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Ce volume collectif, issu d’un colloque tenu à Rome en 2017, s’inscrit dans le projet ERC Judaism and Rome, dirigé par Katell Berthelot. Celle-ci avait déjà coordonné dans ce cadre, avec Jonathan Price, un précédent ouvrage, paru en 2019 sous le titre In the Crucible of Empire. The Impact of Roman Citizenship upon Greeks, Jews and Christians. Ce premier volet s’interrogeait sur l’influence et les réappropriations du modèle romain de citoyenneté dans les conceptions grecques, mais surtout juives et chrétiennes, de la notion de communauté. Le deuxième volet entend aborder, dans une perspective beaucoup plus large, la manière dont les divers peuples de l’empire ont perçu et vécu le pouvoir romain, et dont ils ont réagi à la domination romaine. Dans les deux cas, l’originalité du projet est de rassembler des historiens du monde romain, qui exploitent des sources grecques et latines, et des spécialistes de la littérature biblique et rabbinique. L’ambition est ainsi de comparer les visions de Rome et de l’empire romain élaborées par les Romains, les Grecs, les Juifs et les Chrétiens – même si ces différentes catégories ne sont pas toujours exclusives les unes des autres. L’arc géographique et chronologique couvert par l’ouvrage est donc immense, allant de la Gaule à la Mésopotamie et l’Iran, du début de la conquête romaine à l’Antiquité tardive.

L’ouvrage comprend vingt contributions (en anglais, sauf quatre en français) et un index des sources. Il est divisé en cinq parties. La première, sous le titre « Rome and previous Empires : translatio imperii and comparative Perspectives », réunit trois contributions qui se font écho de manière très efficace, en considérant tour à tour le thème de la domination universelle de Rome du point de vue des sources gréco-romaines, des sources juives pré-rabbiniques et des sources chrétiennes. Federico Russo soutient, à partir d’une lecture des historiens évoquant les guerres du début du IIe s. av. J.-C., que ce thème fut développé à Rome dès cette époque, dans le contexte de la seconde guerre de Macédoine et de la guerre contre Antiochos. Nadav Sharon analyse ensuite quelques textes juifs de la fin du Ier s. ap. J.-C. (dont les Antiquités juives de Flavius Josèphe) qui reprennent ou adaptent le schéma des quatre empires tiré du livre de Daniel pour penser l’empire de Rome et annoncer sa chute, de manière plus ou moins explicite, dans un avenir proche ou lointain – ce que l’on peut interpréter comme une forme de résistance discursive à la réalité du pouvoir romain. Hervé Inglebert, quant à lui, montre comment le thème de la succession des empires a été repris par des auteurs chrétiens des IVe‑Ve s. ap. J.-C., qui ont comparé l’empire romain à ceux d’Alexandre et de Babylone, en se posant la question de l’exceptionnalité de Rome sur le fond des empires universels.

