« À chaque culture ses émotions » (p. 11). C’est là le postulat de S. Rey (désormais R.), qui propose de retrouver la manière romaine de pleurer, ou plutôt, devrait-on dire, les manières de pleurer à Rome, tant les usages sont divers en la matière.
En prenant pour objet d’étude les larmes de Rome, R. apporte sa pierre à l’édifice de l’anthropologie historique, et plus précisément à l’histoire des émotions, en pleine expansion depuis maintenant une quinzaine d’années. Le dynamisme de cet objet d’étude s’est concrétisé récemment par la parution d’une collection en français de trois volumes de référence et d’un ouvrage en anglais. L’histoire des émotions analyse en particulier les significations qu’une société confère à celles-ci ainsi que la nature du lien social qu’elles permettent. Or, si les périodes plus récentes sont bien représentées sur le sujet particulier des larmes et des pleurs, l’Antiquité, notamment romaine, accusait un léger retard, partiellement comblé par des publications ponctuelles, un ouvrage collectif dirigé par T. Fögen en 2009 et un travail récent de J. Hagen en allemand. Le panorama que propose R. sur les larmes romaines est donc le bienvenu puisqu’il permet de livrer une vue d’ensemble sur ce thème, en français de surcroît. Tout au long de son texte, R. aborde également d’autres domaines tels que l’histoire des sensibilités, les performance studies, ou encore les études de genre. Ce prisme des larmes est donc l’occasion d’aborder de multiples aspects culturels et politiques et de mieux comprendre les valeurs qui traversent la société romaine dans son ensemble.
La documentation sur laquelle s’appuie R. est essentiellement composée de textes anciens, qu’elle cite d’ailleurs abondamment. Mais l’auteur ne se limite à aucun corpus particulier, préférant parcourir au gré de ses recherches la riche variété des écrits antiques. Elle ne s’interdit pas non plus quelques analyses fondées sur l’épigraphie (p. 37-42), ou, plus brièvement, sur l’archéologie (p. 64). Le cœur de sa démarche vise en tout cas à donner une meilleure compréhension de la spécificité des pleurs romains, voire même à souligner leur « étrangeté » par rapport à nos conceptions modernes. Pour ce faire, la chronologie retenue est vaste, R. s’intéressant aussi bien aux débuts de la République qu’aux premiers temps chrétiens. Malgré cet arc chronologique étendu, l’organisation de l’ouvrage reste thématique. Ainsi, après un cours préambule pour introduire l’analyse, six chapitres traitent de domaines nettement distingués.
Le premier chapitre (p. 21-52), intitulé « pleurer les morts », s’emploie à décrire l’usage des larmes dans les rites funéraires. Le lecteur y est confronté pour la première fois, mais certainement pas pour la dernière, à la spécificité romaine en matière de larmes : sa théâtralité. Si le monde romain est une scène, les pleurs y sont assurément en bonne place. Les larmes participent en effet pleinement de la lutte aristocratique. On comprend dès lors que le deuil n’est plus de l’ordre de la sphère privée, mais que pour les Romains il faut au contraire s’exposer. Si l’ensemble de la famille doit montrer sa piété, les femmes doivent accentuer leur désespoir alors que les hommes affichent plutôt une courageuse pudeur. Les épitaphes prolongent le temps des larmes par l’effet d’écriture et élargissent la communauté endeuillée. Toutefois, des normes existent, et tout excès est proscrit. C’est pourquoi, une législation permet de contrôler les démonstrations émotionnelles et enjoint de respecter strictement les temporalités du deuil. Les empereurs, pour leur part, sont jugés sur le flot de larmes auquel ils consentent.
Le deuxième chapitre, plus court (p. 53‑76), traite de la religion. Les larmes y sont majoritairement mauvais signe, et les Romains les évitent autant que possible. Néanmoins, quelques pratiques font exception à cette règle générale : les supplications et les cultes orientaux. Pour ces derniers, ainsi que dans le cas des prodiges mettant en scène des statues en pleurs, la suspicion prévaut néanmoins de la part des Romains traditionalistes. Selon eux, il s’agirait là purement et simplement de superstition.
Le troisième chapitre (p. 77-121), constitue sans nul doute le cœur de l’ouvrage. Il envisage avec finesse les liaisons dangereuses entre larmes et politique. Pleurer implique en effet de renoncer au prestige de son statut social, à son auctoritas. S’y livrer implique donc des stratégies risquées dont il faut connaître les subtils ressorts. Pour ce faire, les temps reculés de Rome fournissent un point d’appui fondamental, tant ils regorgent de supplications larmoyantes, notamment féminines. Mais on comprend vite que l’essentiel n’est pas dans les gestes. Savoir bien pleurer c’est avant tout choisir le moment adéquat. Les pleurs relèvent également d’un engagement personnel qui se satisfait mal d’une mauvaise réputation. L’efficacité de la supplication dépend de l’exemplarité de celui qui gémit. Ainsi, les ambassades maladroites manquent leur but, et les mauvais généraux se ridiculisent à pleurer. L’équilibre entre abaissement volontaire et respectabilité, entre insensibilité et humanité est parfois difficile à tenir. Mais certaines postures sont invariablement valorisées, tels les pleurs philosophiques sur le destin d’une cité vaincue. Le peuple en larmes est enfin un enjeu politique fort qui n’est jamais ignoré. Comme le note bien R., les pleurs « régulent les tensions sociales ».
