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Les éditions de la Périégèse de la terre habitée de Denys d’Alexandrie se portent bien. Depuis l’édition du texte par I. Tsavari[1], sont venues une édition allemande[2], deux éditions italiennes[3], les intéressantes Studien zu Dionysius von Alexandria[4] d’E. Ilyushechkhina, et, en 2014, la monumentale édition de J. L. Lightfoot[5], qui replace enfin la Périégèse dans le contexte de la poésie alexandrine. Enfin, la réédition de La Description de la terre habitée de Denys d’Alexandrie ou la leçon de géographie[6], de Christian Jacob doit paraître dès cette année.

L’établissement du texte de la Périégèse est une gageure. L’édition d’I. Tsavari, appuyée sur une thèse consacrée à l’histoire du texte de Denys, privilégiait presque systématiquement, parmi les quelque 150 manuscrits grecs, la branche représentée par A, le Paris. Suppl. gr. 388 : Lightfoot, par exemple (comme les éditeurs récents), reçoit par principe le texte de Tsavari à quelques exceptions près. Mais D. Marcotte[7], a souligné la contamination ancienne de la tradition manuscrite, nous permettant de remonter, au plus haut, à une édition d’époque sévérienne, alors que le texte était déjà accompagné de commentaires et de gloses, et très vraisemblablement retouché. Dans l’état actuel de la question, toute édition de la Périégèse est donc le résultat d’un arbitrage de l’éditeur face à une tradition manuscrite complexe et aux versions latines du poème, représentées par la Descriptio Orbis terrae d’Aviénus (du IVe siècle) – interprétation très personnelle de l’auteur latin –, et la Periegesis de Priscien (du Ve) : seule une approche globale de la question permettra d’arriver à un texte satisfaisant.

L’introduction de Lodesani (6-25) fait une bonne synthèse de l’état de cette question. Tout en prenant pour base le texte de Tsavari (il simplifie son apparat critique), il a lu le manuscrit A, et corrige quelques erreurs éditoriales (p. ex. v. 592, p. 362, μεγάλην est bien la leçon de A) : les conclusions et les corrections qu’il propose sont commodément rassemblées et explicitées p. 12-15. Le reste de l’introduction (questions de biographie, de sources et de modèles littéraires) est réduit à l’essentiel (15-23), la très complète introduction de Lightfoot rendant l’exercice difficile, sinon superflu. Le texte et l’apparat critique, avec la traduction en italien en regard, occupe les p. 24 à 145. Les notes qui suivent, p. 147-486, sont un commentaire continu du texte découpé en sections géographiques, où il justifie et commente ses choix éditoriaux. Expliquant « le texte par le texte », il s’appuie sur la tradition éditioriale de la Périégèse depuis l’Antiquité (traductions latines d’Aviénus, IVe s., et Priscien, VIe s..), scholies, paraphrase et commentaires d’Eustathe de Thessalonique, XIIe s. ; scrute le texte pour corriger certaines incohérences de l’édition de Tsavari, et, comparant entre elles les traductions récentes du texte, pointe ce qu’il juge être des erreurs de ses prédécesseurs, proposant son interprétation de points délicats et une traduction nouvelle. De fait, il obtient des résultats intéressants, dans la régularisation du texte, dans son établissement et dans son interprétation.

Le commentaire suit le texte par groupes de 2 à 15 vers, analysant successivement la lettre du texte, le contexte, avec un complément encyclopédique plus ou moins fourni (passages en petits caractères, illustrés de quelques cartes et figures). Par exemple, p. 163 (v. 24), il critique l’erratisme de Tsavari dans le choix des leçons Ἀρραβ-/ Ἀραβ-, et établit la régularité de l’usage de la géminée ρρ pour l’adjectif, du ρ simple pour le peuple. Il en va de même pour le choix entre γαῖα, γαῖαν/ γαἴης, γαἴῃ en fonction du cas (v. 231, p. 232) ; ou pour la régularisation de la ponctuation (p. 188 ; p. 218) ; ou pour l’orthographe des noms propres (noms des parties de l’Océan, v. 32, p. 169). L’analyse comparative des usages de la Périégèse lui permet de trancher tantôt pour la leçon de A, par exemple pour une construction d’ἔσω (v. 253, p. 240 ; autres exemples, v. 29, p. 168) ; ou au contraire contre A (v. 25, p. 166 ; v. 58-59, p. 181‑182 ; v. 368, p. 284). La même démarche, v. 460, p. 315-316, l’amène à choisir une leçon (ὕλῃ, appuyée sur Aviénus), contre celle des vetustiores (ὕλη), tout en envisageant le sens de cette dernière. Il essaie, autant que faire se peut, de préserver le texte transmis : par exemple, au v. 78, p. 186‑187, comme l’ensemble de la tradition manuscrite, il édite ἐκ Διὸς Αὐσονιῆες, rejetant l’hypothèse de M. L. West[8], ἐκ Διὸς Αὐσονιῆος. Mais au v. 109, p. 196, contre les manuscrits (ἐκ δ’ὀρέων), il adopte à bon droit la proposition d’un érudit italien du Quattrocento (N. Passera della Porta) déjà reprise par Müller, ἐκ δὲ ῥόων.

