, depuis le frontispice de l’édition de 1628-1629 jusqu’aux choix de traduction et aux affirmations de 1672, dénonçant en distiques latins la « democratia […] inepta » et « combien un seul homme en sait plus que la foule (Et quantum coetu plus sapit unus homo) ». Le confirment encore l’éloge de Pisistrate (Thucydide, VI, 4, 5, p. 224), ou du pouvoir de Périclès, démocratique dans la forme, mais monarchique dans sa substance (II, 65, 9, ibid.), ainsi que la critique du processus décisionnel athénien, lorsque Thucydide est condamné à l’exil. Cette polémique, rapprochée du temps présent, le début du règne de Charles Ier (1624/5-1629), est dirigée contre le Parlement, au moment où celui-ci acquiert une grande importance dans la vie politique anglaise, après l’échec cuisant des négociations matrimoniales, qui ont lieu en Espagne, à Madrid, entre le prince Charles et l’Infante. Peut-être est-ce en raison de cette actualité que Hobbes entreprend la traduction de Thucydide, le seul auteur qui pouvait à la fois conseiller une conduite utile pour le présent et prévoir ce qu’il en irait de l’avenir.

Ce livre est destiné à devenir très vite une référence. Il est aussi de nature à susciter la discussion. Un premier problème concerne la chronologie. Pourquoi avoir retenu 1642 comme terminus ad quem ? Était-il possible de séparer ainsi l’œuvre de Thucydide de la « guerre civile » anglaise, alors que le problème de la stasis est omniprésent dans La guerre du Péloponnèse ? Pouvait-on de même ne pas prendre en compte dans l’analyse le contexte des grands œuvres, le De Cive et le Léviathan ? Serait-ce un autre Thucydide qui commencerait à partir de l’année 1642 ? Deuxième problème : on sait que c’est seulement à partir du début du XIXe siècle que Thucydide devient une source historique, procurant des données positives sur le conflit entre Athènes et Sparte. Auparavant il est situé, comme tous les auteurs de l’Antiquité, dans un cadre qui fait du passé un réservoir de modèles de comportement, d’action et de pensée. Cette conception est résumée dans la formule célèbre de Cicéron : l’historia est magistra vitae, ou encore nuntia vetustatis, « messagère du passé » (De Oratore, II, 36). Or, par rapport à cette conception de l’histoire, comment Hobbes place-t-il son Thucydide, étant donné qu’il refuse la leçon, le modèle démocratique, que propose l’Athènes de Thucydide ? Plus largement, enfin, le livre montre une certaine prédilection pour la conception thucydidéenne du κτῆμα ἐς αἰεί. L’œuvre de l’historien athénien serait‑elle en mesure d’analyser les crises du temps présent ? Ne prend-on pas le risque d’enfermer l’analyse à l’intérieur du cercle herméneutique thucydidéen ? Or pour comprendre Hobbes traducteur de Thucydide, doit-on en passer obligatoirement par le filtre de Thucydide au risque de la tautologie ? Du moins peut-on se demander, au terme de l’analyse, si Hobbes traducteur de Thucydide fait de ce dernier un historien ou un théoricien de la polis ? Au total, quelle est l’époque qui sert de référence : est-ce le passé de l’Athènes de Thucydide ou bien le temps de Hobbes et des révolutions anglaises ?

Ces éléments de discussion n’ôtent rien à la richesse de ce livre, profondément érudit et sous-tendu par des questions qui concernent non seulement la réception anglaise de Thucydide – domaine que l’on considérait jusque-là comme sans véritable objet –, mais aussi les rapports entre passé et présent, Anciens et Modernes.

Pascal Payen