La littérature gromatique n’est pas celle qu’on lit à moins d’en être spécialiste. On trouve pourtant, dans ce quatrième volume de la CUF édité par Jean-Yves Guillaumin, deux textes très originaux qui intéresseront des lecteurs éloignés de ce domaine.
Rappelons que cet ouvrage fait suite aux éditions, toujours dans la CUF, de Hygin le gromatique et Frontin en 2005, Hygin (qui n’est pas le même que le précédent) et Siculus Flaccus en 2010 et du Commentaire anonyme sur Frontin en 2014. Les deux auteurs présentés dans le volume tout récemment paru, Agennius Urbicus et Marcus Junius Nypsius ne sont certes pas les plus connus du corpus mais sans doute les plus surprenants.
Commençons par Agennius Urbicus et son traité intitulé Les controverses sur les terres. Un premier problème se pose concernant la datation et l’attribution du texte. On considère souvent qu’il s’agit d’un texte d’époque flavienne (69-96) augmenté d’un commentaire d’époque tardive. Ce texte est-il en réalité de Frontin ou bien d’un Agennius Urbicus d’époque flavienne ou bien d’un Agennius Urbicus d’époque tardive ? Il est à l’heure actuelle impossible de trancher de façon absolue et Jean-Yves Guillaumin choisit, en accord avec une majorité de spécialistes, de considérer que l’auteur est un Agennius Urbicus d’époque tardive et qu’un commentateur a ajouté sa patte par-dessus. La répartition des deux auteurs est d’ailleurs précisée p. 30-32.
Quant au personnage en lui-même, Jean‑Yves Guillaumin propose quelques éléments linguistiques intéressants indiquant que son nom semble assez probablement celtique. C’est un professor dont l’ouvrage montre une culture très large (mathématiques, droit, rhétorique) et un esprit de syncrétisme. L’analyse proposée des similitudes de style entre Agennius et saint Augustin ainsi que le lien récurrent à l’Afrique (p. 39-43) sont très intéressants pour tenter de le situer dans son contexte intellectuel probable.
Les notes sont abondantes (quasiment 11 notes par page en moyenne) et très précises. Elles mettent par exemple en lumière en quoi l’occurrence des termes et expressions permet d’associer l’auteur à certaines influences philosophiques et à certaines de ses lectures. On trouve ainsi dans les notes des éléments d’enquête passionnants permettant de brosser le portrait d’un auteur dont on ne sait rien par ailleurs. Jean-Yves Guillaumin y précise également de nombreuses erreurs des travaux précurseurs de Lachmann et Thulin concernant l’établissement du texte ou son interprétation. On y trouve aussi des commentaires très intéressants sur les illustrations du texte (celles‑ci ayant pour but de clarifier la classification des différentes controverses : note 278 p. 149‑151, note 327 p. 160-161). Le texte est suivi d’un index très complet et de six magnifiques reproductions, en couleur, de dessins présents dans les manuscrits et illustrant des situations décrites par l’auteur.
Le système de classification des controverses mis en place par Agennius est le point le plus intéressant de l’ouvrage. Il affecte à chaque type de controverse un status particulier. En rhétorique, les status sont les « états de cause » : quelle « posture » doit-on adopter, au cas par cas, à l’égard de l’objet de la controverse, pour avoir le plus de chance de gagner le procès ? Pour lui, dans le cadre de procès liés à des problématiques de terrain, le status doit s’exprimer par un seul adjectif qui synthétise la substance profonde du litige. Pour développer sa classification, Agennius crée même de nouveaux mots, dont il explique la raison et le sens (le terme iniectiuus est à ce titre très intéressant, cf. p. 16-17 et 24-26 où l’originalité terminologique montre bien l’originalité conceptuelle).
Filant la métaphore rhétorique, il définit l’effectus des controverses : de quelle manière authentifier la limite d’un terrain auprès d’un juge. Deux effectus se distinguent : soit en montrant des marqueurs sur le terrain (on donne à voir la vérité du terrain), soit, faute de preuve visible, en développant une éloquence fondée sur des arguments (on fait percevoir la rationalité du terrain par la parole).
Agennius définit enfin les transcendentiae, qui sont les passages d’une stratégie rhétorique à une autre : d’une bonne à une mauvaise et inversement. La justesse d’une stratégie est liée à la bonne compréhension, de la part du plaignant, de l’objet du litige et de son exposition. Aller au procès sous un status qui n’est pas le bon, c’est prendre le risque de la falsa propositio : une erreur dans la manière de présenter la controverse devant le juge, qui menace les chances de victoire.