La même analyse rigoureuse du texte lui permet de préciser judicieusement le sens de certains passages. Au v. 11 (p. 157), λόξος, signifie bien « oblique », et non « tortueux » ce que corrobore l’interprétation réussie des v. 148-149 (p. 206). La construction [κόλποιο] Αἰγύπτοιο (v. 24, p. 163) donne un sens plus satisfaisant à la discussion sur la division des continents. Aux v. 138-139, p. 204-205, une juste analyse du texte l’amène à déterminer qu’ἠπείρου ἰσθμός désigne la péninsule anatolienne. La discussion du v. 243, p. 234-238, qui établit qu’ἠώς, chez Denys, désigne toujours l’orient et non le sud, éclaire le sens du v. 331 – même si la reconstruction de la carte de l’Égypte des p. 235-236 me paraît hasardeuse. Au v. 369, p. 285, une savante analyse du sens d’ἐϋστεφάνοιο Κρότωνος, aboutit à une bonne traduction, Crotone « ben cinto di mure ». Aux v. 122, 384, 878, il conserve la cohérence de sa traduction de στρεπτός par « ricurvo ». Aux v. 403‑408, p. 298-9, une discussion serrée aboutit à la traduction judicieuse d’un passage difficile sur le Péloponnèse, « che collega la massa complessiva con la Grecia ». Au v. 575, p. 356-357, il comprend qu’ἐπ’ ᾐόσιν (cf. 252, 787, 915) désigne le rivage qui borde un territoire (« aux rivages d’Apsynthos thrace »), et non les rives d’un fleuve, inconnu par ailleurs. L’analyse, p. 430, v. 894 des usages du mot πέζα (« bordure ») dans la Périégèse permet de déterminer que l’expression ὑπὸ πέζαν s’applique toujours à un piémont, et donc à celui du Taurus au v. 894 ; par contre, au v. 941, p. 444 la leçon de A, πέζαν, est écartée pour la leçon alternative πάντα (lectio facilior) : πέζα, en effet, n’a pas le sens de « pianura », mais, en contexte, prend le sens de « côte », en l’occurrence en écho au v. 931 (Πέζα δέ τοι νοτίη), pour une allusion à la transformation de la côte yéménite en « côte des Parfums » après la naissance de Dionysos.

