Disponible en open access freemium : https://books.openedition.org/efr/50527?lang=fr
Si l’on voulait résumer l’objet de l’ouvrage publié par Guillaume de Méritens de Villeneuve, on pourrait formuler ainsi cette question, simple dans sa formulation, mais aux implications fort complexes : qu’est-ce qu’être « pompéien » après la mort de Pompée ? On voit immédiatement toutes les déclinaisons possibles de cette interrogation initiale : qu’est-ce que les anciens entendaient par le terme de Pompeianus, qui existe dans la littérature antique dès l’époque des fils de Pompée ? Est-ce que ce terme a une valeur scientifique, heuristique pour l’historiographie contemporaine de la fin de la République ? Autrement dit encore, existe-t-il un héritage politique partisan cohérent ? Pour aborder cette thématique, l’auteur propose d’abord un chapitre thématique (comment apparaît, se construit, évolue le terme latin de Pompeianus ?, qui l’emploie ?, à quelles fins ?, quels sont les jalons de l’évolution de son sens et de ses emplois ?), avant d’adopter un schéma chronologique suivant la carrière de Cnaeus, puis de Sextus Pompée dans leur opposition à César, puis au Triumvirat, avant la défaite finale et la disparition définitive de la première génération de la descendance masculine de Pompée le Grand. L’ouvrage se termine par une prosopographie de quatre-vingt-six personnages sur les notices desquels la partie analytique de l’ouvrage s’était appuyée.
L’ouvrage entier, pour suivre les vicissitudes militaires et politiques des fils de Pompée, ne s’arrête pas à résoudre cette question, mais apporte en réalité une contribution majeure à un autre sujet historique qui les dépasse de loin en tant qu’individus : comment se constitue un « groupe » (pour employer le terme le plus générique qui peut recevoir de multiples synonymes) autour d’un individu. On retrouve des champs d’analyse travaillés, pour la même période, par l’ouvrage de Marie‑Claire Ferriès sur les partisans d’Antoine[1]. L’intérêt du découpage chronologique (46-35 av. J.‑C.) et thématique (les fils de Pompée) choisi par l’a. est qu’il permet d’étudier cette thématique avec une vision quasi comparatiste au vu des situations très différentes vécues par ces deux individus, réunis par la bannière d’un même nom qui n’unifie en rien leurs parcours faits de condamnations, de réhabilitations – parfois spectaculaires – puis de défaites. Réunir dans un même ouvrage deux personnages différents comme Cnaeus et Sextus Pompée acteurs de contextes variés d’opposition (à César et au Triumvirat) a deux avantages en effet : sur le plan de la démonstration de l’existence d’un prétendu héritage partisan pompéien, l’étude est forcément déceptive pour répondre à la question évoquée en début de ce compte rendu (« qu’est-ce qu’être pompéien ? »), comme le montre la conclusion (p. 267 : « en somme, l’utilisation de ce terme suppose un certain nombre de contraintes liées à l’évolution des contextes et il perd ainsi son usage heuristique ») ; en revanche, elle est très constructive si l’on s’intéresse à ce qui fait le groupe, l’entourage, pour reprendre le terme qu’emploie plus régulièrement l’a. Il serait dommage que le lecteur s’arrête au constat dressé par l’a. en réponse à sa première question, tant l’intérêt du livre sur l’autre sujet dépasse de loin la question du « pompéianisme ».
Pour arriver à ses fins, l’a. mobilise toutes les sources à sa disposition. Numismatiques, car l’a., se concentrant sur des personnages que les sources littéraires relèguent souvent au second plan (le corpus césarien a évidemment tendance à affadir la place des fils de Pompée ; Appien et Dion Cassius placent l’affrontement entre César le Jeune et Antoine au premier plan, au détriment parfois des « acteurs secondaires »), a besoin des monnaies qui exposent des éléments du discours construit par les deux fils de Pompée pour s’adresser à leurs contemporains. Cette attention au discours monétaire conduit l’a. à proposer de nouvelles interprétations de certaines monnaies (p. 189 par exemple). Mais ces sources sont bien loin d’être les seules que mobilise l’a. L’attention portée aux sources littéraires (qui permet à l’a. de critiquer certains choix de texte, sans que l’on sache toujours pourquoi une édition est préférée à une autre cependant, comme à la p. 179 n. 131) est tout à fait remarquable dans un souci de complémentarité qui permet en particulier de critiquer à juste titre les thèses de K. Welch sur Sextus Pompée, nous y reviendrons. La lecture des sources de l’a., beaucoup plus large et complète, permet de dégonfler des mirages historiographiques qui se développent sur ce sujet depuis les années 2000.
