On ne peut qu’être admiratif devant toutes les qualités que déploie Valérie Gitton‑Ripoll (dorénavant VGR) dans ce magnifique travail qu’est son édition avec traduction et commentaire du Recueil de médecine vétérinaire de Pélagonius Saloninus aux Belles Lettres dans la Collection des Universités de France publiée sous le patronage de l’Association Guillaume Budé. L’ampleur de la tâche, la technicité du texte, la variété de celui-ci, le plus souvent aride (la plus grande partie est constituée par une succession de « recettes » de remèdes pour les chevaux), mais avec des passages richement ornés de toutes les fleurs de la rhétorique, la diversité des compétences requises avaient de quoi en décourager plus d’un. VGR, au contraire, fait preuve d’une remarquable implication, d’une extrême ténacité, d’une grande intelligence, d’une intuition peu commune, d’une logique à toute épreuve dans ses raisonnements, d’une acribie insigne, de beaucoup de sens pratique[1]. Brillent ici plusieurs facettes de sa personnalité dans les domaines de la grammaire et philologie, de la littérature, de la critique littéraire, de la civilisation, de la religion, de la mythologie, de la médecine, de l’histoire des sciences, de l’histoire tout court, de l’ecdotique. En outre, elle a su demander conseil à des spécialistes, J. Soubiran, D. Gourevitch, M.T. Cam, F. Biville, le Dr vétérinaire F. Vallat et quelques autres vis-à-vis desquels elle reconnaît sa dette. Car VGR n’a pas que des mérites scientifiques, elle a également des vertus humaines, telle cette courtoisie qui lui fait rapporter avec la plus grande honnêteté les opinions d’autres érudits et expliquer le cas échéant pourquoi elle ne partage pas leur avis. Elle n’hésite pas non plus à rectifier, à l’occasion, ce qu’elle a affirmé auparavant (par ex. p. 332). Elle a, en outre, méticuleusement préparé cette édition et depuis 1998 publié au moins 27 études sur des sujets en rapport avec celle-ci.
Ce volumineux ouvrage (600 p. environ, dont les p. 1 à 159 doubles) comprend, comme c’est l’usage pour un « Budé », une longue introduction (121 p.), une ample (17 p.) bibliographie classée, très complète[2] et, après un conspectus siglorum ainsi que la liste des abréviations des mesures utilisées dans les textes latins et grecs, les Commenta Artis Veterinariae Medicinae pélagoniens (pour certains paragraphes en latin, pour d’autres en grec) accompagnés de l’apparat critique et des loci similes avec, en face, la traduction française et quelques notes en bas de page, avant d’arriver aux copieuses notes complémentaires (250 p. en petits caractères).
L’introduction s’intéresse d’abord à « l’auteur et sa datation ». Après avoir analysé avec beaucoup d’érudition, de minutie et de finesse les rares témoignages dispersés, de différentes natures, qui peuvent être de quelque utilité, VGR aboutit (p. XXIII) à la conclusion que Pélagonius, un quasi-inconnu (que certains ont même classé parmi les écrivains grecs), devait être un homme libre, païen, vivant dans la familiarité de grands personnages, peut-être en Étrurie ou à Rome au moment où il écrit, assez notable de son vivant pour qu’on lui demande des conseils. Son recueil qui mêle expérience personnelle et sources livresques aurait été publié probablement sous le règne de Julien. Après ces investigations sur l’auteur, dans le chapitre suivant de cette introduction VGR s’intéresse à l’œuvre qui a été conservée sous son nom, un traité hippiatrique. Comme il s’agit d’un genre rare, elle commence par un panorama comprenant des développements sur les « ouvrages zootechniques : agronomie, hippologie, hippiatrie », « l’hippiatrie antique », « le vétérinaire antique : un hippiatre », « les soins des chevaux de course », « le vétérinaire dans le monde romain », les rapports entre « art vétérinaire et médecine » – sans négliger les pratiques magiques – en se focalisant de plus en plus sur l’ouvrage de Pélagonius dont elle analyse la valeur et recherche les sources. À son avis (p. LXII), « le nom de Pélagonius mentionné dans le titre se réfère à l’un des auteurs-sources du recueil que nous lisons dans son édition (ou sa réédition) du IVe siècle, dédicacée par un anonyme à un certain Arzygius. Le recueil aurait ainsi été composé, dès l’Antiquité, par des ajouts successifs au texte original d’un certain Pélagonius, ajouts consistant essentiellement en une