Ce livre publie les travaux du colloque organisé en 2007 à la Villa Kérylos et consacré à l’alimentation méditerranéenne dans l’Antiquité. Le programme couvrait un vaste panorama historique partant du monde mésopotamien et allant jusqu’à la Renaissance. L’ouverture n’est pas seulement chronologique mais aussi géographique et le volume comporte des articles aussi bien sur la Méditerranée orientale qu’occidentale (pour le Moyen-Âge comme pour l’Antiquité). Le classement des vingt-et-un articles qui forment cet ouvrage est chronologique : la partie sur l’Antiquité occupe les p. 23 à 222, celle sur le Moyen-Âge et la Renaissance, les p. 223 à 480.
Ce large panorama permet de comparer les approches des antiquisants et des médiévistes. Il débouchera sur des croisements féconds de problématiques. Plusieurs articles mettent en évidence les continuités entre Antiquité et Moyen-Âge et l’article de Bruno Laurioux lance un pont supplémentaire entre ces deux grandes périodes en étudiant comment les gastronomes et gourmets de l’Antiquité ont été perçus dans l’humanisme italien (p. 398-407). Le lecteur trouvera également grâce à ce livre un reflet de la recherche francophone et d’utiles ouvertures sur les travaux effectués ailleurs, ainsi au Royaume-Uni, grâce à un article de John Wilkins, ou en Italie avec Francesca Pucci Donati. Ces contributions, présentées en français, reflètent bien l’importance prise par ces pays dans la recherche sur l’histoire de l’alimentation. On notera en revanche l’absence de certains chercheurs qui ont travaillé sur l’histoire alimentaire, comme Michel Bats, Mireille Corbier, Nicole Blanc ou Robin Nadeau. Ils n’en sont pas moins présents dans la réflexion comme le montrent les bibliographies heureusement liées à chaque article. Manque aussi une prise en compte des apports de l’archéologie, même si les éditeurs sont bien conscients de ce qu’elle peut offrir (grâce à elle, il est possible de sortir du milieu des élites et d’accéder à une approche quantitative, est-il justement remarqué en conclusion, p. 481-482). Une fois de plus, la recherche historique et la recherche archéologique semblent, sur ces questions, évoluer parallèlement, sans souvent se croiser. Ces réflexions, et celles que nous ferons en conclusion, témoignent surtout des impératifs qui font qu’un colloque n’est toujours qu’une photographie partielle de la recherche à un moment de son développement. Celle que nous proposent les trois éditeurs de ce volume est à la fois très séduisante et très stimulante.
La grandeur du champ que devront travailler à l’avenir les chercheurs qui s’intéressent à ces questions ainsi que les progrès déjà faits sont présentés dans une belle introduction due à Sophie Collin-Bouffier et Bruno Laurioux et qui donne son sens à l’ensemble du volume (p. 1-22). Elle permet de saisir combien les antiquisants se posent parfois des questions différentes de celles des historiens des autres périodes (par exemple p. 14-15 : la question des horaires des repas a encore peu de place en Histoire ancienne, alors qu’une grande attention a été accordée à la symbolique des aliments, voir p. 17-18) même si tous insistent sur une fonction majeure de l’alimentation, à savoir d’être un terrain où s’exercent de manière déterminante les processus de distinction sociale. Le bilan historiograhique dressé à cette occasion pointe notamment ce tournant majeur qu’a été le passage d’une histoire quantitative de l’alimentation à une histoire qualitative, lequel redonne une place de choix aux spécialistes de l’Antiquité gréco-romaine et leur permet d’investir le champ de l’histoire culturelle. Le lecteur qui souhaitera comprendre pleinement l’intérêt de ce projet d’ensemble devra aussi lire la conclusion du volume rédigée par Maurice Sartre et André Vauchez (p. 481-489).