On touche ainsi aux limites de la démarche « analogista » (paradoxalement reprochée à Lightfoot, p. 456, ad 1001) parce qu’elle risque de banaliser le texte, et, en dernier ressort, dépend de l’appréciation de l’éditeur. Au v. 752, il est question d’un peuple d’Asie, mentionné par ailleurs, les Φροῦνοί, mais que la plupart des manuscrits nomment Φρουροί (les latins ont Phruri), leçon adoptée par Tsavari et Lightfoot : Lodesani, p. 397, suivant Müller, propose de rétablir Φροῦνοι ; or Denys transforme régulièrement des ethnonymes exotiques en sobriquets à consonance grecque : ce qui passe à ses yeux pour une lectio facilior est sans doute un jeu littéraire. Αu v. 539, p. 343, dans l’hémistiche βορέην δ’ ἐπὶ πολλὸν ἰόντι, il adopte la leçon βορέην contre celle d’A et B, βορέῃ, ce qui est acceptable ; mais dans ce cas, il faut faire de βορέην [ὁδὸν] le complément d’ἰόντι, et d’ἐπὶ πολλὸν la locution usuelle. Au v. 828, p. 411, il s’étonne du choix de νηὸν, au lieu de βωμὸν, sans prendre garde qu’un ναός n’est un temple que par métonymie (comme l’article de LSJ, par exemple, le détaille). La discussion sur le sens d’ἀνώτερoς (v. 52, p. 178-179), correctement traduit « più all’interno », ignore le v. 51 (ἀπαὶ νοτίης ἁλὸς) qui oriente la description vers le nord, et non vers l’est comme il paraît le comprendre ; la construction εἶσι προχεύων « s’en va déversant » (52) est ignorée (virgule inopportune). Aux v. 107, πλημμυρίδα, et 202, πλημμυρὶς, il défend, p. 195, la leçon à géminée des mss., mais c’est Tsavari qui a raison, le double μ est incorrect (Chantraine, DE, p. 916). Les transformations de ponctuation ne sont pas toujours heureuses : aux v. 298-9 (ἐπιτέλλεται ἱερὸς Ἴστρος/αὐτός, ἐς ἀντολίην τετραμμένος), p. 256, si la leçon αὐτός (et non l’épanalepse Ἴστρος) est retenue, ce qui est recevable, elle implique un enjambement avec αὐτός au rejet, sans virgule à la fin du v. 298, qui ferait d’ αὐτός un pronom et qui aurait impliqué une coordination comme αὐτός δ’ἐς, métriquement impossible. De même, au v. 366, on ne voit pas comment le point en haut (au lieu d’une virgule) «sembra megliore coordinare le due frasi ». Les idées arrêtées sur le sens du texte amènent des corrections fautives. Au v. 216, p. 227, Lodesani choisit la leçon de Müller, contre la leçon ὑπὸ γαῖαν des vetustiores ; mais un parallèle chez Strabon (2, 5, 33, C. 131) permet de comprendre que Denys, dans ce passage, énumère les peuples depuis le sud de la Libye, ce qui justifie ὑπὸ et l’accusatif. De plus, au v. 900, p. 432-433, il en infère le même choix, et contre ὑπὸ πρῶνες ἔχουσιν de l’ensemble des vetustiores, il s’appuie sur des manuscrits récents pour proposer δύο, faute d’avoir repéré la tmèse ὑπὸ … ἔχουσιν pour ὑπέχουσιν, ce qu’a compris Lightfoot, à laquelle il reproche sa traduction. Aux v. 43-44, p. 175-176, il relève justement que βάλλων εἰς ἅλα se dit d’un estuaire de fleuve (ici, Océan), mais ἅλα y désigne la mer comme élément (pas spécifiquement la mer Intérieure) : βάλλων doit donc être construit avec ἀπερεύγεται et la construction κόλπους βάλλων (Amato, Lightfoot) est préférable. Au v. 69, reprocher, p. 184, à Lightfoot sa traduction d’ἀρχομένοισιν (69) par « for embarking sailors » en s’appuyant sur ἀρξάμεναι (63), ignore la couleur du passage et la valeur progressive du participe présent. Au v. 384, p. 290, je suis perplexe lorqu’il écrit, à propos de la côte Adriatique (dont l’orientation n’est évoquée qu’aux v. 92‑100) qu’elle aurait « un andamento molto più obliquo che non nella realtà ». Aux v. 594-595, p. 362-364, Taprobanè est bien située sous le Tropique du Cancer[9] : mais pourquoi serait-elle à cheval sur les deux zones tropicales? Dans sa note aux v. 1128‑1134, il tire d’Ératosthène F II C 19 Berger que le Gange forme la frontière orientale du monde habité, alors que dans le passage concerné, il s’agit de son embouchure, ce qui est très différent. Une autre forme de subjectivité consiste à prêter à Denys une précision géographique qui lui est étrangère. Le borée d’Ismaros (v. 112‑114, ’Ισμαρικοῦ πνοιῇσιν, p. 197) est simplement le vent du nord par excellence (Hés., Trav. 506‑507), et signale, comme ailleurs dans la Périégèse, une direction cardinale ; quant à κεῖται, le sujet en est bien le borée, le verbe s’utilisant pour définir le gisement d’un vent (Arstt., Météor. 2, 6, 3, 363b). La dimension poétique du texte paraît parfois lui échapper. Au v. 801, καὶ ποτὶ μηκίστου νότιον ῥόον Αἰγαίοιο, il reproche à Ligthfoot sa traduction, « reaching … the Aegean utmost southern arm », alors qu’elle y a repéré une hypallage, au moins vraisemblable, sinon nécessaire, tandis que sa propre traduction, « amplissimo » ignore que la mer Égée est décrite comme un long chenal dans un mouvement vers le sud.