La deuxième partie, intitulée « The Dynamics of Power », est la plus longue et sans doute la plus disparate du volume. Elle s’ouvre sur une contribution très générale et théorique de Greg Woolf, qui remet en cause l’opposition binaire Romains-non Romains. Tout en reprenant en partie la vision marxiste autrefois défendue par Geoffrey de Sainte-Croix (le pouvoir n’est pas exercé par les Romains sur les provinciaux, mais par les classes dirigeantes, comprenant à la fois des Romains et des non‑Romains, sur les populations laborieuses), il souligne les limites d’une approche structurelle et catégorielle et suggère de penser le pouvoir romain en termes de relations et de réseaux. Les deux contributions suivantes éclairent la manière dont les cités grecques ont intégré la réalité du pouvoir romain à leurs traditions religieuses, culturelles et politiques. Onno van Nijf et Sam van Dijk étudient la diffusion des Romaia dans le monde grec. Ces fêtes en l’honneur de la déesse Rome, qui intègrent des concours athlétiques et musicaux, sont attestées dès le début de la conquête romaine du monde égéen et se répandent au rythme des victoires remportées par Rome contre les rois hellénistiques. Elles sont un moyen efficace de créer du consensus autour de la domination romaine, en inscrivant cette réalité dans les pratiques communautaires. De même, les représentations visuelles du pouvoir romain (à travers des abstractions ou des institutions personnifiées) relayent l’idéologie impériale tout en laissant place à des réinterprétations et réappropriations locales : Emmanuelle Rosso Caponio le démontre en analysant les reliefs du Sebasteion d’Aphrodisias représentant Rome, l’arc de Pergè orné de statues de la famille impériale, de divinités poliades et de personnifications de la cité et de l’Eunomia Sebastè, et les statues dédiées par C. Vibius Salutaris à Éphèse, qui mettent en parallèle institutions éphésiennes et romaines. Après ces regards provinciaux sur Rome, les deux contributions suivantes se situent du point de vue romain, pour évoquer la place de la violence dans le discours des élites dirigeantes et du pouvoir impérial. Caroline Barron s’intéresse à l’arc triomphal dédié à Titus dans le Circus Maximus, dont il ne subsiste que des fragments épars mais dont la dédicace nous est connue par un manuscrit médiéval. Cet arc s’intègre à un programme plus large de constructions mené par les Flaviens, visant à légitimer la nouvelle dynastie en présentant la victoire contre les Juifs comme la fin d’une guerre extérieure et en suggérant qu’elle a abouti à l’éradication d’un système religieux concurrent de Rome. L’inscription de l’arc de Titus insiste sur la destruction totale de Jérusalem. Ce vocabulaire de la dévastation, parfois utilisé par les historiens de la conquête romaine, fait l’objet de l’étude de Myles Lavan, qui le met en regard avec certaines scènes des colonnes trajane et aurélienne, montrant des soldats romains mettant le feu à des maisons et séparant les femmes de leurs maris faits prisonniers. Si la clémence des Romains reste un topos de la littérature latine, l’annihilation de peuples barbares apparaît, dans certains cas, non seulement permise mais nécessaire. La dernière contribution de cette deuxième partie, due à Elizabeth DePalma Digeser, est consacrée à l’empereur Constantin. Elle suggère que son assimilation à Apollon, dieu du Soleil, dans le panégyrique d’un orateur anonyme d’Autun peut faire écho au culte de Mithra, très populaire en Gaule à cette époque, mais entre aussi en résonance avec la vision chrétienne de Lactance, qui représente Constantin en Christ vengeur descendu du ciel pour vaincre les persécuteurs.

La distinction entre les troisième et quatrième parties (intitulées respectivement « Reflections on the Limitations of Roman Power and its Weaknesses » et « Criticism of Roman Power ») n’est pas entièrement convaincante. Deux des contributions de la troisième partie, bien que fort intéressantes, ne correspondent qu’imparfaitement à son titre général. À partir d’une anecdote sur L. Quinctius Flamininus (le frère de Titus) qui fournit la matière à une controverse de Sénèque le père, Julien Dubouloz étudie les préoccupations éthiques de l’aristocratie romaine, en s’interrogeant sur le lien entre conduite privée et publique des magistrats et sur les enjeux juridiques, mais aussi moraux, de la notion de maiestas ; traite-t-il vraiment, ce faisant, des limites ou des faiblesses du pouvoir romain ? Il me semble qu’il s’agit plutôt d’une réflexion sur les conditions du bon gouvernement. De même, l’étude de Katell Berthelot sur les liens entre piété et pouvoir du point de vue des Romains et des Juifs met en parallèle des systèmes discursifs qui visent à légitimer ou au contraire contester le pouvoir romain, bien plus qu’à en dénoncer les points faibles. Les Romains considèrent que leur victoire militaire est justifiée par leur extrême rigueur dans l’accomplissement des rites, qui leur vaut la faveur des dieux ; parallèlement, ils définissent les Juifs comme un peuple superstitieux voire impie. Les sources juives développent un discours plus complexe. Si l’on trouve l’idée que les Romains sont impies car idolâtres, ce qui causera à terme leur chute, la défaite des Juifs est parfois analysée comme le résultat de fautes commises par les Juifs eux‑mêmes ; dans cette perspective, le repentir et le renouvellement de l’alliance mèneront eux aussi à la chute finale de Rome. Enfin, dans la littérature rabbinique tardive, mais peut-être déjà chez Philon, une vision alternative, qui subvertit le discours romain, attribue la prospérité de l’empire aux prières des Juifs pour Rome. Les deux autres contributions de cette partie traitent bien, quant à elles, de la question des limites ou des faiblesses du pouvoir romain. Jonathan Price s’intéresse aux sources grecques et latines qui évoquent le meurtre de Rémus par Romulus et considèrent, plus ou moins explicitement, ce fratricide originel comme le ferment d’un conflit interne qui pourrait mener à la chute finale de Rome. Sébastien Morlet analyse le point de vue d’Eusèbe de Césarée sur le pouvoir romain, marqué par des limites géographiques et temporelles, mais aussi par une impuissance fondamentale lorsqu’il se fait persécuteur de la foi chrétienne ; de manière plus originale, les Romains sont également présentés comme un simple instrument de la volonté divine et de la Providence.