Nous n’allons examiner ici en détail que les neuf contributions qui intéressent l’Antiquité. Le lecteur est d’abord convié à s’intéresser au monde mésopotamien étudié par Francis Joannès (« L’alimentation des élites mésopotamiennes », p. 23-38). C’est le royaume de Mari et l’Empire néo-assyrien qui offrent les sources les plus développées et permettent d’évoquer les repas servis aux dieux et les banquets royaux. C’est la première mention du banquet, dont on ne s’étonnera pas qu’il en soit souvent question par la suite. Pierre Tallet propose de son côté l’étude d’une boisson, le vin en Égypte (« Une boisson destinée aux élites : le vin en Égypte ancienne » p. 39-51). Il y a là une synthèse sur l’histoire de la vigne et de la viticulture égyptienne, mais aussi une mise en contexte de la consommation du vin, par opposition à la bière, boisson de tous les jours et qui passait pour plus typiquement égyptienne. Avec l’article de Jacques Jouanna (« Le régime dans la médecine hippocratique : définition, grands problèmes, prolongements », p. 53-72), le lecteur aborde le monde grec. L’auteur rappelle que l’alimentation est une composante essentielle, mais pas unique, de ce que la médecine grecque appelle la diaita. L’importance du discours médical, qui constitue aussi une source importante pour l’histoire de l’alimentation, est soulignée, thème qui reviendra ailleurs dans ce volume. De la même façon, les médecins grecs, en comparant les régimes alimentaires des différents peuples, permettent aussi de rappeler que l’alimentation est un enjeu des constructions identitaires. Le thème du banquet revient sous la plume de Pauline Schmitt Pantel (« De la table d’Alkinoos en Phéacie à la table de Kléanax de Kymè : variations sur le thème grec de l’invitation des élites au banquet », p. 73-90). Elle rappelle que si le banquet s’insère dans un ensemble de pratiques politiques et dans un système de don et de contre-don pendant toute la durée de la civilisation grecque, le IV e s. n’en est pas moins un tournant qui le transforme aussi en cadre à l’exercice des pratiques de distinction alors qu’il était auparavant égalitaire. Sophie Collin-Bouffier propose l’étude d’un aliment, le poisson (« Le poisson dans le monde grec, mets d’élites ? », p. 91-121). Sa place dans l’alimentation grecque et sa fonction sociale ont été débattues par les historiens, parfois en opposant le poisson à la viande. On voit ici que les sources présentent toujours le poisson comme onéreux et les poissonniers comme des commerçants avides, même si nos documents nous cachent probablement l’existence d’une consommation urbaine plus populaire mais qui se reportait sur des espèces méprisées des élites et des gourmets.
Paul Goukowsky, de son côté, s’intéresse aux crises alimentaires (« L’alimentation en Grèce et à Rome en temps de crise », p. 123-146). Il y voit une réalité familière aux Anciens qui estiment cependant sa description comme inutile, ce qui nous prive d’une meilleure compréhension du phénomène. Un bilan de nos connaissances sur le banquet des Romains est proposé par André Tchernia (« Le convivium romain et la distinction sociale », p. 147-156). Il sera notamment utile aux hellénistes qui n’ont pas toujours l’habitude de comparer ce qu’ils connaissent en pays grec à ce que font les Romains et permet de souligner, par-delà la profonde parenté, un certain nombre de différences notables, par exemple la manifestation des inégalités sociales. On reliera cette constatation aux remarques de P. Schmitt Pantel sur le tournant du IV e s. a.C. pour suggérer, ici aussi, une continuité entre les pratiques grecques de l’époque hellénistique et celles du monde romain. John Wilkins, suivant une thématique qui lui est familière, aborde la question des rapports entre la comédie et l’alimentation (« Visions de la comédie grecque sur l’alimentation des élites », p. 157-170). Il explique pourquoi ces deux univers sont à ce point liés, sous la protection de Dionysos, notamment dans le domaine iconographique. Yves Roman propose une réflexion stimulante et paradoxale (« Le mou, les mous et la mollesse ou les systèmes taxinomiques de l’aristocratie romaine », p. 171-186) qui aboutit non seulement à un éloge de la frugalité, qui n’a rien de surprenant, mais aussi à une revalorisation du cru (et du dur) qui va à l’encontre d’un système de représentations culturelles dont nous pensions jusqu’ici qu’il accordait au cru une valeur médiocre. La contribution de Bernadette Cabouret (« Rites d’hospitalité chez les élites de l’Antiquité tardive », p. 187-221) fait heureusement le lien avec le Moyen-Âge. Elle permet de mesurer la permanence du banquet jusqu’à la fin de l’Antiquité. L’attention à ses dispositifs architecturaux et matériels est d’un intérêt tout particulier.