S’agissant d’une description du monde, le commentaire de la Périégèse a naturellement un caractère partiellement encyclopédique. Lodesani a tenté de hiérarchiser son commentaire en utilisant des caractères de corps inférieur pour ses excursus encylopédiques (p. ex., p. 191‑192, sur les rapports entre mers Ionienne et Adriatique). C’est souvent assez réussi, moins rigoureusement, me semble‑t‑il, dans la partie asiatique. En réalité, un commentaire archéologique ou historique poussé, à de rares exceptions, a peu de sens pour un texte qui fait la collection des « lieux de mémoire » de la culture grecque impériale : le renvoi du lecteur aux encyclopédies de l’Antiquité, ou même à Wikipédia, permet ordinairement de savoir de quoi il retourne. Lodesani n’échappe pas toujours au vertige encyclopédique (p. ex., sur les v. 385-386, p. 290-291, à propos de la côte adriatique ; ou p. 365‑367, sur les v. 606-611, à propos d’Ogyris, de la Carmanie et d’Icaros) : un renvoi à des auteurs qu’il mentionne (Briquel pour les Pélasges, Schneider sur l’Inde ou l’Éthiopie), à d’autres qu’il oublie (Moret sur la péninsule Ibérique) aurait sans doute pu le décharger de catalogues d’auteurs anciens, dont seule l’utilisation explicite a, en réalité, de l’intérêt. Dans les méandres de certaines discussions, le lecteur risque de passer à côté de conclusions judicieuses (aux v. 591-593, la Côliade n’est pas, en effet, le pendant oriental des Colonnes de Dionysos, mais doit former le Promontoire du sud de l’Inde) ; sur le v. 336, p. 273-275, la (trop) longue note sur Ἀλύβη, aurait dû mettre en relief l’intéressante référence à Tzétzès et en valoriser l’analyse, pour dépasser Counillon 2013, p. 95-96 et Moret 2017, p. 57-58 ; comme, p. 312‑313, sur Cotinoussa, aurait pu le faire un renvoi à Marcotte 2000, p. 161, ou Moret 2017, p. 41-45 (tous cités en bibliographie). Dans la discussion des liens entre Médée et la Médie, v. 1020-22, p. 460, il me semble comprendre qu’il déduit du mot ὁμώνυμον (v. 1026, ὁμώνυμον ἵκετο γαῖαν) que les Mèdes ne seraient pas de la descendance de Médée, alors que l’adjectif joue un rôle récapitulatif de l’aition (v. 1021, κείνης τοι γενεῆς ἐρικυδέος ἐκγεγαῶτες), et ramène le lecteur au pays [contemporain] qui porte son nom.

On regrettera surtout que Lodesani ne se soit pas davantage attaché à l’analyse de la composition, et de la portée scientifique et littéraire de la Périégèse. Il cite les travaux de Christian Jacob, mais ne les exploite guère. Les travaux de Lightfoot auraient dû l’amener à souligner davantage l’ancrage du texte dans la tradition hellénistique : ainsi, les v. 762-798, qui décrivent la côte méridionale du Pont-Euxin, sont-ils un calque délibéré du passage correspondant des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, mais dans les références des notes correspondantes, cette question n’est pas même évoquée : un renvoi, au moins aux notes de F. Vian dans la CUF, aurait été nécessaire. On aura raison d’objecter que le livre fait déjà 534 pages, qu’il est doté d’une bibliographie fournie, de plusieurs index (dont un index des noms propres) et que, si la cartographie asiatique y est fautive, surtout pour un texte géographique, les coquilles y sont remarquablement rares (p. 168 Ἔτοι pour Ἤτοι ; p. 228, Ἐρύτεια pour Ἐρύθεια ; v. 315 et p. 264, Rifaei (pour Ῥιπαίοις) est un latinisme ; p. 335, « puvoir » pour « pouvoir » ).

On saluera donc les résultats d’une entreprise courageuse et salutaire, aboutie dans les limites qu’elle s’était fixées. Le livre de D. Lodesani n’écrit pas le dernier mot sur la Périégèse, mais propose nombre de réponses à des questions sur lesquelles, depuis Müller, beaucoup d’éditeurs étaient restés évasifs, ce qui le rend indispensable, et ce n’est pas une mince réussite.

 

Patrick Counillon, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 1 tome 126, 2024, p. 367-371.

 

[1]. I. Τσαβαρή, Διονυσίου Αλεξανδρέως Οἰκουμένης Περιήγησις. Κριτική Έκδοση, Ιωάννινα 1990.

[2]. K. Brodersen, Dionysius von Alexandria. Das Lied von der Welt, Hildesheim-Zurich-New York 1990.

[3]. A. Raschieri, Guida delle terre abitate, Alessandria 2004 ; E. Amato, Dionigi d’Alesssandria, Descrizione della Terra abitata, Milano 2005.

[4]. Diss. Rijksuniversiteit, Groningen 2010.

[5]. Dionysius Periegetes, Description of the Known World, with Introduction, Text, Translation and Commentary, Oxford 2014.

[6]. Paris 1990.

[7]. « L’histoire du texte de Denys le Périégète : nouveau témoin, problèmes nouveaux », REG 112, 1999, p. XXII-XXIII ; « Denys le Périégète dans l’Italie normande. Un nouveau témoin de la glose latine du corpus poétique de Paris, Suppl. gr. 388 ? », REG 114, 2001, p. 190-221.

[8]. « Notes on Dionysius Periegetes », CQ 1992, p. 568-569.

[9]. Plus au nord que chez Strabon, v. S. Bianchetti, « Taprobane nella tradizione cartografica antica », Sileno 2014, p. 21-40.