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À l’article « torture » du Dictionnaire philosophique, Voltaire affirme : « Les Romains n’infligèrent jamais la torture qu’aux esclaves, mais les esclaves ne comptent pas pour des hommes ». Le débat sur l’humanitas de l’esclave, pourtant largement nourri lors de l’éclosion de la politique du favor libertatis à l’époque antonine, ne saurait restreindre la violence à la seule sphère servile. En 1929, Aldo Ferrabino, dans l’ouvrage fondateur La dissoluzione de la libertà nella Grecia antica, formulait l’hypothèse que le statut de dépendant fonctionnait comme le creuset de violences qui devaient assurer la koinή εἰρήνη et l’idéal de concorde (ὁμόνοια) dans les póleis. C’est ce projet ambitieux qu’a tenté de relever le 38e colloque du GIREA, intitulé Praxis et ideologías de la violencia. L’ouvrage réunit 32 articles, répartis en six sections (la recension reprend l’ordre des thèmes sans être exhaustive), qui analysent la multiplicité des formes de violences (physique, symbolique, émotionnelle et coercitive, structurelle), inhérentes à la domination et aux formes de dépendances.

La première section, consacrée à la violence symbolique, s’ouvre sur les processus de fondations civiques, étudiés par D. Plácido. A. Prieto revient sur la violence médiatique de la Rome antique dans les séries télévisuelles (peplum, películas de romanos). La série néo-zélandaise Spartacus qui a pour décor le ludus de Batiatus à Capoue est qualifiée d’« Olympe de l’ultra-violence ». Les titres programmatiques du triptyque des saisons « Du sang et du sable », « Vengeance », « La guerre des condamnés » démontrent comment l’industrie cinématographique valorise le rôle des gladiateurs par identification avec les héros modernes déracinés. Quant à la série Rome, diffusée par la BBC, autour de deux légionnaires (Lucius Vorenus et Titus Pullo), elle se défend de suivre le modèle de la « HollyRome » (la Rome d’Hollywood) en prétendant, par la violence, donner une image plus réaliste de Rome avec la présence des catégories les plus humbles de la population.

S’agissant de la « violence structurelle » – acceptée et non punie –, de l’état, la deuxième section montre qu’elle justifie des inégalités sociales. A. Duplá Ansuategui étudie la violence politique du tribunat des Gracques (133 av. J.‑C.) à la lex de imperio Vespasiani (68 apr. J.‑C.). Sont examinées deux procédures : le crimen maiestatis, et la déclaration d’hostis publicus. Né sous la République, le crime de majesté, connait une évolution liée à la superposition opérée par César entre la dignitas Caesaris et la maiestas populi Romani. J. Annequin montre que cette violence structurelle prend aussi une dimension symbolique en étudiant le cas des esclaves dans les Métamorphoses d’Apulée. Il identifie une « violence verticale » au sein de l’« ordo mancipiorum », destinée à pérenniser un ordre domanial. Chez Apulée, l’espace public est un lieu de violence faite à l’esclave seul qui y fait l’expérience de sa désocialisation (nequissimi fugitivi, vente à la cataste). Cette violence structurelle se retrouve dans l’hybris dans l’Athènes archaïque. M. Valdés Guía décrypte le recours à la violence des aristoi contre le demos (article mieux à sa place dans la section 2 que dans la section 3). Est analysée la condition du thes (« sans terre »), travailleur journalier qui ne possède que sa force de travail dans la loi de Solon : celui-ci offre la possibilité juridique de vendre un thête comme esclave, sans l’intervention d’un juge. De même, les hectémores (sizeniers), métayers versant un sixième de la récolte, peuvent être, en cas dettes, vendus. Une comparaison avec le centurion nexus du forum (495 av. J.-C.), évoqué par Tite Live (II, 23, 1-9), aurait été ici possible. Il existe aussi une « violence des pauvres » à la guerre qui est dévalorisée. La poésie homérique déprécie les moyens de combats des pauvres. Les gymnetes, « troupes légères », qui luttent à l’arc et à la pierre sont moins glorieuses que celles qui se livrent au corps à corps. Enfin, la violence des institutions (d’après Hésiode et Homère) dans l’Athènes présolonienne de Dracon émane des aristoi de l’Attique (loi de Dracon) qui dominent l’aréopage. La loi de Solon limite désormais les injures, coups et blessures, viols, maltraitances physiques. Solon édicte aussi l’interdiction de réduire un athénien en esclavage, même en thête.