Quel est l’apport de cet ouvrage sur la question des entourages des hommes politiques de la fin de la république romaine ?
D’abord, la difficulté de les saisir, tout en étant conscient qu’il ne s’agit pas de fixer une structure qui n’a jamais été conçue comme telle (p. 83). La démarche de l’a., qui, au rebours de la tentation dominante en prosopographie, passe autant par l’exclusion que par l’inclusion, est patiente et prudente : sa définition des « non-partisans » (p. 11), tout comme la liste des personnes qu’il exclut de l’entourage des fils de Pompée (restreignant drastiquement la liste dressée par Schor en 1978[2]) est aussi intéressante que le catalogue prosopographique des individus retenus. Dans son étude de la composition des entourages, l’a. prend bien en compte les partisans « collectifs » (cités, légions) et individuels avec les difficultés que pose chacun de ces ensembles (divisions, divergences dans les groupes ; cheminement parfois complexe et ondoyant pour les individus).
Ensuite, le caractère éminemment dynamique de la composition de ces entourages : l’attention portée à une chronologie fine des événements militaires qui induit des changements parfois minimes, parfois drastiques, dans la position des fils de Pompée, permet de mieux comprendre les éléments qui structurent et agrègent le groupe des partisans à un moment donné. L’a. choisit de manière efficace quelques moments privilégiés dans lesquels il cherche à mesurer et à analyser la cohésion du groupe : les moments d’opposition frontale à l’ennemi (pour Caius Pompée en Hispanie, p. 83), au contraire, les moments de stabilité (fin 42 pour Sextus Pompée par exemple, p. 167).
L’a. revient enfin sur les raisons identifiables qui assurent la cohésion ou la désagrégation du groupe. Il rappelle à ce titre que les raisons traditionnellement rapportées (héritages familiaux, clientèles locales, traditions politiques…) ne résistent pas vraiment à l’analyse fine, ne serait-ce qu’à l’échelle de la chronologie relativement resserrée adoptée dans cet ouvrage : (p. 173, l’engagement politique de l’année 49 de l’individu ou de sa famille ne préjuge en rien de son parcours dans les années 45‑35, incompréhensible si l’on ne suit pas son parcours politique plus en détail). Si la dimension idéologique n’est pas toujours analysée aussi précisément qu’on l’aurait voulu et parfois écartée rapidement, dans une tradition historiographique française[3] sur laquelle il faudrait revenir, les passages sur la création d’une dignité collective (p. 196-197), sur les efforts constants que doit développer l’homme politique pour conserver le crédit que les membres de son groupe ont placé en lui (p. 112 pour Cnaeus à Munda, p. 229 pour Sextus après les accords de Misène par exemple), sur l’échec de Sextus Pompée à créer une dette sous forme de gratia dont il pourrait attendre le retour de la part des anciens proscrits (p. 224) sont tout à fait éclairants. La coïncidence entre solidité de la légitimité de l’individu et cohérence de son groupe est bien démontrée (p. 254-261 pour Sextus Pompée par exemple).
Outre ces remarques utiles pour comprendre les dynamiques des entourages, il va sans dire que l’ouvrage apporte aussi son lot d’analyses qui permettent de mieux comprendre le monde romain de cette période des guerres civiles. C’est particulièrement le cas pour Sextus Pompée. L’a., se fondant sur une analyse combinée des sources, en cherchant à prendre en compte leur contexte de production (notamment pour les monnaies) sans les isoler, apporte plusieurs corrections aux thèses de K. Welch qui s’est emparée du personnage de Sextus Pompée depuis les années 2000[4]. L’a. montre notamment que les thèses faisant d’un Sextus Pompée le maître d’un « republican movement », d’une « mediterranean-wide strategy », d’un « republican Triumvirate » ne résistent pas à l’analyse des sources (absence de sources littéraires, démenti apporté par une prise en compte générale et non pas segmentaire des thèmes monétaires). Cela ne ternit pas l’importance de la geste de Sextus Pompée mais la replace dans un contexte plus juste qui rejoint le traitement prudent donné au cours de l’ouvrage au thème des entourages politiques : ce n’est pas parce qu’une action semble concorder dans ses buts avec une autre qu’elle est la preuve d’une coïncidence de vue et d’une proximité politique (qui formerait le fameux triumvirat républicain ou la politique républicaine combinée à l’échelle méditerranéenne). La convergence des intérêts, les circonstances peuvent tout aussi bien l’expliquer.
