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En quatre décennies, de 1978 à 2018, P. Desideri a consacré de nombreux ouvrages et articles à Dion Chrysostome, dit Dion de Pruse. Parmi ces contributions essentielles qui ont jalonné sa carrière, le chercheur italien a choisi d’en retenir dix-sept, pour en former la présente anthologie, appelée Ellenismo imperiale. Cette période de quarante ans de recherche commence par la publication de son ouvrage Dione di Prusa. Un intellettuale greco nell’impero romano (Messina – Firenze), en 1978, et se poursuit jusqu’en 2018, avec l’article « Platonismo di Dione », chez l’éditeur F. Serra qui publie ce recueil.

Ce florilège constitue un ouvrage des plus précieux, car il regroupe commodément des travaux publiés dans divers recueils collectifs, encyclopédies et revues, à des époques et dans des contextes différents. Mais le projet éditorial s’avère plus vaste : comme l’annonce le sous‑titre, il s’agit bien de nouvelles études sur Dion de Pruse et non d’une simple réédition d’articles déjà connus du public. En effet, en tenant compte du développement de la recherche dionéenne de ces quatre décennies, Desideri a voulu revoir et mettre à jour ses travaux. Les dix-sept articles sélectionnés ont été intégrés dans des séquences et disposés de façon à former un parcours de lecture, comprenant, après l’introduction entièrement inédite, un prologue, cinq parties et un épilogue. Les textes originels des articles sont inchangés, mais l’auteur a approfondi certains aspects de sa réflexion en y ajoutant des introductions et des remarques dans des notes infrapaginales nourries par de nombreuses références aux travaux de la recherche dionéenne la plus récente.

L’introduction du volume a été rédigée spécialement pour cette anthologie. L’auteur y redéfinit le concept historiographique d’« hellénisme », en soulignant ses métamorphoses de Droysen à Canfora. Desideri veut élargir ce concept en y intégrant des traits caractéristiques de l’époque de l’Empire romain, d’où l’expression d’ « hellénisme impérial ». Cette analyse permet de définir le cadre historique, le Haut-Empire, dans lequel s’inscrit l’action de Dion Chrysostome, « intellectuel engagé ». Pour élargir ce concept, Desideri exploite les travaux d’E. Gabba sur les historiens grecs de cette période (de Denys d’Halicarnasse à Dion Cassius). Cet hellénisme impérial se caractérise par une renaissance grecque, une matrice culturelle hellénique permise par l’unification politique du monde méditerranéen, une certaine homogénéité culturelle favorisée par la diffusion d’une langue véhiculaire (la κοινή) et un système éducatif uniforme dans son contenu (la παιδεία), d’où la possibilité d’une communication réciproque. Ainsi conçu, l’hellénisme impérial signifie « l’instauration d’un modèle culturel par lequel la langue et la culture grecques constituent l’instrument de communication privilégié, capable d’assurer le dialogue, ou les relations, et les échanges entre les innombrables composants de l’immense empire » (p. XII). Mais se pose alors le problème de l’organisation politique : comment faire coexister l’empire romain, fortement centralisé et exigeant la sujétion, et la cité grecque, fondée sur la participation des élites locales chargées de diriger les affaires communes ? D’où l’intérêt d’étudier à notre époque, dominée par la globalisation, le rôle politique de Dion Chrysostome. Dans son introduction, Desideri relie l’activité de Dion à la Seconde sophistique, en mettant utilement en garde les chercheurs contre une compréhension trop large du concept de ce phénomène culturel : il faut en revenir au sens que lui donnait L. Flavius Philostrate. Dion de Pruse est un philosophe qui avait la réputation d’être un sophiste ; un orateur qui multipliait les références à l’histoire et à la culture de la Grèce classique, en suggérant une identification avec les philosophes Socrate et Diogène. Mais il lui manquait la dimension déclamatoire et spectaculaire des sophistes, car il voulait privilégier l’action éducative de ses prédications populaires. Desideri souligne que Dion emploie toujours péjorativement le terme « sophiste » et en bonne part celui de « philosophe », qu’il affirme être dans le Discours olympique (or. XII) et dans À Athènes sur son exil (or. XIII). Concernant précisément l’événement-clé de sa vie, sa φυγή (or. XIII), Desideri préfère y voir un « exil » plutôt qu’une « fuite » ou une « contumace permanente » (selon G. Ventrella), mais il est convaincu qu’il s’agit d’un fait historiquement attesté et non d’une construction littéraire, comme le pense J. Moles. De manière convaincante, Desideri montre que le témoignage de Synésius, qui avait distingué deux périodes dans la vie de Dion, une période sophistique avant l’exil, et une période philosophique après l’exil, déforme la réalité : en fait, Dion de Pruse ne s’est jamais présenté comme sophiste et se voulait philosophe ; l’exil n’a fait que radicaliser le rôle d’orateur politique philosophe de Dion ; il a toujours été un prédicateur populaire soucieux d’éduquer le peuple et d’en former la conscience politique (p. XVIII-XIX). Certes, à cause de l’exil, son auditoire a changé : ce n’est plus le public vaste des discours rhodien et à Alexandrie, datés, selon Desideri, d’avant l’exil, mais le petit nombre d’auditeurs des discours diogéniques, caractéristiques de sa prédication pendant l’exil. En tout cas, il faut en revenir à la conception philostratéenne de la Seconde sophistique : un phénomène culturel plutôt que littéraire. Dion de Pruse s’est efforcé, comme Plutarque et d’autres intellectuels de son époque, d’impliquer les populations grecques de l’Empire en exploitant le patrimoine culturel, historique, religieux, philosophique et littéraire de la Grèce, sous le commun dénominateur de l’identité culturelle hellénistique : c’est l’hellénisme impérial. Après la mort de Domitien s’achève l’exil de Dion, qui renoue avec les discours aux cités et s’adresse même aux élites romaines : de cette époque datent les discours bithyniens (or. XXXVIII-LI) et les discours Sur la royauté (or. I-IV).