traduction d’Eumélus et d’Apsyrtus, et en des emprunts à Columelle, à Celse et à d’autres auteurs inconnus de nous ». Dans la seconde partie de ces considérations sur l’œuvre, VGR s’occupe de la composition de ce texte, qui se présente sous forme épistolaire, chaque chapitre prenant l’aspect d’une lettre adressée à un éleveur. Elle étudie l’ordre dans lequel se suivent ces épîtres, puis le plan de chacune d’elles (l’en-tête indiquant le sujet traité et le destinataire, une introduction justifiant le choix du sujet, puis une description de la maladie et de ses signes suivie de tous les remèdes possibles). Elle montre qu’il existe deux codes pharmacologiques pour les traités vétérinaires et que Pélagonius les utilise tous deux. Elle se penche d’abord sur « le style formulaire des traités médicaux » avant d’analyser le style tout à fait différent qui se manifeste dans les introductions où on découvre même de la prose métrique. Le vocabulaire technique médical retient ensuite son attention. Puis, étant donné que « la langue de Pélagonius est un mélange de néo-classicisme et de latin tardif » (p. LXXIX), elle consacre un développement au « latin vulgaire et tardif » dans ce recueil. Elle termine en évoquant la renommée de cet ouvrage très tôt traduit en grec (ce qui explique que Pélagonius ait parfois été considéré, nous l’avons vu, comme un auteur grec) et sa postérité.
La troisième partie de l’Introduction dédiée à la transmission du texte est remarquable par l’attention minutieuse de la chercheuse, la compétence dont elle fait montre et la rigueur de ses raisonnements et de ses déductions. La première section est une étude des quatre manuscrits latins de la tradition directe : deux déjà connus, le codex Riccardianus 1179 de la bibliothèque de Florence (R) et un palimpseste de l’abbaye de Bobbio (Bo) maintenant à la Bibliothèque Nationale de Naples, qui ont été utilisés pour les éditions précédentes de Pélagonius, et deux découverts dans la seconde moitié du XXe siècle : celui de l’abbaye d’Einsiedeln (E) et W conservé à la Biblioteca Civica de Vérone. Après s’être penchée sur la tradition directe, VGR passe à la tradition indirecte constituée par les Hippiatrica Graeca et la Mulomedicina de Végèce. Ses observations méticuleuses la conduisent à conclure « qu’il n’y a pas eu, dans l’Antiquité, une seule édition de Pélagonius, mais plusieurs, opérées sans doute à plusieurs époques différentes » et que « ces éditions se confondent plus ou moins avec les rédactions successives du traité, que sa forme de compilation autorisait en théorie à s’accroître indéfiniment » (p. CX). Donc les lectures multiples de Pélagonius dans la tradition directe et la tradition indirecte « reflètent des états du texte différents, relevant d’éditions différentes, mais qui datent de l’Antiquité même » (ibid.). Ce point de vue nouveau par rapport à ses prédécesseurs l’amène à proposer un stemma codicum personnel et à énoncer son principe d’édition : « suivre majoritairement les leçons de R, sauf invraisemblance insurmontable » (ibidem). Le travail qu’offre VGR est donc un Recueil de médecine vétérinaire pélagonien entièrement renouvelé puisqu’elle a utilisé les nouveaux manuscrits et qu’elle est la première à donner une version française de l’ensemble. Après avoir passé en revue et analysé les éditions, commentaires et traductions modernes, la quatrième partie de l’Introduction indique les principes adoptés dans le présent ouvrage.
L’apparat critique placé sous le texte latin ou grec confirme le travail de VGR puisque j’y ai compté, sauf erreur, un peu moins de 330 « ego » ou locutions équivalentes (s’y ajoutent les conjectures de ses relecteurs et conseillers dont elle parle p. CXXII : Cam, Soubiran, Dieu, par exemple). Ses interventions personnelles sont amplement expliquées et justifiées dans les « Notes complémentaires », dont la maison d’édition n’a heureusement pas limité le volume, semble-t-il, ce qui permet à VGR de citer, en version originale, puis en traduction, les nombreux écrivains sur lesquels elle s’appuie et d’exposer tous ses arguments. Force est de reconnaître qu’elle est en général plutôt convaincante : toutefois on a du mal à l’approuver quand elle conjecture au § 377 colorem ce qui donne la locution ad colorem eandem, alors qu’en latin color est masculin sans exception, semble-t-il[3], – problème dont elle ne parle pas.