La section sur la « violence belliqueuse » est riche et variée. J. I. San Vicente Gonzàlez de Aspuru livre un article sur la crucifixion et la coupe de mains lors des guerres asturo‑cantabres dans le cadre de la légitimation d’un discours autour de l’« impérialisme défensif ». Il y a paradoxe entre la violence exercée à l’endroit des peuples nord-hispaniques et la conception cicéronienne du bellum iustum. Cicéron, dans son traité Des lois, spécifie que, à la guerre, on doit éviter les comportements brutaux et traiter l’ennemi de manière juste. Cette considération sur le respect de l’ennemi ne vaut que s’il se rend sans offrir de résistance. Or l’intervention romaine fut provoquée par les incursions cantabres dans les territoires (Autrigons, Vacéens, Turmogos). Du point de vue romain, la guerre contre les Cantabres était juste puisque Rome intervenait pour défendre des populi menacés par des peuples ennemis. L’amputation de la main droite de l’ennemi renvoie à la dextra manus comme symbole de fides. Il s’agit donc d’une pratique destinée à châtier la rupture d’un serment militaire et le manquement à la fides. Dans la même veine militaire, Juan Luis Pecharromàn s’interroge sur la violence coercitive liée à la présence militaire (la Legio VII Gemina) dans les mines aurifères du nord-est de la péninsule hispanique à l’époque flavienne, qui est présentée comme un instrument coercitif de contrôle territorial. Dans son article sur la violence directe et le pouvoir symbolique dans les panégyriques latins en faveur de Constantin, M. Rodríguez Gervás démontre que le genre épidictique est un moyen pour la chancellerie impériale de diffuser l’image de la uirtus du prince. Écrits dans le contexte de la seconde Tétrarchie, ces discours légitiment la uis militaire de Constantin contre ses ennemis. La mystique de la victoire humilie le barbare pour asseoir Constantin comme le garant de la permanence de Rome. Le renouveau du concept de l’aeternitas romaine, participe à la création d’une théocratie au Bas-Empire.

