Étrange histoire que celle de Maxime de Tyr – ou plutôt de son oeuvre, car de l’auteur on ne sait presque rien de certain (cf. 9). Ses quarante-et-une διαλέξεις (« conférences »? – v. 13) datent vraisemblablement de la fin du deuxième siècle de notre ère : du règne de Commode (180-192) si l’on peut se fier à la Souda, et donc en pleine « seconde sophistique ». Leurs sujets – les éloges d’Homère et de Platon et les questions philosophiques alors à la mode – et leur style extravagant ont peut-être suffi pendant un certain temps pour garantir à Maxime un public adorateur ; mais si, depuis la fin de la Renaissance, Maxime a eu des lecteurs sympathiques ce ne sont guère que les curieux du Platonisme, comme par exemple Thomas Taylor. Pendant la dernière décennie du siècle passé la parution de deux nouvelles éditions importantes du texte[1] a signalé un regain d’attention scolaire pour ce penseur chez lequel Javier Campos Daroca souligne « la conjonction historiquement significative d’une pauvreté doctrinale et d’une élaboration rhétorique très soignée » (p. 99 avec n.2). C’est en grande partie grâce aux efforts de John Dillon[2] et de ses acolytes pour élucider l’évolution de la philosophie grecque des premiers siècles de l’époque impériale, que nous voyons s’épanouir depuis un demi-siècle ce nouvel intérêt pour Maxime et pour ses contemporains.
Ainsi s’explique le sous-titre de la riche collection d’études sur Maxime assemblée par Frédéric Fauquier et Brigitte Pérez-Jean: « entre rhétorique et philosophie ». C’est justement ce paradoxe qui rend ce corpus en même temps si curieux et si fascinant. Qui, finalement, étaient les auditeurs de Maxime? Autrement dit: qui, s’intéressant à la philosophie, aurait été attiré par cette collection de banalités si élégantes, si sonores? C’est comme si la philosophie se transformait (ou se recomposait) en opéra. Sans doute nous faut-il une appréciation plus fine de Maxime et de son milieu culturel pour aller au fond de ces questions.
Les dix études présentées ici sont nettement divisées en groupes selon leur orientation vers cette problématique. Il y en a qui s’intéressent peu au côté rhétoricien de Maxime. Si ces contributions sont éloignées du projet annoncé par le titre du livre, elles contribuent tout de même à celui de préciser le statut de Maxime dans l’histoire de la philosophie. Paul Youm élucide l’apport de Maxime à l’histoire de l’interprétation de la doctrine de l’ἀνάμνησις chez Platon (p. 149‑161) et Andrei Timotin situe la διάλεξις V sur la prière dans la tradition de discussion de ce sujet de Platon à Porphyre et Proclus (p. 163-181). Cet essai sera sans doute essentiel pour l’étude de cet aspect très intéressant mais peu apprécié de la transformation de la pensée de Platon[3]. Avec leur méthodologie traditionnelle et leur documentation solide ces études sont d’une clarté admirable. On peut dire la même chose de la brève « Note » présentée par Joan-Antoine Mallet sur le rôle de la θεία μοῖρα chez Maxime et dans les dialogues socratiques de Platon et d’Eschine (p. 183-187). Le sujet est difficile et engage le lecteur directement dans le problème de l’ironie de Socrate, mais ici Maxime (d’après l’auteur) peut nous aider à déchiffrer cette ironie.
Trois autres études abordent le problème de la relation de Maxime à ses prédécesseurs, mais de manières très différentes. Panagiota Daouti fait le bilan des citations abondantes d’Homère (philosophe, bien sûr, pour Maxime) et souligne le thème qui fait surface un peu partout dans les διαλέξεις de l’identité de doctrine entre Homère, Platon, et d’autres philosophes qui sont d’accord avec Maxime (p. 59-76). La contribution de Lucia Saudelli étudie les citations et les idées des Présocratiques telles qu’elles paraissent dans ce corpus, mettant en relief le fait que pour Maxime les notions des Présocratiques sont déjà pour ainsi dire pré-médioplatonisées (p. 77-93). L’essai très intéressant de Frédéric Fauquier, «Maxime, interprète de Platon?» (p. 137-147) aborde un sujet familier mais inévitable pour le projet du livre, et le traite d’une façon nouvelle. L’auteur fait ressortir la problématique du mot « interprète » et de là, élucide de façon très originale la relation Maxime-Platon.
Restent quatre essais qui d’une manière ou d’une autre traitent l’aspect vraiment bizarre de Maxime, celui qu’annonce le titre du livre : la relation ou plutôt la tension entre Maxime rhéteur et Maxime philosophe. Le premier de ces essais – mis à juste titre par les éditeurs en tête du volume – est de Juan Luis López Cruces, qui passe en revue les caractéristiques des « séries énumératives » – les tricola surtout, mais chez Maxime jusqu’à cinquante-deux éléments peuvent composer une seule série ordonnée et rythmique (p. 36), répondant les uns aux autres pour créer une prose qui rhétoriquement ressemble plutôt à de la poésie (p. 23-48). Cette ornementation extrême qui attire l’attention du lecteur ou de l’auditeur contribue-t-elle finalement à l’argumentation et à sa présentation? Les procédés de la province de la rhétorique risquent plutôt de déplacer totalement le syllogisme et le discours logique. Pierre Chiron étend l’analyse rhétorique de Maxime en situant son style par rapport aux «idées» du rhéteur Hermogène (p. 123-135 – l’auteur ajoute en supplément une table pliée de 44×60 cm pour orienter le lecteur, table qui malheureusement semble destinée à tomber de sa place et à disparaître de la plupart des exemplaires du livre). Le côté rhétorique de Maxime est considéré aussi par Brigitte Pérez‑Jean (p. 49-58) qui attire l’attention sur la « polyphonie » du texte à côté de l’unicité de doctrine philosophique souvent invoquée, et par Javier Campos Daroca (p. 95-121) qui privilège la notion de protreptique dans le corpus et développe la notion d’une « seconde socratique » pour caractériser Maxime, ses contemporains et leur entreprise.
En somme, une collection d’essais assez courts et donc efficaces pour introduire le lecteur aux grands thèmes de la recherche actuelle sur Maxime de Tyr, très bien présentée par les éditeurs, autant par leur Introduction (p. 9-21) que par leur choix de contributeurs.
Robert Lamberton, Washington University, St. Louis
[1]. M. B. Trapp, Teubner, Leipzig 1994 ; G. L. Koniaris, de Gruyter, Berlin 1995.
[2]. The Middle Platonists, Londres 1977.
[3]. André Timotin a collaboré avec John Dillon pour éditer une collection récente: J. Dillon, A.Timotin eds., Platonic Theories of Prayer, Leyde 2016.