L’a. prend aussi position, en passant, sur quelques problèmes historiographiques majeurs : les raisons de la bataille de Munda (p. 113-114), les dates et modalités de renouvellement du Triumvirat (p. 226), la place de l’entrée au Sénat dans la carrière (notice prosopographique de Cassius de Parme)…
On ne commentera pas ici en détail le catalogue prosopographique, car toute tentative d’attribution est une interprétation parfois personnelle des sources : l’a. discute toujours ses choix. Pour les individus exclus de cette liste il aurait cependant été intéressant d’avoir, individuellement ou au moins pour chaque groupe, les raisons qui ont poussé l’a. à les écarter de son choix, cela lui aurait permis de mieux définir, par la négative, les « pompéiens ». La notation « incertain » à côté de certains individus se justifie, mais on ne comprend pas pourquoi elle n’est pas attribuée à d’autres (ex : n°34 Menenius est noté comme incertain car on ne sait s’il rejoint Sextus Pompée en Sicile ; n°78 A. Valgius ne l’est pas alors que l’hypothèse de son ralliement à Cnaeus Pompée est tout aussi hypothétique/vraisemblable). Sur quelques autres notices, on aurait pu apporter plus d’éclairage, même s’il est certain que le catalogue prosopographique n’est pas le lieu principal de l’analyse : le n°28 Junius est une sorte de cas limite dans la mesure où il semble vraiment le masque idéal pour une prosopopée ; le n°49 Pompeius Bithynicus est très questionnable comme partisan dans la mesure où entre sa résistance à Sextus Pompée pour des raisons bien analysées dans le corps de l’ouvrage et son exécution il ne s’écoule que quelques mois (3 ? 4 ?) dans lesquels le degré d’adhésion au groupe pompéien est très difficile à mesurer et doit en tout cas être discuté. Ce sont des points qui ouvrent dans tous les cas à la discussion qui accompagne toute entreprise prosopographique.
Pour conclure, ce volume contribue de manière tout à fait pertinente à apporter un regard critique sur un des aspects du mythe historiographique pompéien, celui de l’héritage politique. Par ailleurs, sa prosopographie, comme toute entreprise de ce genre quand elle est bien menée, laisse ouvertes les possibilités de nombreux prolongements. En outre, l’ouvrage trouve sa place dans deux champs d’étude très actifs. D’abord, bien sûr, il s’inscrit dans la reconsidération de la période des dernières guerres civiles de la République et du Triumvirat. Il entre aussi dans le champ des études qui s’intéressent à la constitution sociale des groupes autour des hommes politiques (« entourages »), au croisement de l’histoire sociale et de la sociologie, en décentrant la perspective par rapport à l’histoire juridique et institutionnelle, pour mieux comprendre comment s’articule la construction négociée du prestige du chef de parti et le mécanisme d’élaboration des décisions qui font l’événement.
Clément Chillet, Université Grenoble Alpes, UFR ARSH
Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 625-628.
[1]. M.-C. Ferriès, Les partisans d’Antoine : des orphelins de César aux complices de Cléopâtre, Bordeaux 2007.
[2]. B. Schor, Beiträge zur Geschichte des Sextus Pompeius, Stuttgart 1978.
[3]. Représentée par exemple par Ph. Le Doze, « Les idéologies à Rome : les modalités du discours politique de Cicéron à Auguste », Revue historique 654, 2010, p. 259-289.
[4]. Par exemple, K. Welch, Magnus Pius, Sextus Pompeius and the Transformation of the Roman Republic, Swansea 2012.