La section 4 décline les violences dont sont coutumiers les esclaves dans l’Antiquité. A. Paluchowki propose, à partir des Lois de Gortyne (Ve siècle), de lire la condition servile comme un piège où se joue une violence systémique. Il analyse le cas des wokeis, habitants des espaces ruraux qui cultivent la terre. Quoique mis en dépendance, ils jouissent d’un meilleur statut et de plus d’autonomie que les dôloi (esclaves-marchandises). Quand le woikeus fugitif se place sous la protection d’un dieu dans un temple qui lui sert d’asile, les contrats incluent des clauses de cession au profit du maître divin. L’auteur met en parallèle cette situation d’esclavage sacré avec les actes d’affranchissement conservés à Delphes. Consacré à la violence à l’endroit des hilotes de Sparte, l’article de C. Fornis analyse le port obligé de peau de bête (diphtera, katônaké) comme une dégradation vestimentaire ressortissant à la violence symbolique. Ils sont du côté du monde animal. R. Arcuri procède à un aggiornamento historiographique de la violence dans la relation maître-esclave sous le règne d’Auguste. Après la guerre civile, elle note l’intervention croissante de l’empereur dans le champ des relations maître-esclave et passe au crible la législation augustéenne sur l’esclavage (Lex Fufia Caninia, Lex Aelia Sentia, Sénatus-consulte silanien). Tibère freine les effets les plus néfastes de la colère des maîtres en permettant aux esclaves de se réfugier près d’une statue de l’empereur. Battre un esclave sous la statue d’Auguste divinisé devient alors un manquement à la pietas et l’eusebeia dues à l’empereur. L’auteur explique que cette mesure doit se comprendre par la crainte qu’avait Tibère face au nombre croissant d’esclaves (multitudo familiarum) face à la baisse démographique de la plebs ingenua. L’inversion du rapport de force aurait rendu nécessaire cette mesure. P. López Barja de Quiroga consacre son article à la formule « seruos ad pileum uocare ». La manumission étant avant tout un beneficium, un acte à la libre discrétion du dominus qui transforme l’esclave en citoyen romain, elle vient reconnaître la virtus manifestée par un esclave qui a ainsi mérité son affranchissement. Cicéron affirme que c’est la virtus dont un esclave a fait preuve qui lui permet d’intégrer le corps des citoyens lors de son affranchissement. Est devenu esclave celui qui, parce qu’il a manqué de uirtus à la guerre, est devenu prisonnier et a été réduit en esclavage. La formule signifie donc, à la lettre, appeler les esclaves à la guerre en leur promettant l’affranchissement s’ils font la démonstration de leur uirtus au combat. L’auteur prouve son hypothèse en l’illustrant par le cas des uolones, les volontaires, de Bénévent qui s’engagent dans l’armée romaine. T. Sempronius Gracchus leur promet la liberté s’ils parviennent à prouver leur valeur en rapportant la tête d’un ennemi carthaginois. Lors du banquet de célébration dans les rues de Bénévent, les uolones ont la tête couverte d’un pileus. Or cette scène est immortalisée par une peinture dans le temple de Iuppiter Libertas sur l’Aventin comme représentation symbolique de la uirtus romaine. Les contributions respectives de F. Reduzzi Merola et d’A. Gonzales font le point sur la quaestio de seruis sous la République et le Principat. Le Principat est une période de régulation et d’encadrement de la dominica potestas contre les dérives de certains propriétaires d’esclaves. Auguste tempère les exécutions d’esclave en prônant la quaestio per tormenta plutôt que le supplice létal du crux servile supplicium pour l’obtention d’aveux extirpés par les tormenta. Les articles montrent que la quaestio est une violence corporelle spécifique au statut servile. Le moment charnière est celui du sénatus‑consulte silanien, rendu sous Claude, qui formalise un droit criminel en matière de peines serviles. Il institue la uiolentia comme une norme indispensable au maintien des intérêts des libres. Progressivement, l’État tend à se substituer à la dominica potestas. Chronologiquement, on retient deux évolutions : le passage de la mort privée à la mort publique et l’externalisation de la torture hors de la familia pour étouffer des velléités de rébellion servile. Ce déplacement progressif de la torture hors de la sphère privée s’effectue en recourant à des entreprises de pompes funèbres qui, par contrat, possèdent le droit d’accomplir la torture (supplice extra portam pour éviter de souiller la familia, dans la Lex Puteolana), puis par le recours à un carnifex via une lex locationis. L’article d’O. Olestia Vila part d’un constat simple : dans le nord-est de la péninsule Ibérique (site de la Villa Romana de la Quintana à Cervià de Ter ; Villa romana del Munts à Altafulla, près de Tarragone), des corps furent lancés dans des fosses ou des silos, ce qui ne correspond pas à un rituel funéraire d’inhumation. Tout indique un acte d’élimination d’un cadavre dans une décharge. L’article retrace l’évolution chronologique de ce type de sépulture. En archéologie ce genre d’acte de violence sur des corps défunts est connu dès la période républicaine. Des corps sont jetés avec des mules, des chiens, dans des positions (corps à l’envers, tête en bas, jambe fléchie contre la paroi du silo) qui indiquent que le cadavre fut jeté et non soigneusement déposé au fond du silo. Au Haut-Empire, cette pratique dénote la volonté de châtier par l’exemple. Les positions en decubitus ventral et mains liées dans le dos avec fractures peri-mortem indiquent des meurtres dans des puits rituels comme châtiment servile. L’auteur note une multiplication exponentielle du nombre de cas dans l’Antiquité tardive, en particulier au Ve siècle, point d’inflexion du phénomène. L’interprétation proposée a recours au passage d’un modèle social dans lequel la main d’œuvre peut se déplacer de ferme en ferme à un modèle qui a figé les populations rurales sur un sol bien déterminé. La transformation des exploitations (uilla ou fundus) vers le modèle de l’exploitation alto-médiévale de type germanique aurait entrainé une précarisation des formes d’esclavage et fait disparaître l’humanitas du Haut-Empire. Dans ces grands centres agricoles, les esclaves n’auraient plus pu espérer affranchissement ni promotion (esclaves spécialisés ou institores n’ayant plus leur place). La multiplication des interactions avec les peuples germaniques aurait, somme toute, engendré l’inflexion sur le traitement funéraire réservé aux corps d’esclaves.

