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L’année 2023-2024 a été placée en France sous le signe d’Apollonios de Tyane. Cet intrigant sage pythagoricien originaire de Cappadoce a en effet été remis sous les feux de la rampe éditoriale par deux publications successives, proposant des approches variées et complémentaires : d’une part une nouvelle traduction de la biographie romancée et sophistique qu’en donne Philostrate au IIIe siècle dans sa Vie d’Apollonios de Tyane ; d’autre part, un roman à portée philosophique que propose l’essayiste Maxime Rovere. Ces deux publications presque concomitantes ont donné lieu à diverses rencontres avec leurs deux auteurs dans diverses villes en France au cours desquelles on a pu à la fois découvrir la figure de ce sage oublié et les modalités romanesques par lesquelles un auteur ancien et un auteur contemporain ont pu essayer d’en donner une vision globalisée et replacée dans une époque ancienne ou révolue : Maxime Rovere a fait le choix de confier à Damis le rôle du narrateur de cette vie d’Apollonios, alors que Philostrate avait pris le parti de présenter sa biographie romancée comme une réécriture améliorée des carnets de ce même Damis. Il ne s’agit pas ici de procéder à une lecture comparée de ces deux productions éditoriales : il nous a semblé important de mentionner cette circonstance particulière pour remettre en perspective la nouvelle traduction du texte de Philostrate proposée par Valentin Decloquement, dont la parution se trouve située dans un regain d’intérêt pour la Seconde Sophistique et l’œuvre de Philostrate en particulier. On peut signaler d’ailleurs que Valentin Decloquement a fait un compte rendu du roman de Maxime Rovere dans les Actualités des études anciennes et nous avons convié les deux auteurs pour une conférence à deux voix autour de la figure d’Apollonios de Tyane, avec un accompagnement musical d’Anne Weddigen, au théâtre Kantor à l’ENS de Lyon le 16 septembre 2024 : tout cela pour dire que, par un heureux effet du hasard, ces deux publications étaient appelées à paraître dans la foulée et à recevoir un accueil croisé dans le grand public.
Avant de revenir sur cette traduction, il convient de s’arrêter au paratexte qui l’accompagne. L’ouvrage s’ouvre sur une bonne introduction (p. 1-44) qui s’organise en deux temps principaux. Le premier temps est centré sur Apollonios de Tyane, sur lequel porte le récit biographique, et qui est intrinsèquement lié à Philostrate. Sur le philosophe pythagoricien, on ne sait que peu de choses, en dehors de ce que raconte Philostrate et il est, à l’époque de ce dernier, largement vu comme un charlatan faiseur de miracles : c’est contre cette image négative que Philostrate compose sa « biographie » pour montrer qu’il s’agit d’un véritable sage pythagoricien. V. Decloquement s’arrête sur la question du titre de l’œuvre qu’on a pris l’habitude de désigner à partir de son titre dans sa traduction latine (Vita Apollonii Tyanei), alors que Philostrate en parle comme d’un écrit « en l’honneur d’Apollonios », c’est‑à‑dire qu’il rapporte des événements relatifs à Apollonios et constitue un plaidoyer pour la défense d’Apollonios, sans que l’auteur n’exprime jamais une adhésion personnelle aux thèses de son personnage. Le rhétoricien mène une entreprise de réhabilitation de cette figure dévoyée par la tradition et adopte la posture fictive d’un enquêteur qui s’appuie sur des sources sûres, en particulier les prétendus mémoires de Damis, un compagnon d’Apollonios ainsi que les œuvres d’un mystérieux Maxime d’Aigai et de Moiragénès (attesté par Origène). Philostrate joue à plaisir sur la fiabilité et l’authenticité des sources qu’il revendique. Il faut bien prendre en effet en considération que Philostrate est en position d’ « archéologue » et qu’il donne « le point de vue d’un Grec du IIIe siècle sur le monde romain du Ier siècle » (p. 10), comme le montrent les indications historiques qu’il introduit dans son récit. On signalera qu’à la p. 11, il faut corriger, par trois fois, le nom « Domitien » par « Vespasien ». Tout au long de son récit, Philostrate présente son héros comme un maître qui recherche la sagesse et l’enseigne à un nombre variable de disciples, ainsi que comme « homme divin » dont les connaissances et les capacités dépassent la paideia du narrateur.
