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B. Muller s’est spécialisée dans l’étude des maquettes antiques, comme en témoigne son abondante bibliographie sur la question. Le présent ouvrage embrasse une aire géographique très vaste, puisqu’il inclut non seulement la Mésopotamie et la Syrie (auxquelles elle avait déjà consacré un ouvrage), mais aussi l’Egypte, le Levant, Chypre, le monde égéen, l’Anatolie et l’Iran (cartes p. 264-266). Le cadre chronologique s’ouvre avec les toutes premières maquettes du néolithique (VIIIe millénaire) et s’arrête à l’époque archaïque grecque (fin du VIe s.), ce terme étant justifié par le fait qu’à partir de l’époque classique, les objets se mettent à respecter une échelle dans les proportions, phénomène inconnu auparavant et qui témoigne d’un changement dans leur conception, et probablement dans leur usage (tableau chronologique p. 242-243). Le corpus compte 450 objets, maquettes égyptiennes (plusieurs centaines ?) non comprises. L’ouvrage ne vise pas à en donner le catalogue exhaustif, mais à présenter une réflexion d’ensemble, à partir des objets les plus complets (environ 260).

L’étude des rapports entre les maquettes et le travail de l’architecte montre qu’il ne s’agit pas de projets et invite à rejeter l’expression « maquette architecturale » ; les rares croquis et plans d’Egypte et de Mésopotamie sont des images en deux dimensions. Il s’agit plutôt de représentations miniaturisées de bâtiments existant, mais non de copies exactes. La documentation écrite, pourtant abondante en Egypte comme au Proche-Orient, ne mentionne pas ces maquettes et n’indique rien quant à leur usage ; les compétences de l’architecte y sont attribuées aux rois (thème du « roi bâtisseur), et aux dieux qui peuvent les inspirer.

Les objets ont des tailles très variables, de quelques centimètres à quasiment un mètre, et des formes multiples, mais pas infinies : les plans circulaires ne concernent qu’une cinquantaine d’objets, la majorité ayant un plan carré ou rectangulaire ; les volumes pleins s’opposent aux volumes creux, souvent ouverts, parfois habités par de petits personnages, notamment en Egypte avec les complexes compositions dites « maisons d’âmes ». En ce qui concerne les matériaux, l’ivoire est rare et le bois n’a été conservé qu’en Egypte ; les textes attestent les maquettes en métaux précieux, mais elles n’ont pas été trouvées et même les exemplaires en cuivre ou en bronze sont peu nombreux, du fait du recyclage permanent des métaux. Les objets en pierre viennent surtout d’Egypte et d’Iran. La terre prédomine, surtout en Mésopotamie, où les diverses techniques de travail de la céramique sont utilisées : modelage, tournage, moulage d’éléments rapportés, impression, incision, peinture, etc. ; la fabrication des maquettes en argile est probablement le fait des potiers, qui ne sont guère spécialistes d’architecture, ce qui contribue à expliquer l’écart entre leur production et les constructions réelles. Quant aux commanditaires, il restent dans l’ombre : on connaît quelques cas exceptionnels de commandes royales par les textes hittites ou par l’inscription au nom du roi élamite Šilhak-Inšušinak sur la maquette de Suse dite īt Šamši, « (cérémonie de) lever du soleil ». Les qualités diverses des objets reflètent peut-être la hiérarchie sociale des commanditaires.

La question du rapport à l’architecture est délicat, car les maquettes ne cherchent ni la cohérence ni le réalisme, plutôt l’évocation ou la suggestion, un bon exemple étant celui des maquettes de Mari, du milieu du IIIe millénaire, qui représentent des maisons, mais dont la forme ronde correspond au plan de la ville. Une typologie est proposée, avec beaucoup de précautions car certaines figurines sont difficiles à classer. On la trouve résumée p. 249-261 sous forme de tableaux, avec des dessins, tous à la même échelle, d’un bon nombre de maquettes caractéristiques, rangées chronologiquement et par aires géographiques : édicules, tabernacles à figurine intégrée, tours, maquettes d’Assur et maisons à chambre haute (spécifiques de la Mésopotamie et de la Syrie), maquettes ouvertes par le dessus et maisons à fenêtres multiples. Certaines maquettes ne représentent pas des espaces construits, mais des sanctuaires de plein air (īt Šamši, exemplaires de Chypre et de Crète). D’autres sont identifiables comme des maisons, des ateliers, des jardins, des silos et greniers, des pigeonniers, des temples ou parties de temples : enceintes et tours. Les édicules abritant souvent une figure divine sont les plus nombreux, sauf en Egypte. Les « maisons d’âme » égyptiennes constituent à la fois le mobilier de la tombe et le substitut des superstructures funéraires. On trouve parfois des détails architecturaux très évocateurs, comme la représentation des matériaux employés, les éléments architectoniques, les ouvertures, les toitures et le décor et, en Egypte, de très nombreux éléments de mobilier. Ces détails peuvent être tout à fait réalistes, sans que l’ensemble de la maquette le soit.