Sa traduction est dans l’ensemble excellente, la plupart du temps à la fois fidèle, précise et dans un français très naturel. Il faut vraiment vouloir « pinailler » pour relever quelques vétilles : par exemple, au § 17, catulus breuis n’est-il pas « un petit chiot », plutôt que « un jeune chiot » ? Au § 19 cucumeris siluatici radices contundes ad sext. III et infundes in aquae sext. IIII ante pridie et agitas quam diutissime […] est traduit « tu broieras des racines de concombre sauvage jusqu’à trois setiers, tu verseras la veille dans quatre setiers d’eau ; tu remues le plus longtemps possible […] » ; les loci similes démontrant que le mélange à l’eau doit être effectué, en effet, la veille, ne conviendrait-il pas de traduire ante (qui n’est pas traduit ici par VGR) comme un adverbe, « auparavant », et considérer que pridie apporte une précision « auparavant, la veille, tu verseras… » ? Au § 23 elle traduit « tu piles ensuite ensemble une demi-livre de safran, une livre de sel » sans paraître tenir compte du fait que croci est un génitif et sale un ablatif dans la liste des ingrédients croci selib., sale lib., […] in se conteris et son apparat critique ne mentionne rien pour sale, alors que G. Sarchiani dans son édition (Florence 1826) écrivait salis. Au § 63 dans spongiam cum aceto et turis polline imponito, quamdiu uulnus fiat ; uulnus autem traumatico curato, pourquoi VGR ne traduit‑elle pas le mot uulnus deux fois de la même façon : « applique une éponge imbibée de vinaigre et de poudre d’encens, jusqu’à ce qu’il se produise une croute ; soigne la blessure avec un vulnéraire » ? La présence de autem, (que VGR ne traduit pas), paraît au contraire prouver que la phrase rebondit sur uulnus, et donc qu’il faut employer le même terme pour les deux occurrences. Au § 80 aquam sane tepidam praebebis est rendu par « tu présenteras l’eau bien chaude » alors qu’au § 82 VGR marque la différence entre l’eau calida « chaude » et l’eau tepida « tiède ». Aut en latin signifie « ou », en excluant l’un des termes, de sorte qu’il ne convient pas de le traduire par le français « et » comme le fait VGR au § 270, 2. À la p. 294, à la ligne 7 de la note 3, assurément par inadvertance, VGR traduit sepo hircino, à tort, par « suif de bœuf » et à la ligne 9, à juste titre, par « suif de bouc ». On le voit, il ne s’agit que de tout‑petits détails !
Nous avons déjà parlé des notes[4] à propos des choix textuels opérés par VGR. Mais elles ne se limitent pas à cela. En vérité, elles sont
d’une extrême richesse, commentant tout ce qui, fond ou forme, mérite un commentaire : usages grammaticaux, vocabulaire technique, style, personnages, allusions, maladies, ingrédients, dosages, comparaisons avec les prescriptions d’autres vétérinaires, pratiques magiques, mythologie, realia de la vie de certains milieux (élevage, courses). Certaines sont de véritables mini – articles ; ainsi la note 1 du § 405 (p. 370‑372) propose une nouvelle étymologie pour apiosus ; la note 1 du § 424, (p. 379-380) justifie le sens inédit qu’elle confère à l’adjectif tripuxinus, etc. Évidemment, en cherchant bien, il est toujours possible de découvrir des omissions : ainsi, (n’allons pas plus loin que les premières lignes), dans la dédicace à Arzygius, VGR ne fait pas remarquer que dans la formule « Sol dominus orbis, decus mundi », la iunctura, « Sol dominus orbis », est la traduction de Hélios Cosmocrator, ce qui renvoie à tout un contexte religieux, et ne signale pas non plus que « decus mundi » peut être un souvenir de l’expression « mundi decus » appliquée au Soleil par Sénèque, Œdipe 250, et peut suggérer des réflexions sur la culture (directe ou via des florilèges) de l’auteur de ce texte, qui n’est pas sans ressemblance avec le « jeweled style » si caractéristique d’une certaine poésie de l’Antiquité tardive aux IVe et Ve siècles[5]. Toutefois, n’oublions pas que ce volume, tel qu’il est, compte déjà plus de 600 pages !