À cela s’ajoute la partie du volume consacrée au Moyen-Âge et à la Renaissance, qui comporte 12 articles que nous évoquerons plus rapidement. Elle concerne aussi bien le monde byzantin (Béatrice Caseau, sur les moines à Byzance) et islamique (Pierre Guichard, à propos de l’historiographie de la cuisine et de l’alimentation en Al-Andalus) que l’Occident méditerranéen, dont la culture alimentaire est parfois vue depuis l’extérieur (l’Angleterre dans l’article d’Alban Gautier). L’Italie a une place de premier choix dans cet ensemble (Marilyn Nicoud, à propos de l’alimentation princière ; Charles de la Roncière, sur les comptes d’un hôpital florentin au XIV e s. ; Francesca Pucci Donati, sur les proverbes comme révélateurs des bonnes manières de table ; Bruno Laurioux, sur Athénée et Apicius dans la culture humaniste). Plusieurs articles balaient thématiquement de vastes périodes et espaces (Cécile Caby, sur l’alimentation dans le monachisme médiéval ; Pierre Toubert, à propos de la réflexion sur les famines et les disettes ; Perrine Mane, sur les fruits et les légumes ; Michel Zink sur l’alimentation comme thème poétique au Moyen-Âge). L’ouverture vers l’époque moderne est réalisée par un article consacré au fait de boire frais et sur l’inversion des attitudes médicales face à ce geste (Madeleine Ferrières).
Passons maintenant au bilan. Les apports de ce colloque sont nombreux et nous n’en soulignerons que quelques-uns. Il y a par exemple la tension entre l’utilisation de l’alimentation comme un instrument de distinction sociale — sauf à certaines périodes de l’histoire — et sa perception comme un facteur d’amollissement. Le lecteur est aussi frappé de constater que le don de nourriture semble souvent avoir eu pour rôle de souder une communauté autour de ses bienfaiteurs. C’est vrai dans le monde grec, notamment à la basse époque hellénistique (P. Schmitt), mais aussi dans les monastères médiévaux (B. Caseau, C. Caby) ou dans tel hôpital florentin (Ch. de la Roncière). Nul doute que la démonstration pourrait être renouvelée dans bien d’autres cas. On voit aussi combien la notion d’identité alimentaire, qui revient à plusieurs reprises (J. Jouanna ; A. Gautier ; et même P. Schmitt Pantel avec la notion de « culture du banquet »), se forge souvent par opposition à l’autre et se cristallise non seulement autour du choix des aliments, mais aussi de la façon de les consommer. La nourriture participe aussi de la construction du genre (remarque faite par les éditeurs, en conclusion, p. 484) et définit les hiérarchies politiques et sociales, ce que montrent de nombreuses contributions centrées sur les élites (Fr. Joannès, P. Tallet, A. Tchernia, M. Nicoud notamment).
Faire l’histoire de l’alimentation pose un problème de sources. Plusieurs articles font remarquer qu’il reste, pour les périodes concernées, difficile d’accéder à des textes traitant directement de l’alimentation car il reste peu de la littérature gastronomique et culinaire. Elle n’en mérite pas moins notre attention (B. Laurioux, P. Mane). C’est donc souvent dans d’autres formes du discours (et du discours savant) que l’historien trouvera matière à réfléchir, comme les traités de médecine 586 revue des etudes anciennes (J. Jouanna, M. Ferrières) ou la littérature (J. Wilkins, Fr. Pucci Donati).
