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Les Amazones ont-elles réellement existé ?

C’est la question posée par l’imposant ouvrage d’Adrienne Mayor, paru à Princeton en 2014 et désormais traduit ici en français.

Le mythe, il est vrai, fascine depuis l’Antiquité ; et, au premier chef, les hommes qui ont vu dans ces farouches guerrières tout autant l’envers terrifiant d’une société occidentale assise sur des siècles de domination masculine qu’un puissant fantasme érotique. Nul n’ignore, en effet, ces cavalières de légende qui se coupaient le sein droit pour mieux tirer à l’arc, ces reines barbares – Hippolylè, Antiope, Penthésilée, Thalestris, Hypsicratia – qui affrontèrent les plus puissants des héros et des rois grecs – respectivement Héraclès, Thésée, Achille, Alexandre, Mithridate – tout en régnant sur un peuple de femmes qui se passaient volontiers des mâles, à l’exception des quelques brèves étreintes destinées à leur assurer une descendance – forcément féminine, puisque les garçons étaient tués à la naissance.

Derrière ce mythe d’une « gynocratie » inquiétante, que l’auteure décortique (et déconstruit pour partie) pas à pas, se cacherait une réalité historique : celles que les auteurs anciens, d’Homère à Jordanès, nommaient Amazonai seraient une transposition mythique des peuples cavaliers des steppes de l’Eurasie antique avec lesquels les Grecs étaient entrés en contact lors de leur implantation sur les rives de la mer Noire. Une mosaïque de peuples très divers, en réalité, que la tradition désignait en partie sous le nom de « Scythes » et qui avaient pour point commun de nomadiser dans les vastes espaces semi-désertiques ou montagnards du Caucase et de l’Asie centrale.

L’idée n’est pas neuve puisque Michael Rostovtzeff avait eu l’intuition que derrière la figure mythique des Amazones se cachaient des peuples vivant aux abords de la mer d’Azov[1]. Mais A. Mayor redonne force à la thèse en l’étayant de solides références issues des fouilles archéologiques menées depuis trente ans : l’étude des tombes et des trésors funéraires dans les kourganes (tumuli), de la Crimée jusqu’aux abords de la Chine et de la Mongolie, révèle que les guerriers étaient inhumés avec des chevaux, des armes, des pointes de flèches et divers objets destinés à assurer leur voyage dans le monde des morts. Surtout, l’étude des ossements et des corps exhumés du permafrost montre clairement une proportion importante de femmes parmi ces « guerriers », proportion pouvant atteindre plus du tiers sur certains sites, notamment au nord de la mer Noire. Longtemps, les archéologues ont pensé que les armes et les objets placés près de ces corps féminins étaient là pour des raisons rituelles ou symboliques. Mais pour A. Mayor, ils révèlent plutôt le fait qu’elles étaient de vraies combattantes : non qu’il existât une société purement gynocratique, comme l’imaginaient les Grecs, mais parce que les femmes eurasiates y auraient été les égales des hommes, qu’il y aurait eu une caste de guerrières autant que de guerriers qui, comme eux, avec eux, chevauchaient les vastes steppes herbeuses, combattaient, razziaient et chassaient. Les traces de blessures retrouvées sur les squelettes féminins, l’importance des jambes arquées, le mobilier funéraire, révèlent bien que ces « Amazones » participaient pleinement de ces grandes civilisations de la guerre et du cheval.

La thèse est séduisante et Violaine Sebillotte Cuchet, dans sa préface, replace l’ouvrage d’A. Mayor dans sa perspective historiographique : il s’agit tout autant de ruiner le mythe moderne d’un matriarcat antique que de contredire l’idée (notamment celle de Françoise Héritier) selon laquelle les femmes auraient de tout temps été soumises aux hommes et écartées du maniement des armes en raison du rapport intime qu’elles entretenaient avec le sang.

Pour ce faire, A. Mayor tente de faire le tri entre les allégations purement mythiques et ce qui relèverait d’une réalité empruntée aux peuples d’Asie : ainsi, l’auteure démontre que l’ablation de la poitrine demeure un fantasme, cet acte n’ayant aucune utilité dans la pratique du tir à l’arc. D’autant que sur les vases grecs, les Amazones sont toujours représentées avec leurs deux seins.

