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Avec un retentissement exceptionnel pour un ouvrage écrit par quelqu’un qui n’était ni historien professionnel, ni spécialiste de l’Antiquité, le livre d’Edward Luttwak sur la grande stratégie de l’empire romain occupe une place à part dans l’historiographie depuis sa publication en 1976. À le relire on reste impressionné par l’ampleur des questions abordées, la concision, la clarté et l’audace de la synthèse, mais aussi par nombre d’observations. Au lendemain de la défaite du Vietnam, Luttwak, à 34 ans, apportait la nouveauté d’une analyse systémique et générale des frontières romaines, mettant en lumière ce qui n’était souvent qu’implicite dans la bibliographie qu’il avait consultée – où la part des auteurs français, notons le, était considérable. En condensant l’historiographie des deux premiers tiers du XXe siècle, il soulevait nombre de questions, mais outrait aussi les positions et les erreurs des travaux sur lesquels il s’appuyait. Quelle qu’ait été la séduction de son ouvrage, le bilan de sa réception, avec le recul est assez aisé : la plupart des travaux qui ont discuté ses thèses l’ont fait pour en infirmer la plus grande partie des conclusions. Ce fut le cas en particulier pour deux ouvrages, eux aussi à l’importance séminale, celui de Charles R. Whittaker[1] sur les frontières de l’empire romain et celui de Benjamin Isaac[2] sur l’armée romaine au Proche-Orient. Lui furent opposées notamment sa conception, anachronique, d’un empire uniquement sur la défensive, sa vision des frontières et la difficulté qu’il y a à retrouver l’équivalent de notre stratégie dans les pratiques antiques. En outre l’interprétation de Luttwak s’appuyait sur des travaux et des hypothèses parfois périmées. À la relecture, le poids de cette historiographie caduque est particulièrement net dans quelques domaines, comme pour l’Afrique et le fossatum Africae, ou surtout pour l’Antiquité tardive où l’argumentation repose sur la distinction entre l’armée centrale mobile et l’armée territoriale de défense aux frontières. Cette distinction popularisée par Denis Van Berchem fut battue en brèche, on le sait, par les critiques de Jean‑Michel Carrié, dix ans après la première publication du livre de Luttwak[3]. C’est de manière finalement assez isolée qu’Everett L. Wheeler[4] donna une vigoureuse défense de Luttwak. Malgré ses qualités, elle reste partielle et partiale, limitée par un engagement trop polémique et un combat idéologique vain contre les Annales et la « socio-archéologie ». Recoupant en partie les oppositions des champs académiques – ceux des historiens militaires, des archéologues, des antiquisants – et nourri par leurs différences de pratiques et de paradigmes, le débat entre partisans ou non d’une grande stratégie continua, la discussion caricaturant souvent les positions de l’opposant et restant alors décevante, en partie aussi à cause des insuffisances de la définition de la « grande stratégie ». Arguant de la valeur heuristique de la notion plusieurs chercheurs ont cherché récemment, à marcher sur les traces de Luttwak en précisant le cadre conceptuel et en cherchant à éviter les problèmes qui lui furent reprochés[5]. Enfin on ne peut que rappeler que depuis 1976 l’étude des frontières de l’empire s’est complètement transformée s’ouvrant à de multiples perspectives comme en témoignent les congrès réguliers consacrés à la question.

