Ce volume regroupe les communications, sans doute remaniées et annotées, présentées lors d’un colloque international tenu, autour du même thème des « savoirs d’Apulée », à Lyon les 20 et 21 octobre 2016. Les quatorze textes rassemblés, qui comptent entre 11 et 34 pages, dont neuf sont écrits en français, quatre autres en anglais et un seul en italien, émanent d’autant de chercheurs, venus pour six d’entre eux de France, pour trois des États-Unis, pour deux d’Italie, autant d’Afrique et pour l’un d’Allemagne. Ils sont répartis en trois grandes sections, sous les titres de Savoirs pratiques, Savoirs spirituels et Savoirs intertextuels, la première en comptant six, la deuxième et la troisième chacune quatre. L’ensemble se trouve précédé d’une introduction et complété par un résumé en anglais de chaque étude, un court index des auteurs cités ainsi que d’une bibliographie récapitulative de plus de trente pages. Et le mot « ensemble » prend ici tout son sens ; car la préoccupation principale des éditeurs est bien la mise en évidence, dès les premières pages, d’une cohérence générale, reposant sur celle de l’œuvre qui en constitue la matière. Et cette cohérence se fonde sur l’image qu’Apulée donne volontairement de lui-même, constante à travers ses différents écrits, celle d’un auteur en quête du savoir, recherché dans tous les domaines – d’où la préférence partout affichée pour le pluriel – et qui trouve son aboutissement dans la religiosité platonicienne. Le but affiché est de « poser la question des savoirs à nouveaux frais » (p. 11), et de lui apporter, à travers les différentes contributions, une série de réponses, nécessairement partielles et subjectives mais susceptibles « d’aider le lecteur … à se former une approximation acceptable des intérêts variés du Madaurensis » (p. 11).
Dans la première section sont rassemblées six études, les deux études initiales envisageant une thématique générale, les autres des thématiques à la fois plus originales et plus limitées. Nicolas Lévi (Multiscius : la conception apuléienne de la polymathie au miroir de la notion grecque de polumaqia) recense, dans toute l’œuvre conservée d’Apulée, les occurrences du néologisme multiscius, au nombre de cinq, dont l’examen lui permet de conclure à l’insuffisance d’une « polymathie » qui n’est pas complétée par la sagesse et de signaler la convergence, sur ce point, entre la pensée de Philon d’Alexandrie et celle de l’écrivain de Madaure. Ilaria Ottria (Apulée et la langue grecque), tentant de mesurer la place de la langue grecque dans les différents écrits de ce dernier, constate une grande disparité sur ce point entre le roman des Métamorphoses, où le lexique grec est, à l’exception de termes techniques dans le dernier livre, particulièrement rare, le plaidoyer de l’Apologie, dans lequel l’usage massif du grec devient une arme judiciaire, et les extraits des Florides, dont, sans doute en raison d’une volonté d’adaptation à un public non hellénophone, la langue grecque est totalement absente. Beaucoup plus précisément, Sébastien Barbara (Apulée et les savoirs toxicologiques) déduit de l’examen du motif de l’empoisonnement dans l’Apologie et les Métamorphoses qu’Apulée a une connaissance approfondie, tirée des traités de Nicandre, des poisons et contrepoisons et fait montre de son savoir, tandis que Sonia Sabnis (Towards an Epistemology of Slavery in Apuleius’ Metamorphoses) et Marianne Béraud (Apulée, juriste de la condition servile ? Le cas du vicariat de l’âne de Lucius dans les Métamorphoses 8, 26 et 10, 13) se penchent sur deux aspects de la condition servile, la première sur le savoir reconnu aux esclaves, que le caractère occulte de leurs connaissances rapproche des initiés, la seconde sur la description, dont la confrontation avec les sources juridiques et épigraphiques prouve l’exactitude et la fidélité au réel, de deux passages où l’âne Lucius joue le rôle d’un substitut d’esclave – exactitude et fidélité au réel que Mustapha Lakhlif (Les connaissances juridiques d’Apulée de Madaure à travers l’Apologie) retrouve aussi dans d’autres domaines, particulièrement juridiques, assez nombreux pour attester de la « fiabilité documentaire » du plaidoyer.
Dans l’esprit d’Apulée comme dans ses écrits, le savoir n’est pas seulement matériel, il est aussi « spirituel » – ce terme étant entendu dans un sens assez large, dès le titre même de la seconde section. D’où la relative diversité, dans leur objet et leur contenu, des quatre études qui la composent. Le savoir est religieux pour Hippolyte Kilol Mimbu (L’Âne d’or 11, 15-16 et le Nouveau Testament, Actes 2, 1-16 (40). Réflexions sur les savoirs religieux d’Apulée), qui privilégie le dernier livre des Métamorphoses et en défend une « interprétation sérieuse » (p. 13), élargie à la totalité du roman, mêlant religion égyptienne et religiosité africaine. Il est philosophique pour Anna Motta (Apuleius’ Biography of Plato in the Platonist Tradition), qui souligne la singularité du De Platone, seul traité doxographique à être précédé d’une biographie, en l’occurrence une biographie de Platon, destinée à « fonder un ethos divin du philosophe » (p. 14). Il est à la fois philosophique et religieux dans l’étude de Evelyn Adkins (Silence and Revelation : Discourses of Knowledge in Apuleius), centrée sur le concept de curiositas, et présentant trois épisodes essentiels des Métamorphoses (la transformation de Lucius en âne, l’épisode de Psyché, l’initiation isiaque du héros) comme le récit d’expériences simultanément épistémiques et mystiques ainsi que dans celle de Franck Collin (Éléments d’une mythopoétique de la casuistique chez Apulée de Madaure), qui propose de lire le roman apuléien sans séparer le romancier et le philosophe, les pérégrinations de Lucius apparaissant comme une « odyssée de la conscience » (p. 14).