Concernant la structure du recueil, Desideri a réparti ses dix-sept articles selon des thématiques qui rendent compte à la fois de l’activité spécifique de Dion, à savoir sa dimension de politicien philosophe, et de l’instrument de son action culturelle, en l’occurrence un discours capable d’allier « efficacité, immédiateté et déploiement de sa communication » (p. XXI).

Tout d’abord, le prologue (chapitre ou article 1) est une réflexion « métahistorique » sur le concept d’ « hellénisme impérial », au cœur de la recherche italienne dans les dernières décennies du XXe siècle : pour analyser ce concept, Desideri fait le point sur la carrière et l’œuvre de Dion de Pruse, en mobilisant les nombreux travaux de la recherche moderne : ce chapitre offre au lecteur un solide status quaestionis.

La première partie du recueil (« Construire une identité grecque dans l’Empire ») comprend trois chapitres (2-4), qui visent à caractériser l’action politique et culturelle de Dion comme intellectuel engagé à l’aube de la Seconde sophistique. Dans le chapitre 2, Desideri compare deux manières de rappeler le passé de la Grèce, « l’histoire déclamée » de Dion, prédicateur populaire, et « l’histoire écrite » de Plutarque, écrivain s’adressant à ses pairs. Le chapitre 3 « Dion entre hellénisme et romanité » souligne l’attachement de Dion à l’histoire grecque et analyse la vision dionéenne de l’Empire romain et la signification de la domination romaine sur le plan historique et politique. Le chapitre 4 centre la réflexion sur la place de la πόλις grecque dans l’Empire romain : les discours dionéens rappellent le passé de la Grèce classique pour conseiller aux cités helléniques la meilleure attitude à adopter à l’égard de Rome, alors que Plutarque repense l’histoire pour montrer que les Romains ont adopté les valeurs grecques, tandis qu’Aelius Aristide, dans son éloge de Rome, considère l’Empire comme une expansion de la cité.

La deuxième partie (« Dion et son système de communication ») approfondit les formes et les contenus de la prédication populaire de Dion Chrysostome. Tout d’abord, le chapitre 5 présente « la typologie et la variété de la fonction communicative des textes dionéens », en insistant sur la dimension orale et spectaculaire de la communication, les présupposés idéologiques des allocutions et l’imaginaire oratoire, non seulement dans les quatre-vingts discours conservés, mais aussi dans les œuvres perdues et les fragments. Dion créait de nouveaux mythes pour intéresser et éduquer tous les publics, y compris les moins cultivés. Après cette analyse globale du corpus dionéen vient le chapitre 6, qui se présente comme une étude de cas, consacrée au Discours olympique, ou sur la conception première de la divinité (or. VI), destiné à un public cultivé : sur la manière de représenter Zeus, Dion s’opposait à Homère en suivant la conception qu’avait du divin le sculpteur Phidias, afin que, selon Desideri, la statue chryséléphantine de Zeus devienne l’emblème d’une idéologie de paix et d’harmonie entre tous les hommes, Grecs et barbares.