Le deuxième temps de l’introduction est constitué par une brève, mais indispensable, histoire de la réception du texte, depuis l’époque des Pères de l’Église jusqu’à la période romantique. La première réception de la Vie d’Apollonios de Tyane parmi les Pères de l’Église a d’abord été difficile et compliquée par la présentation d’Apollonios comme un « homme divin » accomplissant des miracles ce qui pouvait introduire une rivalité potentielle avec la figure du Christ : Origène n’a vu en lui qu’un charlatan et l’on voit qu’Eusèbe de Césarée, dans son Contre Hiéroclès, n’a pas été sensible aux filtres pseudo‑documentaires de la fiction de Philostrate et s’ingénie à déconstruire la nature divine que Philostrate aurait accordée à son héros ; quant à Lactance, il condamne les miracles accomplis par Apollonios comme autant d’actes de sorcellerie. Ce n’est que plus tard, notamment avec Sidoine Apollinaire qui traduit en latin l’œuvre de Philostrate, qu’on prend mieux en considération la dimension morale du personnage, sans voir en lui d’abord un magicien contestataire. Au cours de l’époque byzantine, on s’intéresse davantage aux talismans protecteurs du sage et on fait fructifier la légende qui entoure Apollonios, quitte à remanier et amplifier le texte de Philostrate. Lors de la Renaissance, la Vie d’Apollonios de Tyane est redécouverte très tôt au XVe siècle, puis traduite en latin ou en langues vernaculaires, cependant que des lectures biaisées du texte à nouveau s’imposent et que la figure d’Apollonios est comprise comme un sorcier démoniaque puissant. La première traduction française imprimée est celle de Blaise de Vigenère, parue à titre posthume en 1599, puis remaniée en 1611 par F. Morel. C’est encore la visée prétendument anti-chrétienne du texte qui est retenue. Dans la suite de l’époque moderne, l’œuvre de Philostrate est davantage lue comme un récit fabuleux, et moins comme un précis de sorcellerie ; la sagesse du philosophe est mise en avant et les faux miracles qu’il aurait accomplis sont peu à peu vidés de toute consistance. On voit alors dans les épisodes de sa vie des contre-exemples païens qui prouvent la supériorité du Christ. Avec les Lumières, une tendance inverse rabaisse les miracles du Christ au plan de ceux d’Apollonios. Au cours du XIXe siècle, si l’évaluation comparée d’Apollonios et du Christ se poursuit dans les milieux chrétiens, la figure d’Apollonios séduit certains milieux occultistes où l’on invoque l’âme du sage pythagoricien, cependant que l’œuvre de Philostrate commence à être lue dans une perspective romanesque et fictionnelle qui justifiera son inclusion par Pierre Grimal dans son recueil de La Pléiade.
L’introduction se termine par une présentation des principes de traduction mis en œuvre. Le traducteur rappelle l’inventivité de Philostrate et sa pratique accomplie de la réécriture atticiste, les jeux sur les niveaux de langue qui font s’opposer des emplois poétiques issus d’Homère ou d’Aristophane et les dialogues qui mobilisent l’oralité de la koinè. Le traducteur est aussi sensible aux tours abrupts qui s’opposent à la syntaxe régulière, ainsi qu’aux jeux de mots quand il est possible de les rendre : on citera par ex. le jeu onomastique entre « la mer Rouge » et « le roi Rougeas » (p. 161) ou encore la paronymie entre « amphore » et « enferme » (p. 186) qui transpose en le déplaçant, comme l’explique la note 421 (p. 459), le rapport étymologique entre ἄμφω et ἀμφορεύς dans le texte original.