À relire Luttwak à quarante ans de distance, les clichés historiographiques sont plus visibles ainsi que le cadre politique de sa réflexion. On perçoit aussi de manière plus aiguë ses limites, en particulier son manque de nuance, son goût pour l’abstraction qui l’éloigne de la réflexion réellement historique en gommant singularité et variabilité, en méprisant l’événement et l’inertie, en périodisant de manière trop brutale des systèmes successifs trop caricaturaux. On est déçu du désintérêt envers la question du contrôle des populations, traité bien trop schématiquement, déçu aussi par le flou des concepts (grand strategy n’est jamais vraiment défini), par l’absence de réflexion sur les degrés d’intentionnalité stratégique des Romains, sur les groupes sociaux et politiques qui pouvaient en être porteurs et les moyens concrets d’une éventuelle mise en œuvre. On reste impressionné, là où il s’appuie sur des données valables, par la force de l’analyse systémique des contradictions internes et des contraintes pesant sur l’armée romaine et ses dispositifs. On pouvait donc se demander en quoi consistait une « revised and updated edition » et ce que le Luttwak d’aujourd’hui, ancien conseiller de la Maison Blanche, intellectuel politique et médiatique toujours influent, avait pu changer à son ouvrage de jeunesse. Pour cela nous avons comparé la nouvelle édition à l’ancienne (en l’occurrence la traduction française de la deuxième édition[6]). Outre une brève nouvelle préface, les changements sont minimaux et superficiels. Il s’agit en général d’ajouts, touchant une trentaine de pages (principalement p. 63, 76, 82, 85, 89, 96-98, 101, 107, 129, 131, 135, 143, 149-154, 156, 173, 176-177, 182-183, 194, 196) et allant de quelques lignes à plusieurs paragraphes, quasiment tous destinés à repousser les critiques. Ni l’économie générale de l’ouvrage ni ses conclusions, ni l’essentiel de son texte ne sont changés. Ni d’ailleurs ses fondements bibliographiques, et à ce titre le terme updated est usurpé. La bibliographie n’a pas réellement été mise à jour et quelques titres récents voisinent dans une curieuse hétérogénéité avec un état des connaissances datant d’il y a un demi-siècle et en grande partie obsolète. Sur bien des détails l’information factuelle est donc vieillie et parfois dépassée et erronée. Quant aux ajouts ils sont rarement convaincants. On ne les détaillera pas tous, le cas du Negev est emblématique des problèmes, il vaut la peine d’être scruté en détail. La description du système de défense de la région est toujours celle de l’ancienne édition, inchangée et basée sur une synthèse de Mordechai Gichon datée de 1967. Le lecteur y est toujours informé qu’il s’agit d’un exemple extrême du schéma qu’on vient de lui décrire, et que c’est ce qui fait la valeur du cas. Un « limes », articulé en une ligne interne et un périmètre externe, protégerait la région des attaques nomades, la description insiste sur les fortifications avec notamment l’exemple de Mesad Boqeq, « a typical diocletianic Quadriburgium ». Puis la nouvelle édition apporte un ajout : « One scholar, whose overall thesis was that no systematic limes or defensive strategy existed at all, specifically rejected the notion that there was a double line of defense “marked by Diocletianic castella” » (p. 182). Le lecteur se reportant à la note (n°81, p. 244) n’est pas surpris, pour peu qu’il connaisse un peu le sujet, de découvrir que c’est Benjamin Isaac qui est ici pris à partie, la note précise « citing Rothenberg ». Remarquons le travail d’écriture : la position d’Isaac est présentée d’abord comme la conséquence d’un a priori, d’un préjugé général et le lecteur curieux a ensuite l’impression d’une information de seconde main. Si l’on se reporte aux pages indiquées de l’ouvrage d’Isaac (1992, p. 128‑129), on découvre une information bien plus large, plus factuelle et plus prudente, surtout Isaac consacrait ses pages 188-218 à revenir sur les fortifications dont il est question, le cas du Negev étant un élément important dans sa réfutation de l’argumentaire de Luttwak. Déjà le lecteur d’Isaac y apprenait notamment que En Boqeq (Qasr Umm Begheq) n’est pas d’époque tétrarchique. Plus largement, les doutes exprimés par Isaac sur l’interprétation des restes archéologiques du Negev n’étaient pas nouveaux, outre Rothenberg déjà cité, Isaac s’appuyait sur les observations de D. Graf, et en 1976, l’année même de la première publication de l’ouvrage de Luttwak, Glenn Bowersock avait pointé bien des problèmes de l’historiographie concernant ces régions[7]. Luttwak continue ensuite son résumé des thèses d’Isaac : « He also saw no evidence of any nomad pressure nor the aggressive transhumance that destroyed towns near deserts whenever and wherever they were undefended. This author found some support of his reductionist thesis, but not from the scholar who specialized in Negev archaeology for the period, who quite reasonably interpreted serious fortifications as evidence that there was a serious threat. ». Pour le profane tout est dit : l’opinion d’Isaac est une thèse forcée, « réductionniste », étroite qui va, de manière déraisonnable, contre l’évidence d’une loi éternelle sur les actions des nomades. Les éventuels supports à cette thèse ne comptent pas étant récusés par le spécialiste. Là encore il faut