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La collection « Ancients in Action » compte désormais un membre supplémentaire : l’historien Cassius Dion rejoint entre autres, sous la plume de J.M. Madsen, Boudicca, Martial ou Protagoras. Cette collection présente des figures marquantes de l’Antiquité dans un format court et se veut particulièrement accessible au grand public. Le volume consacré à Dion est rédigé par un chercheur danois (University of Southern Denmark), qui participe actuellement à de nombreux travaux dédiés à l’Histoire romaine de Dion : il a notamment coédité Cassius Dio : Greek Intellectual and Roman Politician, et contribué aux ouvrages Cassius Dio’s Forgotten History of Early Rome et Cassius Dio and the late Roman Republic. Il s’agit donc d’un auteur bien informé et très attaché à Dion, comme il l’explique lui-même dans une courte préface (p. VI-VIII).
L’ouvrage se compose d’une longue introduction (p. 1 à 23) et de trois grandes parties : « In search of the Ideal Form of Government » (p. 25 à 56), « Roman Narratives » (p. 57 à 92), « Cassius Dio and His History of Rome » (p. 93 à 114), suivies d’une conclusion rapide (p. 115 à 120).
L’introduction s’attache d’abord à présenter l’homme derrière l’historien. On peut regretter ici une faille méthodologique que l’on retrouvera à maintes reprises dans la suite de l’ouvrage : la vie de Dion et, par conséquent, son œuvre, sont présentées sous un angle psychologisant qui nuit au sérieux du contenu. Madsen explique ainsi que Dion a été traumatisé par Commode ou par les guerres civiles, et que l’ensemble de son point de vue est imprégné de cette angoisse. Toutefois, aucune citation directe n’est apportée pour soutenir cette présentation et Madsen semble trop souvent faire dire des choses à Dion sans justification. De même, Madsen présente, sans source fiable, toute une série d’hypothèses sur les ancêtres de Dion, au point de sombrer par moment dans de l’histoire‑fiction. On notera au passage que l’article de M. Molin (2016), consacré précisément à ces questions biographiques et appuyé sur des sources épigraphiques, n’est pas cité – de même que la bibliographie, plus généralement, ne fait que trop peu de renvois aux contributions récentes de chercheurs qui n’auraient pas participé aux travaux menés dans le cadre des publications citées plus haut chez Brill.
L’introduction se poursuit par des rappels précieux dans le cadre d’une entreprise de vulgarisation de la recherche, sur le cursus politique de Dion par exemple et sur sa formation rhétorique. L’ensemble de l’Histoire romaine est ensuite présenté, et notamment son aspect fragmentaire. Là encore, on peut remarquer que cette présentation manque de précision : Madsen se contente de dire que les livres 1 à 34 sont fragmentaires, sans expliquer – même simplement – d’où viennent les fragments et la difficulté à les identifier, ce qui a une importance pour qui veut tirer des conclusions, comme il le fait ensuite, de ces fragments. De même, pour les livres 61 à 80, également fragmentaires, Madsen commet une erreur, due sans doute à un excès de simplification, puisqu’il affirme que ces fragments proviennent d’une source unique, l’Épitomé de Xiphilin, alors que plusieurs sources d’excerpta coexistent. Et même s’il rappelle ici que Xiphilin a potentiellement altéré le point de vue original, il n’en reste pas moins que par la suite Madsen oublie ce risque et les précautions d’interprétation quand il commente des extraits provenant de cette source.
Enfin, l’introduction revient sur les critiques qui ont longtemps desservi l’œuvre de Dion et Madsen insiste sur l’importance en tant que source incontournable de l’Histoire romaine. Il rappelle à juste titre que les analyses de Dion, notamment politiques et institutionnelles, sont denses, fournies, précises et, de ce fait, précieuses, pour qui s’intéresse à la Rome républicaine ou à l’Empire. C’est à ce moment que Madsen présente sa thèse sur Dion et l’Histoire romaine : selon lui, Dion ne cherche qu’une chose à travers ses quatre‑vingts livres, prouver que la monarchie est le seul régime valable. Si cette thèse peut s’entendre, elle est malheureusement présentée, dans l’introduction puis dans l’ensemble de l’ouvrage, de façon redondante, sans nuance et parfois caricaturale, ce qui nuit à l’ouvrage. Dès l’introduction, par exemple, Madsen dit et répète que Dion promeut la monarchie en dénonçant les travers de la démocratie, « in the entire age of the Republic » (p. 16) : comment est-il possible d’asséner ainsi cette théorie alors que ne nous restent de la période républicaine que les livres consacrés aux guerres civiles et quelques extraits plus anciens, ce qui entraine nécessairement un biais dans la lecture de cette période ? Comment être certain qu’à aucun moment Dion n’a présenté le régime républicain, en particulier dans sa période florissante, sous un jour favorable ? La thèse pousse alors l’auteur dans une argumentation un peu creuse, par exemple lorsqu’il cherche à démontrer que l’on a trop souvent déconsidéré Dion comme un historien biaisé par les dysfonctionnements de la période sévérienne, et justifie son propos en disant que sinon Dion ne pourrait pas présenter la monarchie comme le régime idéal. Madsen annonce enfin le plan de son ouvrage, dont les trois parties sont assez redondantes puisqu’il s’agit dans un premier temps de présenter la monarchie comme le meilleur régime (chapitre 1), ensuite de montrer les failles de la démocratie et le génie d’Auguste (chapitre 2), et enfin de rappeler le scepticisme constant de Dion à l’égard de la démocratie (chapitre 3).