Il est intéressant de noter la manière dont Agennius articule son argumentation : « Il y a proposition erronée lorsque la controverse possède tel état générique mais est amenée au procès sous tel autre état. Il y a proposition exacte lorsque la controverse est conduite au procès dans le respect de son état générique. Il y a donc transposition de l’erroné à l’exact lorsque la controverse est ramenée d’un état qui lui est étranger, quel qu’il soit, à son état générique. Il se fait une transposition de l’exact à l’erroné lorsque, son état générique étant abandonné, la controverse est instruite sous un état qui n’est pas le sien, quel qu’il soit. Les controverses sont transposées d’une proposition mal assurée à une proposition assurée toutes les fois qu’en l’absence, pour le lieu qui est en cause, de toute preuve spécifique et de tout signe offrant une analogie avec une limite, c’est seulement une plainte portant sur la destruction de la limite qui est présentée, et que la partie adverse se défend par une présentation de preuves visibles » (p. 67).
D’une part, on voit dans cette longue citation qu’il a une approche très rigoureuse où les classifications qu’il propose s’apparentent à des propriétés mathématiques, un peu à la manière d’Euclide. De plus, on note qu’il part des définitions générales – qui dérivent de la rhétorique – pour les appliquer avec une grande dextérité aux controverses liées aux terrains. Toute sa classification prend alors sens. Reconnaissons néanmoins qu’Agennius pousse parfois la logique un peu trop loin au risque de se rendre obscur, comme le note Jean‑Yves Guillaumin (p. 27).
Pour autant, l’approche extrêmement originale d’Agennius est très intéressante. Non seulement parce qu’elle permet de donner une lecture surprenante de la rhétorique mais aussi parce qu’il développe, à partir de là, des réflexions épistémologiques de grande qualité. Lorsqu’il énonce en effet que « La vérité doit à tout moment conserver sa similitude à elle‑même ; tout ce qui est faux doit être confondu dans une grande variété » (p. 76), on n’est guère loin de la notion de proportionnalité développée, un millénaire plus tard, par Nicolas de Cues dans son maître-ouvrage De la docte ignorance.
Passons à présent à la deuxième partie de ce volume consacré aux arpenteurs romains : Marcus Junius Nypsius. Le nom Nypsius est un hapax en latin mais on le trouve en grec sous la forme Nypsios. Jean-Yves Guillaumin en déduit qu’il s’agit sans doute d’un esclave grec ayant latinisé son nom et accolé ceux de son maître une fois affranchi. Il aurait peut-être vécu à la fin du IIIe siècle.
Concernant l’édition du texte, notons que, par rapport aux éditions de Lachmann puis Bouma, Jean-Yves Guillaumin introduit une numérotation au sein du texte, ce qui, comme il le précise lui-même, facilite le repérage. Sur l’orthographe, assez fluctuante, des divers manuscrits, Jean-Yves Guillaumin fait le choix de tout uniformiser car il est impossible de savoir quelle était la graphie originelle, ce qui facilite la lecture du texte latin. Quant aux notes, elles sont toujours abondantes (presque 9 par page en moyenne) et donnent des éclairages sur les occurrences des termes et le contexte intellectuel de l’œuvre.
Le traité de Nypsius, La construction en oblique appliquée à un cours d’eau, est tout aussi original que celui d’Agennius mais d’une manière bien différente. Loin de proposer une réflexion de fond sur l’arpentage, ce traité technique s’intéresse à un domaine quasiment jamais abordé par les autres gromatiques, bien que fort intéressant et sans doute très fréquent dans la pratique. Il s’agit de la uaratio, c’est‑à‑dire de la construction en oblique. La notion d’oblique et les termes apparentés à uaratio ont souvent une connotation négative, comme avec l’image du laboureur qui part de travers au lieu de tracer des parallèles. Ici, au contraire, le sens est positif : la uaratio est voulue et surtout nécessaire. En effet, il s’agit pour Nypsius de s’attaquer à la construction d’une grille cadastrale en oblique par rapport à une voie ou à un cadastre préexistant. Cela crée des hypoténuses et fait apparaître des triangles rectangles semblables qui amènent à un usage constant du théorème de Thalès comme le montre par exemple la fig. 1 p. 224.
L’ouvrage s’attache ainsi à huit problèmes pratiques : prendre la largeur d’un cours d’eau (qui, typiquement, crée l’obligation de construire une grille oblique, d’où le titre du traité), élever un limes perpendiculaire à un autre grâce à des tracés circulaires ou grâce à la groma, replacer un limes disparu à partir d’un limes visible en diagonale… Il s’agit donc de problèmes de géométrie pratique où l’on pourra apprécier le génie de Nypsius qui propose des solutions originales et astucieuses. Le premier problème, consistant à mesurer la largeur d’un fleuve, n’est d’ailleurs pas sans rappeler certains des problèmes posés par Leon Battista Alberti dans ses Ludi mathematici. Notons enfin les schémas et illustrations qui facilitent la compréhension des démonstrations et rendent la lecture plus agréable.
Bien qu’assez différents entre eux, ces deux traités montrent par leur originalité et leur contenu que la littérature gromatique possède un intérêt qui dépasse largement le cercle des spécialistes de la discipline. Le traité d’Agennius intéressera quiconque est versé dans la rhétorique ou l’épistémologie, tandis que celui de Nypsius suscitera plutôt l’appétit des géomètres.
Antoine Houlou-Garcia, Université de Trente – Italie
Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 294-296