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L’intérêt des analyses sur la navigation et la construction navale pour l’étude de l’économie antique n’est pas nouveau. En la matière, les travaux de Jean Rougé et de Lionel Casson restent des références indispensables. La fameuse étude de A. J. Parker[1], publiée en 1992, a marqué les esprits et a depuis été citée de nombreuses fois car elle montrait de manière indubitable la croissance exponentielle jusqu’au Ier siècle ap. J.-C, puis la décroissance jusqu’à la période de l’Antiquité tardive, du nombre des épaves en Méditerranée. Depuis lors, le graphe a fait l’objet d’importantes mises au point de la part de Andrew Wilson. Ce dernier a montré qu’il fallait y introduire plusieurs ajustements en raison du changement du type de conditionnement des produits liquides intervenu au début de l’époque impériale (passage de l’amphore au tonneau, bien que l’amphore n’ait jamais été abandonnée, en particulier en Méditerranée orientale), mais sans que cela remette fondamentalement en cause l’allure globale de la courbe[2]. Les études récentes de Pascal Arnaud sont également venues renouveler le regard que l’on doit porter sur la navigation antique.[3] Les nombreux travaux menés depuis un demi-siècle sur la construction navale antique (on songe en particulier à ceux de Patrice Pomey), pour l’essentiel menés sur la base de l’étude des épaves, ont bouleversé les idées qu’on s’en faisait. Ils sont venus faire justice du concept de « blocage technologique antique » cher à Sir Moses Finley.

Mais une question nécessitait une recherche nouvelle : celle du tonnage des navires de commerce antiques, et c’est à cette question à la fois difficile et très technique qu’Emmanuel Nantet a consacré une monographie massive de 656 pages, issue d’une thèse rédigée sous la direction conjointe de Roland Étienne et de Patrice Pomey, qui est aussi l’auteur de la préface de l’ouvrage. Elle est constituée d’une première partie analytique (1-244), suivie d’une seconde constituée d’un catalogue d’épaves et de plusieurs appendices (245-584).

Dans la mesure où il fournit la matière de la partie analytique, il vaut la peine de commencer par le catalogue. L’auteur rappelle que celui de Parker comptait 1259 numéros. La base de données « Shipwrecks » de l’Université d’Oxford en compte aujourd’hui 1784 et de nouvelles épaves sont découvertes chaque année[4]. La récente découverte en mer Noire au large de Burgas, en Bulgarie, d’un véritable cimetière d’épaves dans un état de conservation exceptionnel, la plus ancienne remontant à l’époque classique, montre tout le potentiel qui demeure pour la recherche future. Mais, pour ce qui est du tonnage des navires, du fait de l’état de conservation des épaves, des conditions de fouille ou du détail procuré par les publications, seul un nombre beaucoup plus restreint se révèle exploitable pour une étude sur le tonnage. Le catalogue compte donc 102 numéros seulement. Les épaves sont classées par ordre chronologique, depuis l’épave dite de « Tanit », découverte au large d’Ashkelon, datant de la deuxième moitié du viiie siècle av. J.-C., jusqu’à celle de Pantano Longarini, découverte sur un site côtier du sud-est de la Sicile, et datant de la première moitié du viie siècle de notre ère. Chaque épave est documentée de manière systématique, avec de nombreux schémas et plans (et photos, si nécessaire). Les données relatives aux conditions de fouille et de conservation, aux techniques de construction employées et à la cargaison sont mentionnées de manière succincte mais très claire. En fonction des dimensions conservées et des observations sur la forme de la coque est proposée à chaque fois que cela est possible une reconstitution graphique. Sur la base de ces diverses données il devient idéalement possible de suggérer une estimation du déplacement en charge, du poids du navire, de son port en lourd théorique et de son tirant d’eau en charge (sur ces notions, voir infra). Du fait des lacunes de l’information, la plupart du temps il n’est pas possible de produire toutes ces données, mais seulement une estimation globale du poids en lourd théorique. Mais l’intérêt demeure d’appliquer une grille de lecture systématique aux données disponibles, qui autorise une analyse comparative sur la longue durée.

Mais pourquoi s’intéresser au tonnage des navires ? Comme y insiste l’auteur, cette question n’est pas une interrogation moderne. Pour des motifs aussi bien d’ordre financier (dans les contrats de droit privé) que réglementaire (dans une perspective fiscale), le monde grec et romain et à sa suite celui de l’Europe médiévale et moderne se sont posé la question de l’estimation du tonnage des navires. Pour l’Antiquité, on possède ainsi une série de témoignages éclairants à cet égard (ils sont commodément rassemblés dans une liste de testimonia, Appendice 2, pp. 548-572).

La partie analytique s’ouvre par un premier chapitre présentant l’historiographie de la question. Le second chapitre (les chapitres ne sont pas numérotés), intitulé « Les unités de jauge » (p. 43-64), vient éclairer la si complexe notion de tonnage. L’a. en souligne les ambiguïtés et apporte les clarifications nécessaires. La notion de jauge recouvre en effet plusieurs concepts distincts. La jauge proprement dite est le volume de la cale utilisé pour le transport des marchandises ou des passagers. Ce volume est aujourd’hui mesuré en m3. Le déplacement, calculé en tonnes métriques, est le volume d’eau déplacé par le navire, déplacement lège (si le navire est vide) ou en charge (s’il a reçu sa cargaison). Le port en lourd se calcule sur la base du « différentiel entre les déplacements lège et en charge » (p. 56).

