Le nom d’August Maximilian Myhrberg, à la figure duquel Petra Pakkanen vient de consacrer une importante monographie, n’est connu que de rares spécialistes. Il partage en cela le sort du philhellénisme scandinave, dont il fut l’un des plus éminents représentants.
Le destin historiographique de Myhrberg au XXe siècle contraste avec l’intérêt qu’ont suscité ses aventures au XIXe siècle. August Maximilian Myhrberg (1797-1867) fait partie des volontaires européens engagés dans les guerres grecques d’indépendance. Avant même sa mort en 1867, le récit de ses exploits sur le sol de l’Hellade alimente la légende. Dans le dernier quart du XIXe siècle, le mouvement national finlandais, en quête de légitimité et de figures exemplaires, s’approprie l’histoire de ce « combattant de la liberté ».
À vrai dire, le détail de la biographie de Myhrberg n’intéresse que partiellement Petra Pakkanen. « Even though I will spend some time trying to fill gaps in the historical record, i.e. reconstructing history, this endeavour will eventually be secondary » (p. vii). Son attention porte bien plutôt sur la « fabrique du mythe du héros Myhrberg », pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage.
À partir d’un corpus documentaire profon-dément renouvelé (archives, correspondance, articles de presse, mais aussi récits d’aventure, romans, poèmes), l’historienne travaille selon trois directions. Elle se propose tout d’abord de mettre au jour, à partir du parcours de Myhrberg, les spécificités du philhellénisme scandinave, avant d’interroger les mécanismes et les étapes de la construction du « mythe » Myhrberg, c’est‑à‑dire, de comprendre « the way the biography of Myhrberg was edited, discussed and used by contemporary and subsequent generations » (p. vii). Il est ici question de restituer non pas les événements qui marquèrent la vie du philhellène, mais le processus de « mise en légende » dont celle-ci fit l’objet. D’autant que – c’est là le troisième et dernier axe de l’enquête – « the significance of the Myhrberg-narrative lies in its role as a historical agent in the purposes of Finnish nation building which clearly reinforced the narrative patterning of history » (p. vii).Interprétée, réécrite et utilisée par les mythographes, la biographie du philhellène devint, à la fin du XIXe siècle, celle d’un héros national finlandais. L’ouvrage se veut ainsi, en définitive, une contribution à la problématique des rapports entre la légende et la « vérité historique » (p. viii-ix).
Petra Pakkanen commence par analyser les particularités du philhellénisme nord-européen, en s’intéressant au cas de la Russie – à laquelle la Finlande, jusqu’alors suédoise, se voit rattachée en 1809. Elle évoque la fondation de la Philike Hetaireia à Odessa en 1814, ainsi que le soutien humanitaire officiel des autorités aux réfugiés grecs. Elle insiste en outre sur la dimension religieuse du mouvement philhellène russe qu’elle désigne, à la suite des travaux de Th. Prousis, comme mouvement « philorthodoxe » (p. 20).
En Suède, « the activities seem to have been directed mainly at the members of higher social standings » (p. 25). En 1826, par exemple, la Grekvännernas sällskap, société fondée la même année et rattachée au Comité philhellénique de Paris, reçoit de la part de la princesse Sophia Albertina un soutien financier substantiel. La Suède a par ailleurs fourni à la jeune nation grecque un important contingent de volontaires. Un nom retient plus particulièrement l’attention de l’auteur, celui d’Adolf von Sass, volontaire suédois dont la légende n’a rien à envier au « mythe » Myhrberg (p. 29-34).
L’étude du philhellénisme finlandais est l’occasion d’un remarquable dossier sur le thème « Reporting on the Greek War in the Finnish Press » (p. 35-40). Avec finesse, Petra Pakkanen analyse en quelques pages le traitement réservé aux guerres grecques de libération par la presse finlandaise, démontrant les liens étroits qui unissent celle-ci à l’éveil du sentiment national finlandais. « The war, conclut-elle, functioned as a model for the building up of the nation » (p. 40).
La deuxième partie est entièrement consacrée à la vie du philhellène.
« Our task is twofold, prévient l’auteur : to follow the footsteps of the historical August Maximilian Myhrberg, and to follow the legendary Myhrberg in order to gain a idea about how his biography developed, how it was used in a new historical context and, importantly, why this was so » (p. 46).
Le travail de Petra Pakkanen se veut donc, avant tout, un travail de reconstitution historique.
Avec minutie et précision, elle se propose de suivre les aventures du philhellène sur le sol grec, par-delà le lustre légendaire dont la tradition les a parées (p. 76-147).
Mais c’est précisément l’analyse de ce processus de « légendarisation » (legendarization) qui fait tout l’intérêt de la présente étude. L’originalité de la démarche de Petra Pakkanen réside dans l’application au matériau légendaire des méthodes des folkloristes. Défini comme « heroic tale » (p. 42), le récit de la vie de Myhrberg, construit autour de motifs narratifs récurrents, ne cesse pourtant de s’actualiser dans les multiples variantes transmises par la tradition. Le contenu traditionnel de la légende Myhrberg rejoint ainsi les préoccupations des contemporains auxquels elle s’adresse : « the lives of the heroes become richly-inviting terrains for ideological projection, through which societies and groups articulate their values and assumptions » (p. 54‑55).
La réception du mythe Myhrberg – il s’agit là du thème de la troisième partie – s’avère de fait inséparable de l’histoire du sentiment national finlandais, dont elle révèle en creux les principales évolutions. « We can see three different phases which the evolution of his biography reflects and which correspond to the shifts in the political and historical development of Finland » (p. 169). Héros romantique d’un nationalisme d’inspiration herderienne, le Myhrberg de la légende devient, dans le contexte européen des années 1840, une figure proprement politique. « This time, suggère l’auteur, he was consciously conceived as the model freedom-fighter who symbolised Finland’s own political goals in a climate of new liberalism » (p. 169). Dans le dernier quart du XIXe siècle, enfin, le mythe Myhrberg a pu être utilisé en vue de l’édification d’un État national finlandais (valioaate).
Petra Pakkanen entendait montrer comment l’histoire d’un individu, devenue mythe d’un héros national, avait pu être réinterprétée, réécrite, pour servir des visées identitaires. Elle présentait en outre l’ouvrage comme une contribution à la réflexion sur « les rapports entre la légende et la vérité historique ». Si la première partie du programme initial s’avère respectée, la démonstration semble en revanche moins convaincante concernant le second aspect de sa démarche. Entre l’« histoire » et la « légende », Petra Pakkanen n’entrevoit en effet aucune forme de continuité. « There are two different Myhrbergs, prévient-elle dès l’introduction : historical and legendary. The information about the two in different sources cannot be reconciled » (p. vii). Séparant la légende de sa source, l’histoire, l’auteur ignore une interrogation que seule une confrontation entre ces deux niveaux de la réalité historique eût pu éclairer : pourquoi Myhrberg ? Une question à laquelle Petra Pakkanen n’apporte que peu d’éléments de réponse.
Ces remarques n’enlèvent cependant rien aux mérites de son ouvrage. À partir de l’étude d’une trajectoire singulière, celle de Myhrberg, l’auteur apporte non seulement de précieux renseignements sur les spécificités du philhellénisme scandinave, mais aussi nombre de suggestions pertinentes sur les mécanismes et les enjeux de la transmission de la légende.
Anthony Andurand