aller au-delà de cette présentation outrée, pour ne pas dire plus. Il faut préciser d’abord que le « scholar » qui s’est spécialisé dans l’archéologie du Negev était précisément Mordechai Gichon (1922-2016) sur les travaux duquel Luttwak a appuyé son analyse. On comprend que ce savant remarquable continuait à défendre ses travaux et ses interprétations. Il n’en représente pas moins un courant historiographique dont les limites précisément ont commencé à être mises en évidence à partir des années 1980-1990, ce qui n’enlève rien à l’importance de ses travaux en leur temps et à leur aspect séminal pour la recherche archéologique dans le désert du Negev. Militaire avant d’être historien puis archéologue, Gichon appartenait à une génération antérieure à celle d’Isaac. On ne peut alors opposer le spécialiste du Negev que serait Gichon à un regard extérieur que représenterait Isaac. Autant Isaac que ses « soutiens » (Graf cité p. 244, n. 82) ont aussi pratiqué l’archéologie dans le Negev, Benjamin Isaac a travaillé sur les installations agricoles autour de la fouille d’Ein Boqeq dirigée par Gichon[8] : l’argument d’autorité déployé par Luttwak ne tient pas, et il faudrait donc qu’il discute le fond, et en particulier ses thèses implicites sur la menace nomade, présentée comme un invariant historique. C’est peu de dire que cet invariant a été remis en cause par les dernières décennies de travaux en histoire et en sciences humaines. Si des positions proches de celles de Gichon n’ont pas disparu du débat historiographique, notamment avec les travaux de S. Thomas Parker – absent de la bibliographie de Luttwak -, il est clair que les perspectives semblables à celles défendues par Isaac dans son ouvrage (1992, part. p. 68-77) semblent l’emporter dans l’historiographie des dernières décennies[9] : les nomades ne sont pas une menace permanente pour les sédentaires, des complémentarités existent entre les deux sociétés, des transitions multiples d’un style de vie à l’autre sans qu’il soit pour autant question de nier l’existence réelle parfois de heurts, d’épisodes de violence, de prédation – réciproque – et de confrontation. Dès lors chaque cas historique est susceptible d’une approche spécifique, heureusement détachée d’un grand récit explicatif et immuable. Le cœur du débat en tout cas est bien là et il faut reconnaître que Luttwak l’esquive. De même il présente d’une manière biaisée – ici et ailleurs – la réception de l’ouvrage d’Isaac (sa bibliographie ignore Kennedy [10]). Surtout il ne s’est pas assuré réellement de la solidité de son information et n’a pas cherché à confronter son argumentaire aux avancées de la recherche, le lecteur a l’impression d’une rustine ou d’une excroissance sur un texte inchangé et aux fondations factuelles faibles. On peut ainsi revenir sur le cas d’En Boqeq dont la fouille fut publiée par Mordechai Gichon en 1993 dans un travail amplement salué par les comptes rendus. Gichon y replaçait le site dans son interprétation générale de la présence militaire romaine dans le Negev. Deux ans plus tard, cependant, la publication du fort d’Upper Zohar par Richard Harper[11] montrait les limites de cette interprétation en entraînant, sur la base de la céramique, une redatation du fort d’En Boqeq qui l’éloignait considérablement du IVe siècle, le plaçant au VIe siècle[12] (en revanche Parker[13] continua à défendre la chronologie de Gichon), en même temps qu’il éloignait l’interprétation de ces bâtiments d’une lecture purement militaire. Quand bien même tous les débats sont loin d’être tranchés et éteints sur la présence militaire romaine dans le Negev, et il est douteux qu’ils le soient rapidement, la description qui soutient l’argumentation de Luttwak n’a pas l’évidence qu’il lui donne et renvoie à un état dépassé des connaissances. Force est de constater à travers cet exemple qu’une véritable mise à jour de son ouvrage aurait exigé, pour Luttwak, une refonte complète de son propos et des révisions drastiques sur sa base empirique. Le constat pourrait être reproduit pour beaucoup d’autres des ajouts. De manière plus cruciale, en cherchant à se défendre face à ceux qui pointaient les difficultés de l’usage du concept de stratégie pour l’Empire romain, Luttwak affaiblit son propos, en étendant le concept de stratégie trop largement, le diluant jusqu’à lui faire perdre toute réelle pertinence (un long ajout p. 98-99), se souciant seulement d’asséner finalement l’argument d’autorité du praticien, seul capable de comprendre une stratégie que les Romains auraient pratiquée intuitivement en raison de leurs particularités culturelles. L’apport de la nouvelle édition est donc très décevant et à nos yeux sans intérêt autre qu’historiographique. Si en 1976 l’ouvrage avait brusqué la tranquillité des historiens, sa mise à jour proclamée n’est pour l’essentiel qu’une déclaration de ne varietur sans utilité véritable et sans conséquence scientifique. Le lecteur français qui voudrait consulter l’ouvrage aura donc toujours intérêt à le faire dans la traduction de l’édition précédente, publiée en 2009[14] chez Economica, où il trouvera une présentation des débats – favorable à Luttwak – et les plaidoyers d’Everett Wheeler. Quant à trouver les réflexions actuelles sur la stratégie romaine et les frontières de l’empire, il faudra les chercher ailleurs.

