Les recherches menées par deux équipes du CNRS sur les cohabitations et les contacts religieux dans l’antiquité gréco-romaine sont à l’origine de cet ouvrage, préparé par le colloque qui s’est tenu en novembre 2008 autour de la thématique des dévots des dieux dans les mondes grec et romain. Dans leur introduction (p. 7-19), Nicole Belayche et Jean-Daniel Dubois, coordinateurs de ce recueil composé de 18 contributions, précisent la perspective adoptée. Les auteurs qui sont ici réunis ne se proposent ni d’enrichir le dossier fort nourri de l’hellénisation et de la romanisation, ni de se focaliser sur les conflits religieux. Ils refusent également de prendre en compte les catégories des « entre-deux » et des « incertains », bien qu’elles aient existé. En croisant toutes les sources, ils cherchent à interroger les cohabitations, quand elles se nouent entre des systèmes théologiques différents ou au quotidien dans le vécu des familles. Le questionnement imposé à des sociétés et à des époques diverses fait l’unité de ce volume. Identique dans ses modalités, il doit permettre de dépasser les frontières chronologiques et disciplinaires. Le projet de cette publication se fonde donc autant sur une méthode d’analyse que sur la pertinence des exemples retenus pour l’illustrer. Les quatre axes d’étude sont les identités culturelles, les territoires partagés, les médiations linguistiques et l’historiographie des cohabitations.
La première partie intitulée : « Quand païens, juifs et chrétiens cohabitent » (p. 23-89), comprend quatre contributions qui portent sur l’Antiquité tardive. Daniel Stökl Ben Ezra (p. 23-37) ouvre le volume par l’étude des fêtes juives, chrétiennes et païennes en s’appuyant sur différentes sources. Du roman juif antichrétien qui a pour titre « l’Histoire de Jésus » aux sermons de Jean Chrysostome et de Léon le Grand, sans oublier les textes talmudiques sur Hannouka, il déduit « l’existence d’interactions pacifiques » tant en Orient qu’à Rome, où la vitalité du judaïsme au V e siècle a pu influencer la liturgie chrétienne. Alberto Camplani retient certains auteurs des premiers siècles de l’ère vulgaire : Bardesane, Ephrem, Eusèbe de Césarée, pour étudier la perception de l’altérité religieuse par les élites d’Édesse, confrontées au développement de la première philosophie chrétienne dans une période comprise entre les III e et V e siècles (p. 39-57). Anna Van den Kerchove centre sa réflexion sur les traités d’hermétisme et le profit que tirent leurs auteurs de leur connaissance des pratiques sacrificielles grecques et romaines, dans leur volonté d’établir une relation parfaite avec Dieu (p. 59-78). En se fondant sur l’archéologie et une lecture hypercritique des sources hagiographiques, John Scheid développe une réflexion sur le choix du bois sacré de Dea Dia par les chrétiens comme cimetière (p. 79-89). Le culte officiel inauguré par le pape Damase en 372 en l’honneur des martyrs Faustinus, Simplicius et Béatrice, victimes de la grande persécution de Dioclétien en 303, se développa dans la catacombe située à proximité immédiate d’un sanctuaire de l’État romain, car il s’agissait pour les chrétiens de récupérer un lieu de mémoire et une limite territoriale.
Les cinq études réunies dans la deuxième partie sous le titre : « Territoires occupés ou partagés par plusieurs groupes religieux » (p. 92-183), portent sur des lieux aussi divers qu’Oropos, Ostie, Éphèse, Gaza et les Enfers. François de Polignac s’intéresse au sanctuaire d’Oropos, à ses origines et à son histoire mouvementée (p. 93-105). Situé dans un espace intermédiaire entre Athènes, le koinon béotien et Érétrie, l’Amphiaraion serait une communauté cultuelle transfrontalière qui résulterait d’une initiative privée de familles athéniennes et béotiennes. Quant au mythe étiologique, il est yalisme envers l’empereur par les honneurs cultuels qu’elles lui rendaient, les élites locales cherchaient à affirmer l’identité de leur communauté civique dans la rivalité qui l’opposait à des cités comme Pergame et Smyrne (p. 127-147). Par l’étude des 848 lettres qui forment la correspondance entre Barsanuphe et Jean de Gaza, dans la première moitié du VI e siècle, Giovanni Filoramo éclaire les questions du quotidien qui se posaient aux responsables d’une communauté monastique, soucieux à la fois de pragmatisme et du respect des canons ecclésiastiques (p. 149-162). Selon Rémi Gounelle, la descente du Christ aux Enfers, décrite par Eusèbe dit de Gaule dans ses Homélies pascales (XII et XIIA), ne témoigne pas d’une concurrence entre motifs bibliques et motifs polythéistes. Elle résulte d’une intertextualité dont la source se trouve dans l’Énéide de Virgile et la Thébaïde de Stace, quand elle décrit l’entrée du devin grec Amphiaraos dans le Tartare (p. 163-183).
