Tout juste 80 ans après sa découverte, le célèbre puits G 5:3 de l’agora d’Athènes fait enfin l’objet d’une publication détaillée – et l’on ne peut que s’en réjouir tant il a fait couler d’encre et naître de suppositions sur des données restées jusqu’ici très partielles. La fouille remonte à 1938 : à l’époque, Dorothy Burr Thompson achevait l’exploration d’une zone située à l’extrémité nord-ouest de l’Agora, dans le cadre du grand projet de fouille entrepris en 1931 par l’American School of Classical Studies. Large d’1m et profond de près de 22 m, le puits faisait partie du réseau d’adduction d’eau de la zone à l’époque classique et hellénistique, jusqu’à l’abandon des maisons et ateliers environnants au début du IIe siècle av. J.-C. ; il fut ensuite utilisé comme dépotoir jusqu’à l’époque byzantine. Mais si ce puits est si célèbre, c’est parce qu’entre 13 et 20 m de profondeur, il recelait les os mêlés de près de 460 fœtus et nouveau-nés, ainsi que de quelques individus plus âgés, et d’au moins 150 chiens – l’ensemble de ces individus ayant été déposé dans un intervalle de temps très court, approximativement entre 165 et 150 av. J.-C.
Cet ouvrage propose pour la première fois une étude complète et détaillée de ce puits et son contenu. Il comprend cinq chapitres : le premier est consacré au contexte de découverte du puits et à l’histoire de l’occupation du quartier de l’agora dans lequel il s’insère ; le second présente les résultats de l’analyse anthropologique détaillée conduite sur les restes humains ; le chapitre 3 est dédié aux restes de faune et le chapitre 4 à l’étude des artefacts découverts dans le puits. Le chapitre 5, enfin, ressaisit l’ensemble des données pour proposer une synthèse interprétative sur le dépôt de restes humains et de chiens qui fait la singularité de ce puits. Il convoque pour cela l’ensemble des sources historiques disponibles et des comparaisons avec différents sites présentant des cas plus ou moins semblables[1] – dans des horizons parfois très lointains, chronologiquement et culturellement, du cas en question (du tophet de Carthage aux Indiens d’Amérique du Nord !). Cette structure n’est pas sans entraîner un certain nombre de légères redites et une séparation des données archéologiques et de leur interprétation historique que certains pourront regretter. Elle présente cependant l’avantage d’une grande clarté d’exposition et offre une structure propice à l’utilisation et à la réinterprétation des données pour qui le souhaitera.
Un des principaux apports de ce livre réside dans l’analyse anthropologique des ossements humains proposée au chapitre 2. Elle vient en effet compléter et très largement renouveler le premier examen sommaire qui en avait été fait peu après la fouille, et qui avait largement sous-estimé l’importance du dépôt. Une étude approfondie des 13 018 fragments osseux conservés permet ici à l’anthropologue Maria Liston d’établir la présence dans ce puits d’au moins 459 fœtus et nouveau-nés, presque tous morts en période périnatale (soit entre 22 semaines in utero et une semaine après la naissance) et de quatre sujets plus âgés, atteints de lourdes pathologies : un sujet adulte, probablement masculin, souffrant d’hémochromatose selon les auteurs (une maladie entraînant d’importantes douleurs articulaires qui devaient l’handicaper au quotidien) ; un enfant âgé de 8 à 10 ans au moment du décès, atteint de sévères lésions au crâne et à la colonne vertébrale ; un enfant âgé de 16 à 18 mois au moment du décès qui présentait tous les signes d’un syndrome de l’enfant battu ; enfin, un enfant atteint d’hydrocéphalie, mort entre 6 et 8 mois. Parmi les enfants morts en période périnatale, l’anthropologue dénombre une dizaine d’individus présentant des malformations, et indique avoir observé sur environ deux tiers des sujets restant des signes pathologiques (traces d’infection sur les voûtes crâniennes qui pourraient faire penser à des méningites, défauts de développement, etc.) qui permettent d’expliquer ces décès prématurés. Aucun signe ne permet cependant de penser à une crise de mortalité liée à une épidémie ou à une famine – comme les premiers fouilleurs du puits l’avaient d’abord supposé. Les auteurs écartent également l’hypothèse du sacrifice, étranger aux coutumes grecques de l’époque et qu’aucun indice ne permet d’étayer. Ils écartent enfin l’hypothèse de l’infanticide massif comme principale explication de ce dépôt, notamment sur l’argument d’une parité des sexes entre garçons et filles parmi les sujets inhumés. On restera cependant très réservé quant à la proposition d’identification du sexe des individus morts en période périnatale à partir de l’observation de la morphologie de l’ilium employée ici (p. 42-43), une méthode dont les résultats sont loin d’être pleinement concluants[2]. En l’absence d’analyses ADN, la question du dépôt préférentiel dans ce puits de sujets masculins ou féminins, doit rester ouverte. Par ailleurs, on s’étonnera que l’hypothèse d’infanticides ponctuels, d’abord évoquée par les auteurs comme une possibilité pour la dizaine d’individus présentant des malformations, soit finalement retenue dans la conclusion comme « doubtless » (p. 138). Elle est pourtant d’autant plus douteuse que l’enfant de 6 à 8 mois atteint d’hydrocéphalie ne fut justement pas exposé à la naissance mais élevé avec soin, malgré son handicap, pendant plusieurs mois.
