Le colloque organisé à Nantes en juin 2014 partait du constat que l’historiographie romaine est apparue dans le contexte historique bien particulier du IIIe siècle et se proposait donc d’étudier les conditions de cette naissance. Les points abordés sont d’abord l’influence étrusque, puis le regard grec sur cette historiographie, et, inversement, l’utilisation qu’elle a faite du modèle grec, et, enfin, le cas plus précis et problématique du tribunat de la plèbe : ce sont donc quatre parties, réunies sous un intertitre plus éclairant (« la fabrique d’une histoire ») que le titre général.
J. Hadas-Lebel reprend l’interprétation de l’inscription de Lars Pulenas et propose, de manière convaincante et précise, que cet Etrusque d’origine grecque ait été descendant de Pollès d’Aigai, auteur, établi à Tarquinies, d’un traité d’Etrusca disciplina. D. Briquel présente ce qu’a pu être l’historiographie étrusque : des sortes d’annales religieuses qui tenaient compte de la conception cyclique du temps chez les Toscans, ou bien des appropriations des mythes homériques, desquelles les Romains ont été longtemps tributaires. Un long article de Th. Piel compare les figures de Porsenna et de Mézence, ces deux figures entachées de légendes plus ou moins défavorables : dans leurs rapports avec Rome, leurs constructions sont-elles dépendantes l’une de l’autre ? En tout cas, l’historiographie romaine n’a, semble-t-il, pas intégré sans d’importantes variations les traditions étrusques.
Dans la seconde partie, M. Humm retrace ce que pouvaient savoir de Rome les historiens grecs des IVe et IIIe siècle, et met en relief le rôle de Timée (établissement d’un cadre chronologique, discours et anecdotes devenus traditionnels, évolution de l’armement) pour donner à Rome toute sa place dans le monde grec. Denys d’Halicarnasse a rapproché la redécouverte du lituus de Romulus après l’incendie gaulois de la renaissance de l’olivier d’Erechthée brûlé par les Perses : rapprochement qui est peut-être dû à Lutatius Catulus, explique E. Caire, et qui est significatif dans le contexte du Ier siècle av. J.-C.
La troisième partie aborde « Les Romains et le modèle grec ». Fabius Pictor, source incontestable du récit de la troisième ambassade romaine à Delphes, est vraisemblablement celui qui a raconté les deux précédentes, qui sont pleines de déformations historiques que met en lumière P.-M. Martin. Les Parallela Minora sont des sources historiquement peu fiables ; néanmoins, quand le Pseudo-Plutarque raconte que Metellus, avant sa victoire de Panorme, dut sacrifier sa fille (sauvée par Hestia), comme Agamemnon à Aulis chez Euripide, on décèle indiscutablement l’influence de ce thème de tragédie sur l’histoire de la première guerre punique ; M. Scapini propose ainsi, avec des arguments forts, que cette thématique soit née dans l’entourage de Pompée, qui fut notoirement assimilé à Agamemnon et étroitement associé aux Metelli.
Partant du parallèle célèbre entre la destruction d’Athènes par les Perses et la prise de Rome par les Gaulois, B. Minéo conclut au rôle de Fabius Pictor, selon lequel chaque génération avait produit un Fabius jeune et impétueux, devenu temporisateur en vieillissant. Mais l’émulation avec Hérodote n’allait pas, autant qu’on puisse en juger, jusqu’à reprendre tous les détails. Cet article détaillé poursuit l’enquête chez les historiens postérieurs : si le parallèle avec Athènes n’a pas été repris par Caton et Polybe, celui-ci réapparaît au Ier siècle av. J.-C.
Pour ce qui est des origines des institutions plébéiennes, A. Mastrocinque constate que les sources se contredisent sur l’apparition des tribuns de la plèbe : en particulier, Cicéron et, avant lui, Pison, disaient que les premiers tribuns ne pouvaient pas avoir été élus de la même manière que les consuls, c’est-à-dire avec les auspices : or c’est là un reconstruction de l’histoire qui date des luttes politiques des optimates contre les populares à la fin de la République. Selon Th. Lanfranchi, le vocabulaire qu’emploie Denys d’Halicarnasse pour parler des tribuns et de la plèbe après l’expulsion des Tarquins vise à les rapprocher des interrogations sur la nature du régime politique : l’historien grec voit en effet, dans la place qui fut faite au peuple à cette époque, l’achèvement de cette constitution mixte idéale dont se prévalaient les Romains. Une analyse des passages de Tite-Live où les dettes interviennent dans les tensions sociales montre la récurrence de ce thème au début de la République et avant les lois licinio-sextiennes : on y décèle, selon N. Meunier, le modèle historiographique de l’Athénien Solon, fondateur de la démocratie.
La conclusion de Th. Piel fait la synthèse de ce colloque d’excellente facture, en montrant la diversité des modèles qui ont construit l’historiographie des débuts de Rome. La couverture de ce beau livre (un tableau du XIXe siècle représentant Brennus devant un butin très sensuel) montre assez que l’attaque des Sénons est plus d’une fois au centre des analyses des différents participants du colloque. En effet, ce ne sont clairement pas les origines de Rome qui sont en cause (leur historiographie est elle-même depuis longtemps l’objet de riches et nombreux travaux) mais ces « siècles obscurs » qui ont suivi l’époque royale, dans lesquels les historiens antiques se sont efforcés de discerner et d’expliquer la germination d’un empire. Rechercher les modèles historiographiques qui ont présidé à l’écriture de l’histoire, ce n’est pas alimenter le scepticisme sur les sources historiques, mais le dépasser en mettant en lumière leurs schémas littéraires et les enjeux de leur mise en forme : c’est le mérite de ce colloque.
Bruno Poulle
Mis en ligne le 25 juillet 2017