La troisième partie, intitulée « Être soi en parlant le langage des autres » (p. 187-299) regroupe quatre études qui portent sur les modifications engendrées par l’adoption de divinités par des systèmes religieux différents de celui qui les a conçues, et une cinquième qui analyse comment les chrétiens ont su mettre la poésie grecque au service de leur idéologie dans leur confrontation avec les païens. Pour Francesca Prescendi, la courotrophie a permis l’interpretatio de la déesse romaine Mater Matuta avec la déesse grecque Ino-Leucothée, dans le contexte de l’hellénisation de Rome au II e siècle avant notre ère. L’enquête qu’elle mène de Cicéron à Plutarque, en passant par les Fastes d’Ovide, prouve la vigueur d’un polythéisme, curieux des relations entre ses dieux et ceux de ses voisins (p. 187-202). Dans une contribution richement documentée, Anne-Françoise Jaccottet démontre que les scènes du baptême du Christ n’illustrent pas les textes des Évangiles, mais puisent leur schème iconographique dans un fonds gréco-romain très populaire dans les premiers siècles de l’Empire romain, celui de l’initiation dionysiaque (p. 203-225). Par une étude argumentée, Gaëlle Tallet développe la stratégie des prêtres d’Alexandrie pour diffuser le culte du dieu Zeus Hélios Megas Sarapis, en se servant aux II e et III e siècles du maillage du territoire (carte, p. 243) par les garnisons romaines installées en Égypte. La figure solaire de ce dieu répondait aux attentes des empereurs sans que soient empêchés des rapprochements avec les dieux locaux, propices à la dévotion égyptienne (p. 227-261). Jean-Daniel Dubois revient sur l’interprétation du Christ assis en majesté, tel qu’il apparaît dans le préambule de l’Apocalypse de Pierre, qui fait partie des textes gnostiques découverts à Nag Hammadi. Loin de montrer Jésus assis dans le Temple de Jérusalem, cette représentation est d’après lui, la transposition du fronton d’un temple grec, image familière aux auditeurs des écoles gnostiques qui vivaient à Alexandrie au II esiècle (p. 263-274). Gianfranco Agosti clôt cette partie par une contribution dont le titre explicite le contenu : « Usurper, imiter, communiquer : le dialogue interculturel dans la poésie grecque ontrer que le voyage au ciel de l’apôtre Paul s’inscrit dans une tradition littéraire, fondée sur une expérience psychosomatique à même de valider une théodicée (p. 359-384). Dans leur étude (p. 385-402), Nicole Belayche et Anne-Rose Hošek comparent les cohabitations religieuses dans deux colonies romaines, Antioche en Pisidie et Berytus en Phénicie, et en déduisent que la romanisation respecte le particularisme des cultes et favorise la vitalité des sanctuaires, y compris extra-urbains. Cet ouvrage d’une grande richesse ouvre la réflexion sur un large champ géographique, d’Alexandrie à Ostie, de Gaza aux garnisons de l’Égypte romaine. Loin d’être des systèmes clos, les religions, dans leur théologie, leurs représentations et leurs pratiques, puisent dans un fonds culturel commun tout en apportant leur interprétation propre. Échanges, interactions, dialogues, héritages, imitations, influences, tels sont les liens qui se sont tissés entre les polythéismes mais aussi entre les monothéismes et les polythéismes. La démonstration est concluante et une fois l’ouvrage terminé, l’introduction peut être relue avec profit, car elle permet au lecteur de faire la synthèse entre toutes les facettes de ce livre. Cette relecture est en fait plus qu’utile, elle est nécessaire, car le recueil ne comprend ni conclusion ni indices. Une bibliographie générale clôt l’ouvrage (p. 403-407). Si chacune des contributions s’adresse aux spécialistes du domaine concerné, l’enjeu du présent recueil est de permettre une réflexion sur les cohabitations religieuses d’aujourd’hui au regard de celles du passé. Le « vivre ensemble » (p. 9) rend en effet nécessaires des contacts religieux qui se vivent au quotidien dans les sociétés européennes du XXI e siècle confrontées au pari de faire cohabiter l’islam avec les autres religions. Il y a parfois du volontarisme à vouloir trouver des « cohabitations » dans les sociétés antiques en dépit du silence des sources. Quant au titre « l’oiseau et le poisson » de cet ouvrage, il est justifié par le souci qu’ont eu Nicole Belayche et Jean-Daniel Dubois de réaliser des rencontres par-delà (faute, p. 19) les frontières aux dépens (faute, p. 12) des clivages historiques. Transmettre un savoir académique à un large lectorat n’est pas une entreprise facile. Un titre accrocheur n’est pas toujours suffisant. Il aurait fallu demander à chacun des auteurs un résumé en anglais pour donner à ce volume des Presses de la Sorbonne l’audience internationale qu’il mérite. Quant au lecteur cultivé et curieux de l’Antiquité tardive, il s’étonnera en feuilletant ce volume de l’absence de relecture qui aurait pu éviter des fautes vénielles (exemple, p. 301). Il s’inquiétera peut-être de cette volonté de faire « dialoguer toutes les sources » au risque de la cacophonie. Il sera sans aucun doute désolé en lisant la quatrième de couverture de voir dater les belles palettes à fard égyptiennes qui illustrent le livre, du IVe siècle avant notre ère alors qu’elles datent du quatrième millénaire ! Pour autant, il serait regrettable que l’ouvrage lui tombe des mains, car son contenu vaut mieux que le résumé qui en est donné et que son habillage idéologique.
Geneviève Hoffmann