La troisième partie (« L’affrontement avec le pouvoir ») permet d’explorer un moment crucial de la vie de Dion : son exil, dans les premières années du règne de Domitien. Le chapitre 7 étudie le conflit qui a opposé les intellectuels (surtout les philosophes stoïciens) au pouvoir impérial sous les Flaviens et Trajan : Dion lui-même, orateur sous Vespasien, a affronté les philosophes dans son discours aux Alexandrins (or. XXXII), mais aussi dans deux pamphlets, À Musonius et Contre les philosophes, que Desideri date de l’époque de Vespasien. À son tour, Dion est exilé peu après la mort de Flavius Sabinus (vers 83), d’où la radicalisation de ses idées philosophiques et son opposition au pouvoir tyrannique de Domitien. Dans le chapitre 8, Desideri revient sur la cause de l’exil de Dion, en s’appuyant notamment sur le discours XIII (À Athènes, sur sa φυγή), où le Bithynien explique qu’il a réussi à survivre avec le soutien de la tradition littéraire (surtout Platon et le cynisme) et religieuse (l’oracle de Delphes), en découvrant les vraies valeurs de la vie. D’où la réflexion du chapitre 9, consacré à un examen de la vie dans la cité (blâmée et dévalorisée) et à la campagne (valorisée car fondée sur une vie selon la nature) dans la pensée dionéenne, débouchant sur une analyse des concepts de barbares et de patrie. Suit logiquement le chapitre 10 sur les Getica, une œuvre ethnographique et historique perdue de Dion, où le philosophe devait, selon Desideri, valoriser les Daces (ou Gètes), des barbares auprès desquels il avait vécu pendant son exil, parce que, d’après Dion, leur civilisation était plus authentique, donc représentait un modèle alternatif, comme, sans doute, l’éloge dionéen des Esséniens.

La quatrième partie (« L’expérience religieuse ») revient sur le Discours olympique pour réinterpréter l’essence du divin (chapitre 11), rendue sensible par la représentation anthropomorphique de la divinité, à savoir la statue de Zeus sculptée par Phidias, qui intensifie le sentiment religieux. Le chapitre 12 reprend l’analyse de la statue de Zeus comme « emblème de paix », par opposition à l’image belliqueuse du roi de l’Olympe chez Homère. Dans le chapitre 13 sur « la religion de Dion », Desideri élargit la perspective en s’intéressant à la manière dont l’orateur bithynien voit et vit le fait religieux. Il étudie d’abord la religion dans la vie de la cité : pour Dion, les aspects rituels doivent inciter les fidèles à vivre la religion plus intimement, car elle est enracinée dans la nature humaine ; puis sont analysés le fondement du sentiment religieux dans le Discours olympique et l’image que Dion a voulu donner de ses convictions religieuses surtout dans le discours À Athènes sur son exil, où il montre que sa vie a été orientée par Apollon, la divinité lui demandant de poursuivre son rôle de prédicateur moraliste, ce qui prépare la dernière partie du recueil.

En effet, dans la cinquième et dernière partie (« Le philosophe conseiller du prince »), l’orateur se montre investi d’une mission. Le philosophe peut soutenir et conseiller l’empereur, parce qu’il le considère comme représentant sur terre de la divinité, dans le respect des valeurs fondamentales de l’humanité. Le chapitre 14 présente le contenu et les formes d’expression des quatre discours Sur la royauté (orr. I-IV). Dans le chapitre 15 sur « l’image de l’empereur », Desideri analyse l’histoire de la réflexion sur la royauté et la tyrannie dans la pensée politique grecque d’Hérodote à Musonius Rufus et Sénèque : Dion souligne les qualités que doit avoir le prince pour bien régner. Investi par la divinité, l’empereur doit se conformer aux enseignements du philosophe, éducateur du prince et garant du caractère vraiment divin de son gouvernement. Le chapitre 16 est consacré à la fin énigmatique du discours IV Sur la royauté, où Dion expose sa théorie des trois démons négatifs (luxure, avidité et ambition), sans tenir sa promesse de présenter aussi le quatrième démon, positif, qui devrait guider le bon prince. Un autre problème est la contradiction dans l’appréciation du troisième démon, l’ambition, que Dion loue dans les discours bithyniens mais blâme dans le discours IV. Desideri dépasse cette contradiction en montrant que, depuis son expérience de l’exil, Dion a compris les dangers de l’ambition chez un empereur ; mais on ne peut pas sous-estimer les éléments positifs de cet esprit de l’ambition, qui incite à rechercher le bien-être public ; ce qui rend l’ambition redoutable, c’est le danger de la démagogie et de l’adulation, si l’empereur tombe dans la complaisance.