Benoît Rossignol, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Anhima

 

[1]. C.R. Whittaker, Les frontières de l’Empire romain, Paris 1989.

[2]. The Limits of Empire. The Roman Army in the East, Oxford 19922 (19901).

[3]. Résumé du débat et bibliographie dans J.‑M. Carrié, « Constantin continuateur et liquidateur de l’expérience tétrarchique » dans L. de Salvo, E. Caliri, M. Casella éds., Fra Costantino e i Vandali. Atti del Convegno Internazionale di Studi per Enzo Aiello (1957-2013), Bari 2016, p. 74-79.

[4]. E. L. Wheeler, « Methodological limits and the mirage of Roman strategy », Journal of Military History 57-1 et 57-2, 1993, p. 7-41, 215-240 (traduction française dans Luttwak 2009, p. 305-395).

[5]. Ainsi K. Kagan, « Redefining Roman Grand Strategy », The Journal of Military History 70, 2006, p. 333-362 ; A. Eich, « Der Wechsel zu einer neuen grand strategy unter Augustus und seine langfristigen Folgen », Historische Zeitschrift 288, 2009, p. 561‑611 ; J. Lacey, « The grand strategy of the Roman Empire » dans W. Murray, R. H. Sinnreich ed., Successful Strategies. Triumphing in War and Peace from Antiquity to the Present, Cambridge 2014, p. 38-64.

[6]. E. Luttwak, La grande stratégie de l’empire romain, 2e édition revue et préfacée par P. Laederich, Paris 2009.

[7]. G.W. Bowersock, « Limes Arabicus », Harvard Studies in Classical Philology 80, 1976, p. 219-229.

[8]. D. F. Graf, « [compte rendu de : En Boqeq : Ausgrabungen in einer Oase am Toten Meer, Band 1 : Geographie und Geschichte der Oase. Das Spätrömische-Byzantinische Kastell, M. Gichon éd., Mayence 1993] », Bulletin of the American School of Oriental Research, 305, 1997, p. 93.

[9]. G. Fisher, « A new Perspective on Rome’s desert Frontier », Bull. Am. School of Oriental Research 336, 2004, p. 53-54 avec de nombreuses références.

[10]. The Roman Army in the East. Journal of Roman Archaeology Supplementary Series no. 18, D. Kennedy ed., Ann Arbor 1996.

[11]. R. P. Harper, Upper Zohar. An Early Byzantine Fort in Palaestina Tertia, Final Report of Excavations in 1985-1986, Oxford 1995.

[12]. D. F. Graf, op. cit. n. 7 ; J. Magness, « [compte rendu de Harper 1995 op. cit. n. 10] », Israel Exploration Journal, Vol. 48, No. 3/4, 1998, p. 289-292 ; Id., « Redating the forts at En Boqeq, Upper Zohar, and Other Sites in SE Judea, and the Implications for the Nature of the Limes Palaestinae » dans J. H. Humphrey ed., The Roman and Byzantine Near East, Vol. 2: Some Recent Archaeological Research, Portsmouth 1999, p. 189–206.

[13]. S. T. Parker, « En Boqeq and Upper Zohar: two Late Roman Fortlets near the Dead Sea », JRA 10, 1997, p. 580–586.

[14]. E. Luttwak, op. cit. n. 6.