En revanche, l’étude des traditions grecques et non-grecques (mythes égyptiens, récits du Caucase et d’Iran, grandes épopées orales d’Asie centrale recueillies par les ethnologues, contes et légendes du monde chinois) montre la prégnance de ces figures de cavalières, maniant la hache, l’épée, la fronde ou l’arc[2], très souvent représentées nues – un élément que l’on retrouve couramment dans l’art hellénistique – ou vêtues d’un pantalon – une nécessité pour les longues chevauchées –, tatouées, usant de drogues (cannabis, haschich) et d’alcool (lait de jument fermenté), pratiquant la danse, la musique, l’amour avec les hommes. Aux reines Hippolytè, Antiope ou Penthésilée répondent donc d’autres figures royales dans les traditions non-helléniques, comme la Dame Amezan des sagas nartes (qui donna peut-être son nom à son peuple), la reine Serpot d’égypte, Saikal, l’héroïne Kamoul des épopées kirghizes, ou encore Fu Hao et Mulan, dans les récits de l’ancienne Chine[3].

Cette lecture historiciste du mythe (que l’on trouve déjà en partie chez Hérodote, Diodore de Sicile ou Plutarque[4]) n’enlève rien à la force de celui-ci pour exprimer la hantise des Grecs face à cette altérité repoussante, celle d’une société barbare où le pouvoir serait aux femmes. Une manière de dire qu’une culture se bâtit aussi contre l’Autre, celui de l’extérieur comme celui de l’intérieur, et que les Amazones seraient l’envers absolu des « épouses grecques, dociles et enfermées » (p. 60). L’opposition est peut-être parfois exagérée, l’auteure ayant à cœur de montrer cette égalité quasi idéale, entre hommes et femmes, qui aurait régné chez les nomades du Caucase et d’Asie centrale : la vision d’une femme grecque soumise et recluse vaut peut-être pour Athènes (et, encore, l’idée peut-elle se discuter), mais guère pour le reste du monde hellénique. De même, l’affirmation que l’expression d’Amazonai antianeirai, dans les poèmes homériques, « équivalentes aux héros »[5], devrait s’entendre au sens d’« égales aux hommes » est-elle assurée ? La présence de guerrières aux côtés de guerriers n’exclut pas des différences de statuts, qui nous échappent largement, pas plus que ces guerrières ne sont représentatives de l’ensemble des femmes. D’ailleurs, la place de celles-ci chez les derniers nomades de Mongolie ou du Sahara contemporains, assez éloignée du modèle décrit par A. Mayor, devrait inviter à davantage de prudence.

Mais ces quelques remarques n’enlèvent rien à ce beau livre d’anthropologie historique, qui emporte l’adhésion. Véritable Encyclopedia Amazonica (p. 34), aux notes et illustrations abondantes, cette somme croise harmonieusement textes littéraires, sources archéologiques, iconographiques et ethnographiques, en nous faisant pénétrer ces vastes contrées de l’Eurasie ancienne, si peu connues des hellénistes. On regrettera néanmoins la conclusion chétive (à peine dix lignes, pour un ouvrage de près de six-cents pages !), et ce, même si le livre vaut largement démonstration. On déplorera aussi le choix malheureux du traducteur de recourir à des éditions souvent datées et vieillies des auteurs anciens (empruntées au site remacle.org).

Philippe Lafargue, UMR 5607, Institut Ausonius

[1]. Voir I. Lebedynsky, Les Amazones. Mythe et réalité des femmes guerrières chez les anciens nomades de la steppe, Paris 2009.

[2]. Qui donne son nom à de nombreuses Amazones du mythe – Toxis, Toxaris, Ioxeia, etc. –, tout comme le cheval – Mélanippe, Alkippe, Hippothoe, etc.

[3]. Mais aussi ces Amazones du Congo, de Libye, de Lycie, d’Arabie (p. 430-447). Voir aussi la préface de Sylvie Steinberg à G. Leduc éd., Réalité et représentations des Amazones, Paris 2008, p. 13-21.

[4]. Contrairement à d’autres auteurs qui ont douté de l’existence des Amazones, comme l’érudit Palaiphatos, qui y voyait des hommes déguisés en femmes, ou Strabon, qui n’y voyait qu’un récit fantastique.

[5]. Homère, Iliade, III, 189 ; VI, 186. Voir J. H. Blok, The Early Amazons. Modern and Ancient Perspectives on a Persistent Myth, Leyde-New York-Cologne 1995, p. 22 ; 169-170.