Les fonctions pratiques des maquettes se déduisent non seulement des contextes archéologiques, mais aussi de leur morphologie ou de l’iconographie : ossuaires, supports d’offrandes, brûle-parfums, vases à libations, etc. (tableau synthétique p. 263), mais d’autres fonctions ne sont pas aisément identifiables, ou relèvent de données symboliques qui parfois échappent à l’historien. Les décors géométriques sont à l’honneur dans le monde égéen, comme pour la poterie. Les végétaux sont rares, contrairement aux animaux : caprinés parfois associés à « l’arbre de vie », nombreux oiseaux, fauves, taureaux, béliers, serpents. Les figures humaines, fréquentes, représentent des divinités anthropomorphes lorsqu’elles se trouvent dans les tabernacles. Des maquettes ont été découvertes dans les temples, par exemple à Assur, mais aussi dans le monde grec où elles avaient une fonction d’ex-voto ; c’est peut-être également le cas des 119 supports trouvés dans une fosse à Yavneh, en Palestine. D’autres proviennent de maisons, de dépôts de fondations, ou de tombes où elles font partie du mobilier funéraire : silos et greniers dans les tombes de femmes en Grèce classique, très nombreuses maquettes en Egypte (tableau résumant les contextes archéologiques p. 262). Les mêmes objets peuvent se trouver dans différents contextes (et donc avoir des significations diverses), comme les tabernacles, découverts dans des temples, des maisons ou des tombes.

Les grands traits caractéristiques des maquettes sont aussi examinés en ordre chronologique et par région. Les périodes considérées en général comme les plus florissantes ne sont pas celles qui ont livré le plus d’objets – peut-être parce que les rythmes de la vie quotidienne et de l’évolution du monde symbolique, dont relèvent ces objets, n’est pas étroitement lié à celui des évolutions politiques. L’auteure note aussi l’absence de certains monuments remarquables comme, en Mésopotamie, les palais ou les ziggurats, pourtant si importants dans le paysage urbain ; et plus généralement, la rareté des maquettes issues du sud mésopotamien, contrairement au nord et à la zone syro-levantine. En revanche, certaines maquettes s’inscrivent très bien dans les préoccupations intellectuelles et religieuses de la civilisation qui les a produites, telles qu’on les connaît par les autres types de sources. Les temples vides, au Levant, font écho à une tendance générale à l’aniconisme, alors qu’inversement, les tabernacles habités donnent une idée des « idoles » que dénoncent la Bible. La présence permanente de la divinité féminine nue ou de ses symboles (lions, oiseaux) renvoie au culte des déesses de la fertilité et de la fécondité ; le principe masculin, est symbolisé par le taureau, ou les cornes. Les maquettes relèvent ainsi de l’univers des croyances et des rites.

Ces petits objets apparaissent finalement comme des images architecturales détachées de l’architecture, des reconstructions dont certains éléments individuels correspondent à la réalité, mais non leur combinaison. Très polysémiques, ils évoquent les grands thèmes de l’imaginaire collectif (fécondité, opulence, mort, recherche de la protection divine), traduisant ainsi les préoccupations essentielles de l’humanité.

L’ouvrage est très richement illustré, par plusieurs centaines de photographies, dessins, plans, auxquels renvoient très précisément les analyses, et par 24 planches couleurs hors texte. Il fournit une synthèse extrêmement utile et complète, et permet de passer d’une aire culturelle à une autre et d’établir des comparaisons, tout en renvoyant à une bibliographie souvent spécialisée par aire géographique. Si l’auteure revient à plusieurs reprises sur certaines idées ou sur l’analyse de certains objets, c’est qu’il est difficile de les étudier en séparant de façon étanche leurs différents aspects, abordés ici de façon thématique. Les multiples annexes (tableaux, index, catalogues, glossaire, bibliographie) aideront le lecteur à s’orienter et à élaborer ses propres fiches sur un type d’objet ou une aire chrono-culturelle particulière.

Brigitte Lion, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne

Publié en ligne le 05 février 2018