La cinquième section de l’ouvrage est dédiée à la violence de genre, causée par ou contre les femmes. C. Zaragozà Serrano et J. Cortadella étudient la mastectomie comme châtiment. Chez Hérodote comme chez Tacite, c’est un châtiment infligé par les reines (Feretima reine de Cyrène, épouse du roi Bato III, la reine icéenne Boudica, déchue de son trône, se venge à Camulodunum et Londinium en opérant une mastectomie sur des femmes romaines). À chaque fois, il s’agit de punir l’ourdissement de complots pour compromettre la succession dynastique. Cette torture est aussi bien attestée dans l’hagiographie chrétienne qui ne compte pas les martyrs femmes ayant subi une mastectomie. Pendant la Grande persécution de Dioclétien, des saintes (Theodosia de Tiro, Febronia de Nisibis, Macrina de Reims) furent amputées d’un sein pour avoir refusé une proposition de mariage en espérant vouer leur virginité à Dieu. Elsa Rodríguez Cidre analyse le vocabulaire de la violence dans les œuvres tragiques, en particulier le mot ágalma dans Hécube et les Troyennes d’Euripide. M. J. López Medina étudie le mythe de « Diane chasseresse » à partir des Métamorphoses d’Ovide pour montrer comment la virginité avant le mariage est instrumentalisée comme moyen de contrôle des femmes. Après avoir rappelé que la mythologie d’Ovide est le reflet d’un système de pensée androcentré, aristocratique et patriarcal, l’auteur montre que le mythe de Diane chasseresse est destiné à légitimer, justifier et reproduire l’ordre social existant. À partir de l’époque augustéenne, Diane chasseresse perd son rôle politique de déesse de la Confédération Latine honorée sur l’Aventin. Elle est surtout reconnue comme sœur d’Apollon présenté par Auguste comme une incarnation de la nouvelle époque de prospérité du Principat. Diane, gardienne de la pureté des femmes, joue avec ses nymphes le rôle punitif du paterfamilias dans l’espace domestique. J. J. García González et M. González Herrero reviennent sur la « violence silencieuse » (frugi, bona pudica, domiseda, uniuira, a uirginitate) contre les femmes dans les épitaphes du monde romain. M. J. Hidalgo de la Vega brosse ensuite le sombre tableau des liens tissés entre violence et pouvoir féminins dans la domus impériale. Enfin, J. Alvar Ezquerra, C. Martínez Maza et A. Alvar Nuño renouvellent la lecture historiographique opérée par Franz Cumont au sujet de la passion de deux Saintes, Juste et Rufine, deux potières d’Hispalis. Cumont avait cru pouvoir reconstituer, à partir de l’épisode de leur passio relaté par la tradition catholique hispanique (Breviario Eborense), le rituel de la fête d’Adonis. Elles auraient été martyrisées par des dévots des cultes orientaux à Hispalis. Leur martyr aurait découlé du refus de participer à une quête pour financer la fête d’Adonis. Les auteurs examinent l’hagiographie, la culture martyriale et les sources martyrologiques pour affiner la chronologie afin d’apporter un éclairage nouveau à cette passion.

La dernière section porte sur la tradition historiographique autour de la violence. B. Antela-Bernárdez examine la figure d’Alexandre par le philologue Franz Altheim, fidèle du national-socialisme hitlérien et du nazisme, membre de la Ahnenerbe, une société pseudoscientifique fondée en 1935 et officiant sous les auspices de Himmler, qui a orienté sa vision du conquérant macédonien. Cette société développait la théorie du Kulturekreis (cercle de culture) selon laquelle les Italiens antiques seraient génétiquement le résultat d’une migration indogermanique. La tradition historiographique nazie tenait Alexandre pour responsable de la dégénérescence raciale de la culture hellénique par la promotion de la fusion culturelle. Altheim, lui, voit en Alexandre un agent civilisateur. C. Sierra Martín et J. Vidal consacrent à leur tour un article monographique à Arnaldo Momigliano, dans son approche de la liberté des Antiques et des Modernes.

Cet ouvrage a le grand mérite de bien cibler son objet : les liens entre violence et dépendants. En ce sens, il s’inscrit pleinement dans l’historiographie récente, que celle-ci se consacre aux violences sur les corps en guerre[1] ou sur les corps sexués[2].

 

Marianne Béraud, Archimède – Archéologie et histoire ancienne : Méditerranée – Europe, UMR-7044

Publié dans le fascicule 1 tome 123, 2021, p. 311-315

 

[1]. A. Allely dir., Corps au supplice et violence de guerre dans l’Antiquité, Bordeaux 2014.

[2]. L. Bodiou, M.-J. Grihom et al., Le corps en lambeaux. Violences sexuelles et sexuées faites aux femmes, Rennes 2016.