L’épilogue du recueil se présente comme une réflexion sur « la philosophie utile aujourd’hui » : dans le chapitre 17, Desideri analyse les traits caractéristiques du « platonisme de Dion ». Pour le prédicateur moraliste, il ne s’agit pas d’adhérer au système philosophique de Platon, car Dion emprunte des idées à de nombreux autres philosophes, notamment stoïciens ; mais les dialogues platoniciens lui fournissent à la fois la consolation de la philosophie et la forme la plus adaptée pour exposer ses leçons morales et atteindre, grâce aux mythes, une dimension utopique et cosmologique, permettant de convaincre les Grecs de s’adapter au cosmopolitisme du monde romain.

Ainsi conçu, ce recueil offre un parcours de lecture progressif et habilement composé. Toutefois, le chapitre 12, qui revient sur la statue de Zeus comme emblème de paix, aurait sans doute mieux trouvé sa place à la suite du chapitre 6, qui abordait le même sujet.

Le volume comprend également une bibliographie riche de quelque 678 titres et cinq index (sujets, figures de l’imaginaire dionéen, passages dionéens, auteurs antiques, personnages historiques de l’époque impériale). Toutefois, on relève une erreur de numérotation de discours dans l’index des passages dionéens : seul le discours Sur le philosophe doit porter le numéro 71, tandis que le discours Sur l’apparence est le 72e. Dans l’index des figures de l’imaginaire dionéen, on trouve des personnages de l’histoire classique, que l’on aurait tout aussi bien pu classer dans l’index des personnages historiques, en distinguant les périodes classique et impériale ; quant aux noms des Daces, ils apparaissent dans l’œuvre de Jordanès : leur origine dionéenne est hypothétique, comme le souligne Desideri (p. 347).

En examinant l’ordre chronologique de parution des articles originels et les mises à jour effectuées dans le recueil, on constate une évolution de la méthode et de la pensée de l’auteur : dans la préface de son premier ouvrage Dione di Prusa (1978), Desideri privilégiait une enquête historique, en s’intéressant moins « aux aspects proprement littéraires du texte » (p. X) ; au fil des années, et en s’inspirant d’E. Gabba, il a intégré des références aux œuvres littéraires et rhétoriques, comme le Sur le sublime du Pseudo‑Longin, les traités de Denys d’Halicarnasse et de Ménandros le rhéteur. En soulignant les apports du colloque dionéen de Nantes, dont les actes ont été publiés sous la direction d’E. Amato dès 2016, Desideri note l’importance des contributions sur la dimension rhétorique et littéraire des œuvres de Dion. Mais on peut regretter que ces nouvelles avancées de la recherche, en particulier les analyses stylistiques et la fortune du texte dionéen, n’aient pas été davantage exploitées dans le recueil paru trois ans plus tard. Il en va de même pour l’analyse du Discours olympique et, en particulier, de la statue de Phidias : l’ample commentaire du Discours olympique publié par Ventrella dans la CUF est peu mentionné dans les chapitres 6, 11, 12 et 13. Quant à la théorie des trois démons et à la fin énigmatique du discours IV (chapitre 16), on peut regretter que Desideri n’ait pas tenu compte des analyses rhétoriques et philosophiques que L. Pernot a consacrées à ces mêmes sujets non seulement dans son Alexandre le Grand : les risques du pouvoir[1], ouvrage pourtant cité par Desideri (p. 239 et 332), mais aussi dans son article « Quand Diogène dépeignait les démons (Dion de Pruse, Or. IV) »[2]. Au demeurant, l’anthologie Ellenismo imperiale, fruit d’une longue expérience et d’une profonde érudition, rendra les plus grands services à tous les chercheurs qui s’intéressent à l’histoire et à la culture du Haut-Empire : elle s’avérera, comme le Dione di Prusa depuis 1978, une référence indispensable à tous les spécialistes de Dion et contribuera à montrer l’importance de cet auteur considérable, qui mérite vraiment d’être comparé à son contemporain et pair Plutarque de Chéronée, comme Desideri le souligne amplement.

Thierry Grandjean, Université de Strasbourg, CARRA – UR 3094

Publié dans le fascicule 2 tome 122, 2020, p. 660-664

 

[1]. Paris 2013, p. 161-170.

[2]. Dans La littérature et les arts figurés de l’Antiquité à nos jours, Actes du XIVe Congrès de l’Association Guillaume Budé (Limoges, 25‑28 août 1998), Paris 2001, p. 169-184.