Le premier chapitre présente l’Histoire romaine comme un ensemble organique dont la cohérence serait la démonstration de l’incapacité des hommes à résister à l’envie et à l’ambition, et donc de la nécessité d’instaurer un régime monarchique dont le chef serait l’arbitre de ces passions et le garant d’une stabilité pour l’état. Cette manière de présenter les choses permet d’affaiblir les critiques qui font de l’Histoire romaine une œuvre animée des préoccupations uniquement contemporaines de Dion (critique de la politique de Septime Sévère, place des sénateurs) et de rendre hommage au travail d’historien de Dion, en mettant en avant un projet plus global et nourri de philosophie politique. Cependant, le chapitre pèche en termes de méthodologie. Les hypothèses ne sont quasiment jamais étayées par des citations et le lecteur doit faire confiance à Madsen pour interpréter correctement les textes. Qui plus est, Madsen utilise parfois des extraits qui sont issus de discours, donc impossibles à mettre au compte de Dion, et ne fait pas mention de ce point. Enfin, il assimile (en le présentant comme le point de vue de Dion) de façon très simpliste la Rome républicaine et la période des grands imperatores et des guerres civiles, parce que (et en dépit du fait que) ce sont les seuls livres consacrés dans leur intégralité à la République : « Democracy in its Republican form, was, in Dio’s eyes, a form of oligarchic tyranny where groups of senators and what Dio refers to as dynasts […] held the city and its people hostage in their struggle of power » (p. 29-30). Aucun passage précis n’est cité et analysé à ce moment-là pour démontrer qu’il s’agit bien du point de vue de Dion. Quelques‑uns viendront ensuite, tous ou presque issus du seul livre 44 (qui traite notamment de la mort de César), ce qui ne devrait pas permettre d’élargir le propos à l’ensemble de l’œuvre, même si c’est l’un des rares moments où Dion parle en son nom. Les analyses des fragments républicains ne sont pas claires car Madsen cherche à imposer sa théorie et préfère accuser Dion de contradiction.
La suite du chapitre fait la part belle au livre 52 et au double discours entre Agrippa et Mécène. Le discours de Mécène et son plaidoyer pour qu’Auguste reste au pouvoir est bien analysé mais Madsen retombe dans l’idée que Mécène est un porte-parole de Dion alors qu’il avait d’abord dit que tout le débat était selon toute vraisemblance nourri de points de vue conformes à ceux de l’auteur. Une seconde incohérence se trouve dans ce chapitre. Madsen affirme qu’Auguste est « Dio’s favourite » (p. 37), parce qu’il est le seul à avoir pris le pouvoir pour de bonnes raisons (venger son père). Or, Dion ne dit jamais aussi clairement qu’il tient Auguste pour l’empereur idéal. Le seul passage que l’on peut éventuellement citer se trouve dans le livre 56 (56.43), mais la recherche actuelle ne parvient pas à savoir s’il s’agit du point de vue de Dion ou de celui de la foule cité par Dion. De plus, l’argument de la prise de pouvoir est évoqué par Mécène (52.18.2) et surtout Auguste (53.4.4), précisément comme une parade aux accusations de despotisme, ce qui le rend suspect. En outre, Madsen est obligé de dire que Dion n’hésite pas à montrer Auguste sous son jour le plus négatif, pendant les guerres civiles et aussi pendant son principat. Il en conclut que Dion doit trouver cet usage de la force normal, voire nécessaire pour mettre en place la monarchie, mais il dit dans le même temps que tout n’est sans doute pas vrai dans la présentation d’Auguste (notamment le discours du livre 53) et que Dion a sans doute manipulé le personnage pour en faire un modèle à suivre. On ne sait donc plus ce qu’il faut retenir du point de vue de Dion sur Auguste. Quelques paragraphes sont enfin consacrés, à la fin de ce premier chapitre, aux livres impériaux et à la question de la succession et du principe dynastique. Cette période est bien moins longuement traitée, sans doute en raison du manque de matériau.