C’est par élimination que les auteurs concluent à la probable représentation dans ce puits d’une mortalité naturelle, reflétant le fort taux de mortalité infantile qui caractérise les populations préjennériennes[3] et que l’on peut attendre dans l’Athènes hellénistique. Les estimations qu’ils proposent au chapitre 5 pour soutenir cette hypothèse apparaissent globalement convaincantes et on les suivra sur ce point, d’autant plus que la proportion des enfants en bas-âge dans les grandes nécropoles extra-urbaines athéniennes est, à cette époque, particulièrement faible. Il fallait bien pourtant que les petits défunts soient inhumés quelque part, et le puits de l’Agora pourrait constituer un exemple d’un lieu de destination du cadavre de ces jeunes enfants. La sélection presque exclusive d’enfants n’ayant pas dépassé une semaine de vie pourrait être mise en relation avec le passage d’un âge-seuil, qui déterminerait le choix d’un traitement funéraire plus ou moins sophistiqué. Les auteurs proposent de le mettre en lien avec la fête des Amphidromies, cérémonie célébrée entre cinq et dix jours après la naissance de l’enfant et qui marquait son insertion dans la maisonnée. L’hypothèse d’un âge-seuil apparaît en effet convaincante, qu’il puisse directement être lié à cette cérémonie particulière ou non ; les enfants morts en période périnatale auraient ainsi été déposés dans ce puits en raison de leur très jeune âge, et de leur intégration inachevée à la société. Dans cette perspective les auteurs proposent de voir dans les quelques sujets plus âgés des individus en marge de la société (au moins funéraire) de l’époque, en raison d’un statut particulier, peut-être lié aux lourdes pathologies dont ils souffraient.
La question de savoir s’il faut pour autant considérer ce puits comme une véritable sépulture, au point de conclure que ce mode de dépôt aurait constitué « the way in which the newborn dead were normally interred in 2nd century Athens » (p.138), me semble en revanche plus difficile à trancher. En effet, retenir l’hypothèse d’une mortalité naturelle et d’un espace destiné à la disposition du cadavre d’individus qui ne seraient pas pleinement intégrés à la société ne fait pas nécessairement de ce puits un espace funéraire – la notion de funérailles impliquant une cérémonie, un accompagnement des dépouilles marqué par une intention positive à l’égard des défunts. Il pourrait également s’agir d’un simple dépôt mortuaire, une sorte de dépotoir, qui témoignerait alors d’un rapport bien différent à l’égard des individus qu’il abritait. Pour trancher entre ces deux interprétations, il faut évidemment se pencher sur le reste du contenu du puits. Les auteurs soulignent d’abord que le dépôt d’ossements était scellé par une épaisse couche de terre et de pierres, qui pourrait avoir constitué selon eux une forme de fermeture symbolique du dépôt (« emphatic and purposeful closing of the burial deposit », p. 19), mais l’argument est de faible portée dans la mesure où il pourrait également s’agir d’une couche de débris, peut-être liée à la démolition d’un bâtiment environnant, et que la fermeture rapide du dépôt, quand bien même elle serait intentionnelle, plaiderait plutôt pour son exceptionnalité.
L’analyse des artefacts associés au dépôt d’ossements n’est guère plus convaincante : on y trouve de nombreux fragments de céramique, quelques débris de bronze et un exceptionnel élément de fourreau en ivoire dont on peine à expliquer la présence ici. Les auteurs proposent d’interpréter quelques vases entiers, notamment des vases miniatures et un petit vase à bec tubulaire (souvent qualifié de « vase-biberon ») comme des objets placés intentionnellement auprès des tout-petits, dont le statut d’offrande viendrait renforcer l’hypothèse d’un dépôt de nature funéraire. Les exemplaires concernés sont cependant bien rares pour en tirer des conclusions aussi définitives que celles formulées par les auteurs (notamment p. 100 à propos du biberon). On pourra à l’inverse s’étonner de l’interprétation des lécythes comme des vases de cuisine (« small oil vessel suitable for table and kitchen », p. 75), alors même que l’iconographie (en particulier sur la céramique et les stèles funéraires attiques) prouve abondamment que les lécythes étaient des vases à parfum ou à huiles parfumées qui jouent un grand rôle en contexte funéraire – et pourraient donc constituer ici d’intéressants candidats au rôle d’offrandes. On peut enfin s’interroger sur l’interprétation à donner aux nombreux fragments de grands vases de transports de formes larges et ouvertes, dont les auteurs suggèrent qu’ils auraient pu servir, à la façon de cercueils, à transporter les corps des jeunes enfants jusqu’au puits (p. 102‑103). L’hypothèse est sans doute intéressante étant donnée la pratique fréquemment attestée d’inhumer les enfants dans des vases dans le monde grec antique, mais les auteurs n’abordent guère la question du mode de dépôt de ces vases dans le puits dont on peine à imaginer qu’ils auraient été, dans le cadre d’une cérémonie de funérailles, simplement jetés avec leur contenu dans le puits, amplifiant plutôt qu’atténuant la violence de la chute par leur inévitable bris.