Dans la quatrième partie, Marie Roux propose d’abord une étude des métaphores animales appliquées à des empereurs, des magistrats romains ou au peuple romain et compare leur usage dans les sources gréco‑romaines, chrétiennes et (dans une moindre mesure) juives. Chez les auteurs grecs ou latins, cet usage est largement inspiré par le topos du tyran et sert à dénoncer la cupidité, la corruption ou les abus des représentants du pouvoir, assimilés à des bêtes sauvages. Chez certains auteurs chrétiens, comme Lactance ou Salvien de Marseille, la métaphore s’accompagne d’une critique plus nettement politique, dirigée contre l’empereur ou contre la société aristocratique romaine dans son ensemble. La critique est en revanche beaucoup plus indirecte dans les textes du Talmud et du Midrash Rabbah étudiés par Yaël Wilfand : c’est en contextualisant des passages mentionnant Alexandre le Grand que l’on perçoit comment cette figure a pu être utilisée pour dénoncer les prétentions de Rome à dominer le monde et critiquer les normes légales en vigueur dans l’empire. Enfin, Nathanael Andrade propose une lecture de quelques textes syriaques écrits au IIIe s. ap. J.-C. dans la région d’Édesse, en Haute-Mésopotamie. L’empire romain, comparé notamment à l’empire parthe, y est décrit de manière très négative comme particulièrement agressif et irrespectueux des traditions locales, cherchant à imposer par la force ses propres normes.

La cinquième partie, « The Impact of Roman Power upon Judaism », apparaît un peu en décalage avec le reste du volume. La contribution de Seth Schwartz est celle qui noue le plus clairement des liens avec la problématique générale. Il y défend le concept de résistance culturelle, en comparant la Mishnah à d’autres productions littéraires marquées par un fort ancrage dans le passé et une ignorance ostentatoire des réalités du pouvoir romain (la seconde sophistique, les papyri magiques en grec et en démotique provenant de Thèbes d’Égypte, le philosophe chrétien Justin Martyr). Les contributions suivantes, en revanche, fonctionnent un peu en vase clos. Nathalie Dohrmann et Christine Hayes évaluent l’influence des modèles culturels romains sur la littérature rabbinique, la première dans le rapport aux livres, aux bibliothèques et à la notion d’auteur, la seconde dans la conception de l’histoire. La dernière contribution, due à Markus Vincent, revient sur le rôle de Marcion dans l’invention du christianisme, en tant que troisième voie entre Jérusalem et Rome.

Au total, l’ouvrage fourmille d’idées et d’analyses intéressantes et a le grand mérite de faire dialoguer des sources d’habitude étudiées séparément. Il n’évite pas le défaut fréquent de telles entreprises collectives, à savoir une certaine dispersion des thématiques et une tendance à la juxtaposition d’études particulières. On peut à ce titre regretter l’absence d’une conclusion générale, qui aurait pu faire émerger des lignes directrices et proposer des rapprochements plus systématiques entre les points de vue des sources « classiques », chrétiennes et juives, que la plupart des contributeurs n’abordent pas simultanément (et c’est bien normal). En l’état, c’est au lecteur de faire lui-même ces rapprochements, en s’aventurant sur les terres qui lui sont le moins familières. Mais il peut aussi se contenter avec profit de cibler telle ou telle contribution correspondant à ses centres d’intérêt.

 

Anna Heller, Université de Tours – CeTHiS (EA 6298)

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 700-703