On retrouve dans le deuxième chapitre les faiblesses notées dans le premier : redites, généralisation et simplification, présentation du jugement de Dion sans citation à l’appui. Madsen rappelle sa clé de lecture (la pléonexia naturelle à l’homme fait le lit de la monarchie) et assure qu’elle est valable sur l’ensemble de l’œuvre, y compris les livres centrés sur la royauté : « Dio shows how kings and usurpers fought to win and to keep supreme power » (p. 58). Madsen s’appuie sans doute sur les récentes contributions parues sur cette période dans l’Histoire romaine mais il extrapole facilement à partir de très courts fragments et traite les textes provenant de l’Épitomé de Zonaras comme des citations à mettre au compte de Dion. Les quelques pages accordées à la période royale et à la première moitié de la République forment un ensemble un peu maigre pour en tirer les conclusions de l’auteur et sont assez décevantes pour le lecteur. On retrouve l’impression que l’ouvrage a adopté un parti pris d’office et qu’il est donc forcé de lire les quatre-vingts livres de l’Histoire romaine sous cet angle, quitte à forcer le trait. Quand Madsen écrit « to show that democracy was both chaotic and dangerous, Dio devoted nine books (36-44) to examples that illustrate how the most influential men […] promoted their own interests », l’idée n’est pas fausse mais exagérée car les livres 36 à 44 ne sont pas consacrés à la démocratie mais à une période particulièrement agitée de la République et ne peuvent témoigner du point de vue de Dion sur l’ensemble de l’épisode démocratique à Rome. L’ouvrage perd aussi en crédibilité à cause de quelques tournures qui mettent en avant un côté sensationnel comme p. 82 : « Before [Augustus] could replace democracy with the legitimate and enlightened monarchy he was given credit for, he had to fight one of the most brutal civil wars in the history of Rome ».
La fin du deuxième chapitre est à nouveau consacrée à Auguste et on y retrouve ce qui a été dit dans le premier. Là encore, beaucoup de choses sont mises au compte de Dion (« Dio assures us… ») sans que cela soit avéré. L’idée développée est qu’Auguste est présenté comme un monarque idéal – de nombreux éléments sont mis en avant pour montrer que Dion insiste sur la légalité du pouvoir du prince mais ces mêmes éléments peuvent être interprétés dans un tout autre sens. Par exemple, Madsen explique qu’Auguste a pris soin de faire renouveler son pouvoir tous les cinq ou dix ans mais Dion présente ces renouvellements comme une farce (en disant qu’Auguste faisait comme s’il y était contraint par les sénateurs qui ne pourraient se passer de lui). Madsen dit aussi qu’Auguste a tout fait pour tenir compte du sénat mais il cite ici un extrait du discours de Mécène, discours fait de propositions, et non une action d’Auguste. Le chapitre se conclut sur une rapide description des empereurs qui ont suivi, en les présentant en fonction de l’idéal de Dion mais sans citer de texte.
Le troisième chapitre commence par un épisode d’histoire-fiction sur les circonstances de publication de l’œuvre : « Dio may have invited people to his house in Rome or to his villa in Campania… » sur le modèle d’un Pline (p. 93). La question est celle du lectorat de Dion, et elle se poursuit par un questionnement sur la postérité de l’Histoire romaine jusqu’au VIe siècle puis sous la Renaissance. Il aurait été intéressant, puisque Xiphilin et Zonaras sont cités, de rappeler que l’Histoire romaine était encore largement diffusée, dans un format résumé, au XIIe siècle. Madsen revient ensuite sur le portrait d’Auguste dans l’Histoire romaine et sur le biais antidémocratique de Dion pour expliquer le traitement réservé aux Sévères. Il conclut sur l’importance d’avoir cependant la version de Dion en plus de celle des autres historiens et prend pour exemple deux épisodes de la vie de Tibère et d’Hadrien.
L’ouvrage de Madsen constitue une bonne introduction pour un public non initié, en raison notamment de son point de vue moderne sur Cassius Dion et nourri d’analyses récentes. Madsen a cherché à revaloriser le travail de Dion en le présentant comme un travail holistique mais n’a pas toujours réussi à avoir les moyens de son ambition car tout en se voulant très global il n’a pu consacrer (en raison de l’aspect fragmentaire de l’œuvre) que très peu de pages à l’Empire et encore moins à la période antérieure à Pompée, ce qui a concentré le point de vue et le parti pris sur la transition entre démocratie et monarchie.

Marion Bellissime, Université Lumière Lyon 2, UMR 5189 HiSoMa

Publié dans le fascicule 2 tome 122, 2020, p. 656-659