Un objet exceptionnel découvert dans le dépôt prend une importance centrale dans la réflexion : il s’agit d’un petit pilier hermaïque en marbre à tête de femme, que les auteurs proposent d’interpréter comme une représentation de la divinité Eilethyia, associée aux naissances et dont plusieurs sources suggèrent qu’elle aurait pu avoir un sanctuaire sur l’Agora (p. 90‑92). La proposition est sans aucun doute séduisante, mais les indices sur lesquels elle se fonde apparaissent néanmoins bien légers pour conclure de manière aussi définitive que le font les auteurs, passant un peu rapidement d’une hypothèse somme toute fragile à une affirmation péremptoire de l’identification du pilier comme une représentation de la divinité, de sa nécessaire association au dépôt d’enfants et même de sa probable offrande par une sage-femme (p. 103-104) – des conclusions fort audacieuses dont l’excès de confiance dessert le raisonnement plus que ne l’aurait fait un doute plus mesuré.
Les auteurs s’appuient enfin sur l’analyse des restes de faune découverts dans le puits, en particulier des quelque 150 squelettes de chiens directement associés aux os humains. L’étude archéozoologique montre qu’il s’agissait de chiens de tailles et d’âges variés, dont bon nombre présentent les signes d’anciens traumatismes guéris – suggérant qu’il s’agissait de chiens errants. L’interprétation à en donner est difficile, et on y sent un certain flottement : p. 63, il est ainsi écrit que ni l’âge, ni le sexe, ni la morphologie ne semblent avoir joué un rôle déterminant dans le choix des animaux alors qu’à la p. 58 et dans le chapitre 5, les auteurs insistent sur la proportion particulièrement élevée de chiens adultes et concluent à leur choix privilégié. L’hypothèse finalement retenue par les auteurs, après d’intéressantes comparaisons avec d’autres sites grecs associant restes d’enfants et restes de chien, est celle du sacrifice des chiens pour purifier la pollution associée à la naissance et à la mort des jeunes enfants (p. 137) – une hypothèse lourdement fragilisée par l’absence de traces de mise à mort sur les os des chiens.
De manière générale, on aura donc tendance à rester beaucoup plus prudent que les auteurs sur divers points de l’interprétation, dont le moindre n’est pas, sans doute, de déterminer si on peut caractériser ce dépôt de restes humains comme un type de sépulture particulièrement modeste ou comme une forme de dépotoir visant à l’élimination des cadavres indésirables, humains et animaux. Le cas, sans doute impossible à trancher, restera à l’appréciation de chacun. Malgré ces quelques réserves, il faut insister encore sur le très grand intérêt de ce livre qui offre enfin à la communauté scientifique un accès complet, détaillé et particulièrement précis à ce dossier exceptionnel et très débattu. L’ouvrage est agréable à lire, clairement organisé et bien illustré par de nombreuses photographies, mais aussi des plans et des coupes, restitués à partir des notes de fouilles de l’époque – dont on devine, à la lecture, qu’elles étaient parfois sommaires. Il constitue donc un très bel exemple des résultats importants auxquels on peut parvenir en reprenant, avec les méthodes d’aujourd’hui, des données de fouilles anciennes. On soulignera enfin tout l’intérêt de l’étroite collaboration interdisciplinaire qui a présidé à la réalisation de cet ouvrage, croisant archéologie, anthropologie, archéozoologie et études de mobilier pour proposer l’interprétation la plus argumentée possible, que l’on soit d’accord avec elle ou non. Cet ouvrage apporte donc un certain nombre de réponses longtemps attendues et constituera, sans aucun doute, une référence très utile et très riche pour tous ceux qui s’intéressent aux pratiques funéraires dans le monde grec antique, en particulier celles liées à la mort des tout-petits.
Reine-Marie Bérard, UMR 7299, Centre Camille Jullian, CNRS, Aix-Marseille Université.
Publié dans le fascicule 1 tome 121, 2019, p. 247-250
[1]. On pourrait rajouter à la courte liste des dépôts d’enfants dans des puits antiques le puits découvert dans un enclos funéraire de la nécropole de Pupput, en Afrique romaine, qui contenait une vingtaine d’enfants morts en période périnatale, ainsi que quelques enfants plus âgés. Voir, à ce propos : S. de Larminat, « Fœtus et mort-nés en Afrique romaine : de la gestion des corps au vécu familial » dans P. Charrier et al., Morts avant de naître : la mort périnatale, Tours 2017, p. 221-236.
[2]. On renverra à ce propos aux conclusions de l’article de P. Adalian et al. « Estimation du sexe fœtal à partir de l’ilium », Bulletins et mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris [En ligne], 13, 2001, mis en ligne le 14 janvier 2010, Consulté le 03 octobre 2016. URL : http://bmsap.revues.org/5823.
[3]. Précédant l’invention du vaccin contre la variole par Alexandre Jenner en 1796.