Le principal intérêt de cette traduction est qu’elle reflète en effet une véritable réflexion sur le style de Philostrate ; loin de ne chercher qu’à rendre le contenu en l’aplatissant dans une neutralité souvent inexpressive comme le faisait la traduction antérieure de Pierre Grimal dans la collection de La Pléiade, le traducteur fait preuve d’audace et d’invention pour essayer de donner une idée de l’inventivité et de la variété de la prose de Philostrate. On peut donner quelques exemples de la richesse de la langue que mobilise le traducteur qui fait de ce texte, qui paraissait si ennuyeux et rébarbatif dans la traduction de Pierre Grimal, un récit vivant et surprenant :
– p. 78 : « à quel point il était loin d’être frappé par le roi et par la bouffissure, il le montrait en estimant que de tels objets ne valaient même pas un coup d’œil… » (en face de Grimal, p. 1079 : « à quel point il était loin d’être impressionné par le Roi et sa pompe, il le montra en ne jugeant tout cela même pas digne de ses regards… ») ;
– p. 83 : « Car il n’aurait pas cédé à l’argent, dira-t-on, s’il n’avait pas cédé à son ventre, à l’attifement, au vin, au penchant pour les courtisanes » (en face de Grimal, p. 1063 : « on dira qu’il n’aurait pas cédé à l’attrait de l’argent s’il n’était l’esclave de son ventre, de sa parure, du vin et de son goût pour les courtisanes ») ;
– p. 102 : « Par ailleurs, les cornes se rouannent d’un dessin circulaire à leur racine chaque année… » (en face de Grimal, p. 1078 : « D’autre part, dans les cornes, une marque circulaire se forme chaque année près de la racine… ») ;
– p. 104 : « Et si nous considérons ce qui se fait en mer, certes, les dauphins, nous ne saurions nous étonner de leur enfantophilie, vu qu’ils sont bons » (en face de Grimal, p. 1081 : « nous ne nous étonnerons pas que les dauphins, qui sont les meilleurs d’entre eux, aiment leurs petits. ») ;
– p. 138 : « le plus noir d’entre tous les Indiens, mais l’entre-sourcils lui brillotait lunairement » (en face de Grimal, p. 1111 : « le plus noir de tous les Indiens, et, sur son front, brillait comme un croissant de lune ») ;
– p. 184 : « Tant que je ne passe pas pour un esbroufeur, répondit-il, je dirai tout. » (en face de Grimal, p. 1149 : « Si je ne dois pas vous paraître raconter des histoires fantastiques, répondit Apollonios, je vais tout vous dire. »).
Et de la même façon, on appréciera les emplois de « savantasserie » (p. 199), « boustifailleur » (p. 235), « assiègement » (p. 242), ou encore « dulcifier » (p. 283) qui s’efforcent de donner une idée de l’inventivité verbale de Philostrate.
La traduction est complétée par des notes abondantes (p. 415-536) qui signalent les difficultés du texte et les écarts du traducteur par rapport à l’édition de Gerard Boter (2022), justifient certains choix de traduction, commentent les allusions ou intentions de Philostrate et explicitent les réalités culturelles et historiques. L’ouvrage comporte également des repères chronologiques (p. 537-539), des cartes (p. 541-546), une abondante bibliographie (p. 547-567), un index des noms propres (p. 569-585) et un index des passages cités (p. 587-604).
Signalons pour finir quelques coquilles résiduelles : p. 47, 2e §, ligne 9, remplacer « et » par « ni » ; p. 54, l. 16, corriger « corrompues » en « corrompus » ; p. 71, dernière ligne, fermer les guillemets ; p. 72, 7e ligne avant la fin, corriger « la Ionie » en « l’Ionie » ; p. 95, 7e ligne avant la fin, corriger « bacchiques » en « bachiques » (de même, p. 97, 3e ligne avant la fin ; p. 123, 4e ligne avant la fin ; p. 244, l. 2 ; p. 279, l. 24) ; p. 96, l. 6 corriger « buts que je me suis convenu » en « buts dont je suis convenu », à moins qu’il ne s’agisse d’un effet stylistique qui m’échappe ; p. 339, l. 11, corriger « nous-mêmes ».
Cette traduction proposée par V. Decloquement est une véritable invitation à relire la Vie d’Apollonios de Tyane ; le travail de détail accordé à l’expression, le minutieux souci stylistique du texte original et la finesse même de son intelligence, tout cela donne une réelle puissance de recréation du texte de Philostrate et la traduction s’apprécie pour elle-même, faisant presque oublier qu’elle est une traduction, comme programmée pour rivaliser avec le roman de Maxime Rovere qui allait paraître quelques mois après elle. C’est donc une bien belle réussite que cette traduction qui vient heureusement compléter la série des œuvres de Philostrate déjà présentes dans la collection « La roue à livres », à savoir La Galerie de tableaux et les Vies des sophistes. Lettres érotiques. On ne peut qu’inviter le lecteur à lire l’œuvre rhétorique de Philostrate : V. Decloquement redonne dans les faits tout le lustre et le brillant que Philostrate prétend avoir lui-même donné aux écrits d’un certain Damis, sans qu’on puisse vérifier ce qu’il en est ; dans le cas de cette traduction d’un texte bien réel, il est possible de faire l’évaluation comparée du texte source et du texte cible et ce dernier n’a pas démérité !

 

Christophe Cusset, ENS de Lyon, UMR 5189 – HiSoMA

Publié dans le fascicule 1 tome 127, 2025, p. 273-276