Matériel et spirituel, le savoir est aussi plus précisément littéraire. Et de fait l’œuvre entière d’Apulée regorge, dans le fond comme dans la forme, de réminiscences d’auteurs et d’œuvres aussi nombreux que variés, repérées et analysées dans les quatre dernières études. Ellen Finkelpearl (Aesopic Discourse in Apuleius) détaille le mécanisme de la réutilisation de fables d’Ésope, retravaillées pour être insérées dans un matériau narratif. Lara Nicolini (Itur in silvam antiquam… Materiali ovidiani per le nuove Metamorfosi) découvre une « fraternité esthétique » entre Ovide et Apulée, manifeste à travers le recours, plus involontaire qu’intentionnel, aux mêmes images et à des loci semblables. Emmanuel Plantade, (L’inuentio de Psyché et Cupidon : Apulée, lecteur de Dion de Pruse) rapproche l’épisode de Psyché non seulement d’un discours de Dion de Pruse, mais surtout d’un conte libyque dont il serait une retractatio, manifestation d’une desultoria scientia conçue comme la capacité de passer d’une identité culturelle à une autre. Daniel Vallat (Savoir caché, savoir scandaleux ? Apulée et l’intertexte épigrammatique de l’Apologie) insiste plus précisément sur la place, dans le plaidoyer d’Apulée, de la poésie épigrammatique, évidente dans les références à Catulle ou, dans le cas de Martial ou des Priapées, cachée pour des raisons tactiques.
Quel que soit le sujet précisément choisi, les études résumées ici se distinguent généralement par la conscience et le sérieux de leurs auteurs, soucieux de précision et d’exhaustivité tant dans l’analyse des textes apuléiens que dans la prise en compte des travaux d’érudition antérieurs, dont témoigne en particulier l’abondance des notes et de l’appareil critique. Sans pouvoir entreprendre un examen détaillé de chacune, on relèvera quelques remarques originales, particulièrement dans les multiples rapprochements entre les textes d’Apulée et divers textes antiques. Nombre d’autres suscitent plus de réserves. Ainsi, peut-on, à l’instar de S. Sabnis, mettre sur le même plan, voire expliquer l’un par l’autre, malgré des différences historiques et culturelles patentes, un récit d’Apulée et celui d’esclaves africains américains ou tirer argument du titre de l’Âne d’or parfois donné aux Métamorphoses pour étayer une interprétation isiaque de l’ensemble du roman (Hippolyte Kilol Mimbu p. 147) ? Il est aussi permis de regretter deux tendances générales, presque partout perceptibles. La première est une certaine propension à l’obscurité, dans les titres (« an epistemology of slavery », « une mythopoétique de la casuistique ») ou le contenu, celui, par exemple, de l’étude de Franck Collin, qui n’est guère plus explicite que son intitulé, et dans laquelle on notera, entre autres, la phrase suivante : « Apulée récupère un savoir démonologique et use d’une poétique polytropique pour exprimer dans un cadre théurgique la question du mal et de la liberté individuelle » (p. 214). La seconde est l’affirmation d’une originalité pour le moins peu évidente dans des développements somme toute traditionnels (p. 33, p. 94, p. 139…). La nécessaire subjectivité avancée dès les premières pages ne suffit peut-être pas à apporter une justification suffisante. Suffit-elle, d’autre part, à excuser, dans la forme, non seulement des étrangetés (« philomathe » p. 37, « prudence fortunissime » p. 245), mais des audaces inutiles – est-il besoin, au cours d’une seule page (p. 357) d’insérer dans un texte français « borderline », « happy few », « arte de torear » ? – mais aussi des négligences (des « non occurrences » p. 29, « le récit de Met. sous examen » p. 155…), voire des incorrections (« accroissements pécuniers » p. 120, « injuste à leurs égards » p. 135…).
À l’instar de chacune de ses composantes, le recueil suscite, au total, un jugement mitigé. La lecture en est rendue aisée, grâce, en particulier, à un faible nombre d’imperfections purement matérielles, réduites à quelques coquilles sans grande conséquence (p. 7, p. 9, p. 214…) ou à peine plus graves, telle qu’une fréquente incohérence dans l’usage des majuscules des titres anglais. Mais il peut aussi lasser par ce qu’on peut interpréter comme une certaine suffisance des éditeurs, déjà perceptible dans la présentation initiale et plus nette dans les deux dernières contributions – et cela dans la mesure où l’ouvrage se révèle en définitive, tant dans son objet que dans ses conclusions, bien moins nouveau qu’il ne prétend l’être.
Nicole Méthy, Université Bordeaux Montaigne
Publié en ligne le 3 décembre 2018