Bref, ce « Budé » se classe parmi les meilleurs[6] : il sera désormais indispensable à tous ceux qui ont à s’occuper de Pélagonius Saloninus ; mais il sera très utile aussi aux autres lecteurs en raison de sa richesse et de la somme d’informations diverses qu’il contient.
Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 2 tome 122, 2020, p. 670-674
[1]. Ce sens pratique se révèle non seulement, par exemple, dans la présentation de la bibliographie d’une grande clarté, mais encore dans l’ajout d’une annexe 1 « Ingrédients pharmaceutiques », d’une annexe 2 « Médicaments, traitements et instruments remarquables » avec une section pour les noms latins et une pour les grecs, d’un index du « lexique pathologique et des termes anatomiques » suivant la même division, d’un index « nominum animantium » où se retrouvent aussi bien des noms d’auteurs anciens selon la graphie utilisée par Pélagonius comme Absyrtus (en français Apsyrtus), que des noms d’animaux tel asinus, que des noms d’habitants de pays (ainsi Persae) ou des noms de fonctions (dominus, pastor etc.), d’un index des paragraphes déplacés ou des nouveaux paragraphes de cette édition et de trois planches d’hippologie, dues à F. Vallat, représentant respectivement un cheval, sa tête et son pied avec les noms de chacune de leurs parties en latin et en français.
[2]. On est surpris, toutefois, de ne pas y trouver mentionnée sa thèse préparée sous la direction de F. Biville, Pélagonius, Ars veterinaria : étude du texte, traduction et commentaire, soutenue à l’Université de Lyon 2 en 1999, alors même qu’elle écrit p. LXXIX, note 243, à propos des particularités orthographiques du manuscrit E : « Nous renvoyons […] à notre thèse, vol. II, chap. IX, p. 263-307 », sans spécifier ni le titre ni la date de ce travail. Certes, ce dernier apparemment n’a pas été publié et il a donné naissance au présent « Budé » (p. CXXII), mais des exemplaires doivent bien en être consultables quelque part puisque VGR y renvoie !
[3]. A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris 1959, aussi bien que le Thesaurus linguae Latinae, ne parle que de masculin pour color ; et pourtant le Thesaurus a utilisé outre Pélagonius, (dans l’édition Ihm, 1892), d’autres de ses contemporains, ce qui conduit à penser qu’à cette époque, il n’y avait pas d’exemple de color au féminin.
[4]. Un seul bémol : la consultation de ces notes n’est pas toujours aisée. En effet, elles sont réparties entre notes de bas de page appelées par une lettre et notes de fin de volume appelées par un numéro, selon une répartition, à première vue, assez aléatoire (sans doute d’après la taille de chacune), ce qui entraîne même des erreurs, par ex. la même note est répétée p. 72 note a et p. 283 note 4. Mais VGR ne doit pas en être responsable.
[5]. Voir M. Robert, The Jeweled Style: Poetry and Poetics in Late Antiquity, Ithaca-London 1989.
[6]. Comme il est fatal vu la longueur du livre et sa complexité, malgré les relectures, il reste quelques scories, comme des s qui manquent par ci par là et des accords non faits, un certain nombre de fautes typographiques, des lettres oubliées comme r dans « Apsytus » p. LVII, ou encore des erreurs dans des mots en langue étrangère ; en français, à la p. 374, à quatre lignes de distance, on lit « gomme hammoniaque » et « gomme ammoniaque », de même que « asfalte » p. 404 et « asphalte » p. 407. Pour une prochaine édition, il faudra absolument corriger, p. XXVI, le titre du poème d’Endéléchius qui n’est pas De mortis boum comme indiqué à la note 59, mais De mortibus boum ; au § 438 bis, le génitif de miel attique n’est pas mellis Atticis, mais mellis Attici ; le traducteur des Agronomes latins en 1844 est Saboureux de la Bonneterie avec deux n (p. CXXIV) ; le titre de la revue dans laquelle V. Ortoleva a publié son article sur Max Ihm et Eugen Oder est Philologia Antiqua (et non antica comme indiqué p. CXXXVII), etc.