Le chapitre suivant, « Les formules de jauge » (p. 65-64), s’attache à montrer le caractère toujours pratique des méthodes employées pour déterminer la jauge d’un navire. Comment mesurer la contenance du navire, dont les formes ne sont pas géométriques et dont le chargement de la cargaison peut être gêné par les structures du navire ? Pour l’Antiquité, les diverses formules de calcul proposées par Héron d’Alexandrie sont tout sauf satisfaisantes (p. 70). Les mathématiciens anciens ne disposaient pas des outils nécessaires pour calculer le volume de formes complexes et ils ne pouvaient proposer que des approximations pouvant être assez loin des réalités. Pour obtenir des résultats plus corrects, l’a. propose de recourir aux formules de calcul modernes. Pour estimer le port en lourd, trois méthodes peuvent être utilisées. On peut tout simplement se fonder sur l’analyse de la cargaison (sur la base du nombre et de la taille des amphores transportées, du moins lorsque l’on peut être raisonnablement certain que l’épave n’a pas été pillée). On peut aussi estimer le port en lourd sur la base de la reconstitution de la forme de la carène, si suffisamment d’éléments de structure ont été conservés. On peut enfin appliquer une formule de jauge, en faisant le produit de la longueur, de la largeur et du creux du navire, puis en appliquant un coefficient de correction qui est fonction de la forme du navire. Reste ensuite à déduire du déplacement en charge ainsi calculé le poids du navire (qui varie selon son type – il faut donc l’estimer au cas par cas) pour obtenir le port en lourd théorique. Dans l’analyse des données du catalogue des épaves tel qu’il a été constitué, le calcul du port en lourd théorique a été effectué le plus souvent sur la base de l’estimation du poids effectif de la cargaison, dans 61% des cas, puis sur celle de l’application de la formule de jauge, 23%, et enfin de la reconstitution graphique 16% (p. 95).

L’intérêt de la méthode est d’obtenir des estimations chiffrées sur la longue durée du tonnage des navires antiques. Or, malgré les inévitables incertitudes du calcul, on observe distinctement (graphes p. 102) une augmentation considérable du port en lourd jusqu’à l’époque du Haut-Empire. L’augmentation de la taille des navires s’explique d’abord par les innovations technologiques, comme (entre autres) l’adoption de la technique de construction navale par tenon et mortaise à la fin du vie siècle av. J.-C et au début de l’époque classique. Elle s’explique aussi par des nécessités pratiques, avant tout la recherche d’économies de coût face à la nécessité de transporter des quantités sans cesse plus importantes impliquant d’augmenter la taille des navires.

On peut donc se demander pourquoi l’a. qualifie de “démesurée” (p. 121) l’augmentation de la taille des navires à l’époque tardo-républicaine et à la haute époque impériale. L’augmentation était certes considérable puisque si l’on compare le port en lourd du fameux navire de Kyrenia du début du iiie siècle av. J.-C. (23,30 tonnes) avec celui du navire de l’épave de la Madrague de Giens des années 75-60 av. J.-C. (402,50 tonnes), on observe un véritable changement d’échelle (tableau p. 132). Mais ce dernier est à mettre en relation avec les nouvelles conditions de production et d’échange au sein de l’empire méditerranéen créé par Rome et, non moins, avec les énormes capitaux alors accumulés, qui rendaient possibles des investissements sur une échelle tout autre qu’à l’époque archaïque ou même à l’époque classique.

Si à l’époque tardo-impériale et à la haute époque byzantine, le nombre des épaves diminue, l’a. considère cependant qu’il n’est pas possible de prouver une réelle baisse du tonnage des navires (p. 153 sq.). On observera cependant que s’il est incontestable que la mention de navires au service de l’empereur transportant des obélisques de 200 à 300 tonnes montre que l’on savait toujours construire des navires de très grande taille, il resterait à déterminer si le commerce privé continuait lui aussi à utiliser des navires de ces dimensions. Peut-être est-il trop tôt pour trancher en ce domaine.

Ce compte rendu s’est focalisé sur ce qui est la matière principale de ce livre. On a vu comment, en se fondant sur une méthodologie rigoureuse, l’ouvrage aboutit à des conclusions incontestables. On notera cependant que l’ouvrage comporte aussi des développements très riches d’information sur les mesures antiques, sur l’organisation du commerce, sur les cargaisons et sur les ports, dont on n’a pu rendre compte ici. Ajoutons enfin que le lecteur non-francophone sera heureux d’y trouver un abstract en anglais (p. 585-590). Pour conclure, il suffira donc de dire que ce bel ouvrage va demeurer pour des années un repère fondamental et un outil de travail incontournable pour quiconque s’intéresse à la navigation antique et à l’économie de l’Antiquité sur la longue durée.

Alain Bresson, Université de Chicago

[1]. Ancient Shipwrecks of the Mediterranean and the Roman Provinces, Oxford 1992.

[2]. A. I. Wilson « Developments in Mediterranean Shipping and Maritime Trade from the Hellenistic Period to AD 1000 » dans D.M. Robinson, A.I. Wilson éds., Maritime Archaeology and Ancient Trade in the Mediterranean, Oxford 2011, p. 33-59, et Id., « The Economic Influence of Developments in Maritime Technology in Antiquity » dans W. V. Harris, K. Iara éds., Maritime Technology in the Ancient Economy : Ship Design and Navigation, Portsmouth 2011, p. 211‑233.

[3]. Voir entre autres P. Arnaud, Les routes de la navigation antique. Itinéraires en Méditerranée, Paris 2005.

[4]. Voir oxrep.classics.ox.ac.uk/databases/shipwrecks_database/