Le quatrième développement (p. 123‑156) aborde les techniques oratoires. Elles se caractérisent par un net recours au pathos. Mais là encore, la pondération reste de mise. Dans ce chapitre, une large place est faite à l’étude de Cicéron, tant celui-ci a recours à ces artifices, mais peut-être aussi tant il a contribué à influencer des siècles de rhétorique après lui. Surnommé malicieusement « le pleureur du barreau », il est pour R. un spécialiste du recours à l’émotion et sait la mobiliser aux diverses étapes de l’exercice judiciaire. On regrettera néanmoins que d’autres auteurs n’aient pas bénéficié d’un traitement aussi poussé, même si le cas de César est également traité.
Les pleurs philosophiques constituent l’objet du cinquième chapitre (p. 157-185). La modération et la contenance sont au cœur de la plupart des doctrines philosophiques. En ce sens, les larmes sont la négation même de la sagesse. Pourtant, l’excès inverse est également déprécié. R. reprend là une des constantes de son travail : la clé de tout comportement émotionnel réside en réalité dans la capacité du sujet à trouver un juste équilibre. Le suicide exemplaire du sage est en tout cas propre à arracher des larmes bien méritées, et un des rôles essentiels du philosophe consiste à consoler autrui pour mieux l’élever.
Le dernier chapitre (p. 187-215) étudie un tournant fondamental dans l’expression des émotions : l’arrivée de la pensée chrétienne dans le monde romain. Celle-ci se positionne en effet clairement en rupture des usages païens, jugés trop expansifs. Pourtant, si les objets et les significations des pleurs varient, les chrétiens ne sont pas non plus exempts d’émotion : la pénitence fait ostentation de larmes et les saints pleurent plus fréquemment que les autres, en particulier par logique de distinction.
La conclusion rappelle à grands traits les lignes de force de l’argumentation et souligne les limites imposées à une telle analyse : la documentation demeure lacunaire et procède en grande partie des élites. L’auteur rappelle également la centralité d’un tel sujet dans une société où tout le monde pleure. Elle souligne encore la fonction distinctive des larmes : elles séparent tout aussi bien les sexes, que les peuples. Enfin, R. insiste sur la grande permanence de la signification des pleurs. L’ouvrage contient quelques rares illustrations, une bibliographie, majoritairement française, et un utile index des personnages et des sources.
Toute la subtilité de l’ouvrage de R. est de tenir habilement le fil entre sa vocation à toucher un public relativement large et la nécessaire exposition des normes d’un travail scientifique. C’est ainsi que la problématique énoncée, celle de l’étrangeté des larmes romaines, peut paraître évidente de prime abord au spécialiste (p. 20). Elle est d’ailleurs doublée de remarques destinées à prévenir le lecteur non averti que certaines normes culturelles romaines peuvent parfois heurter les contemporains que nous sommes (p. 92, 162). Mais on comprend vite que, plus fondamentalement, la question qui guide l’auteur se trouve un peu en amont (p. 19) : il s’agit de voir en quoi les larmes brouillent sans cesse les limites entre sphères privée et publique. En d’autres termes, ce qui l’intéresse est de montrer comment les pleurs constituent un ferment de lien entre les individus, voire même se transforment en véritable arme au cœur des relations sociales. R. reprend donc ici avec à propos une ligne de force traditionnelle de l’histoire des émotions : déceler une certaine forme de rationalité derrière l’usage de l’émotion.
Le parti pris thématique de l’ouvrage est également hérité des objectifs que se donne cette même histoire. Si R. parle de « cartographie des effusions romaines » (p. 225), c’est en réalité à une classique « topographie émotionnelle » qu’elle se livre. La grande diversité des situations analysées est donc la grande force de ce travail. Mais on se prend parfois à regretter le manque de conclusion d’ensemble qui apporterait le liant nécessaire entre les thèmes. Il faut néanmoins convenir que la tâche est certainement ardue, voire impossible. L’auteur nous fait en effet bien saisir la foncière ambivalence des pleurs en fonction des contextes. Elle déconstruit patiemment toute signification univoque des larmes. À n’en pas douter, cette posture est le fruit de ses nombreuses lectures en anthropologie, qui l’amènent par ailleurs à proposer ponctuellement des points de comparaison bienvenus avec d’autres cultures (p. 33, 62, etc.). La grande subtilité dont elle fait preuve dans l’exposition de ces diverses situations pourrait donc certainement être prolongée par une réflexion plus systématique sur les variations de sens en fonction des divers auteurs ou des différentes catégories sociales. A. Vial Logeay ou H. Krasser ont en effet bien montré que les émotions de la foule au théâtre n’ont rien à voir avec les normes stoïciennes en vigueur, et ce, à époque et contexte égaux.
Étant donné leur caractère passionnant, on se prend également à regretter la brièveté, et surtout la dispersion des analyses plus spécifiques sur les empereurs (p. 46‑51 ; p. 95‑103). Elles nécessiteraient très certainement d’autres approfondissements pour mieux saisir la construction de l’autorité par les larmes, à la fois mise en scène de soi, mais aussi outil puissant de relations sociales. De même, le lecteur peut rester sur sa faim lorsqu’il s’agit de comprendre les tenants et aboutissants des tournants que l’auteur dégage parfois (en particulier sur les temps chrétiens).
La plume de R. est indéniablement agréable et claire et le lecteur appréciera à diverses reprises son sens de la formule. Il ne s’agit pas là d’un simple effet de style : ces tournures apportent un surcroît d’interprétation aux analyses. On est toutefois en droit de se demander si le choix de certaines expressions ne gêne pas ponctuellement la fluidité de la lecture (« l’agent d’une ductilité des larmes », p. 128) ou, plus fondamentalement, si cela ne dessert pas l’exactitude du vocabulaire utilisé : sentiment et émotion ne sont pas toujours synonymes. Ces remarques de détail ne sauraient toutefois éclipser la valeur de ce travail de qualité, qui s’imposera certainement comme une référence incontournable dans l’histoire des émotions romaines.
Sophie Hulot, Université Bordeaux Montaigne