Dans le choix de leurs problématiques, les antiquisants (et principalement les hellénistes) restent dans des perspectives très comparables à celles qui avaient présidé aux contributions données dans le livre dirigé par Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, (Histoire de l’alimentation, Paris, 1996). Les questions d’approvisionnement prennent peut-être un peu moins de place dans ce volume, même si elles sont abordées par P. Goukowsky (pour le Moyen-Âge, voir l’article de Pierre Toubert), car il est probable que la recherche francophone tend à les rattacher plutôt à l’histoire politique ou économique qu’à l’histoire de l’alimentation, à la différence de ce que font les Anglo-Saxons. Parmi les lacunes de la recherche telle que la font les antiquisants, il en est une qui est frappante ; elle concerne l’histoire du goût, laquelle peut prendre aussi la forme d’une histoire de la cuisine. En comparaison, il s’agit de l’un des points forts de l’histoire de l’alimentation pour l’époque moderne et pour le Moyen-Âge, ce que l’on constate grâce aux articles de Madeleine Ferrières sur l’acte de boire frais à la Renaissance ou de Perrine Mane sur les fruits et les légumes au Moyen-Âge. Pour avancer dans ce domaine, il faudra à l’avenir consacrer des travaux à des types d’aliments et au rapport que les sociétés historiques entretiennent avec eux. C’est une méthode qui n’est pas inconnue des antiquisants et qu’illustre ici Sophie Collin-Bouffier dans son article sur le poisson. Elle avait déjà largement structuré le livre fondateur de Jacques André (La cuisine et l’alimentation à Rome, 1961). On retrouvait une approche de ce genre dans les travaux de Marie-Claire Amouretti sur les différents aliments à base de céréales dans le monde grec. On suggérera enfin que la question des distinctions sociales dans le domaine alimentaire pourrait être abordée par d’autres biais documentaires, comme celui des vaisselles de table, ce qui nécessiterait des passerelles entre histoire, histoire de l’art et archéologie.
L’un des grands mérites de cet ouvrage est de souligner certaines constantes de l’histoire de l’alimentation méditerranéenne. Pour l’Antiquité, celle du banquet est majeure. Il ne caractérise pas seulement le monde gréco-romain dont on sait qu’il a emprunté cette pratique à l’Orient (seule, sur ce point, l’Égypte semble faire exception). Certains traits de son organisation se maintiennent jusqu’à la fin de l’Antiquité, par exemple la position couchée, la séparation temporelle entre consommation de la nourriture solide et consommation du vin.
Mais qu’en est-il des continuités entre l’Antiquité et le Moyen-Âge ? Leur étude est l’un des objectifs que S. Collin-Bouffier et B. Laurioux, dans leur introduction, ont fixé à la recherche (p. 21-22). Il en est une remarquable d’abord, celle qui oppose les céréales et le companage, le sitos et l’opson pour reprendre des mots grecs. Elle ne doit pas empêcher cependant d’étudier l’évolution du poids respectif de ces deux éléments. Pendant l’Antiquité (à partir du IV e s. av. J.-C. pour la Grèce peut-être), comme au Moyen-Âge (à partir du XI e – XII e s.), la tendance est au développement de l’opson et du companage, au détriment d’une alimentation strictement céréalière. Le lecteur, s’il veut bien ne pas se contenter d’une approche purement ponctuelle de cet ouvrage, et s’il fait l’effort d’en prendre connaissance du début à la fin, constatera que certains motifs semblent abolir les périodisations auxquelles il est habitué. Lorsque Bernadette Cabouret évoque la diversification des épices à la fin de l’Antiquité, le lecteur se dira qu’il a là les premiers signes d’une mutation importante dans l’histoire du goût. L’article de Béatrice Caseau, sur le banquet monastique byzantin, montre combien on retrouve dans les rapports des moines orientaux à l’alimentation un certain nombre d’attitudes de méfiance dont les racines remontent à l’Antiquité. Le renoncement aux plaisirs de la table vu comme une ascèse est déjà présent dans la philosophie antique et l’on a même l’impression que ce thème rencontre un écho particulièrement fort comPtes rendus 587 sous l’Empire, par exemple chez Plutarque. Cécile Caby, à propos du monachisme occidental cette fois, le reconnaît implicitement (p. 274-275). Comment, dans ces conditions, ne pas reconnaître la dette du christianisme envers toute une série de façons de penser propres à la culture gréco-romaine ? Le statut ambigu de la viande est lui aussi un élément de continuité. L’antiquisant, enfin, mesurera aussi un certain nombre de singularités propres aux civilisations qu’il étudie. Par exemple l’absence d’un calendrier alimentaire aussi structuré que celui que le christianisme impose aux hommes du Moyen-Âge (remarque faite en conclusion par M. Sartre et A. Vauchez, p. 486-487).
Au moment de fermer ce volume, on ne peut que souhaiter que ce colloque en annonce d’autres sur le même thème pour faire régulièrement le point sur les progrès de l’histoire de l’alimentation dans l’Antiquité.
Christophe Chandezon