Le volume dont V. Brouquier-Reddé et F. Hurlet ont dirigé la publication est consacré aux Actes du colloque de clôture d’un projet de recherche soutenu par l’ANR France qui portait sur l’eau dans les villes du Maghreb et leur territoire à l’époque romaine. Il réunit 26 communications dues à 66 auteurs et collaborateurs, réparties en trois sections intitulées Méthodologies, question des sources écrites et mises en œuvre (géomatique) pour la gestion de l’eau ; Ville et territoire, espaces urbains et espaces ruraux ; Gestion de l’eau : approvisionnement et ouvrages hydrauliques. J. France et F. Hurlet qui les introduisent rappellent la place particulière de l’eau dans les problématiques historiques de l’Afrique romaine et dressent un bref état des lieux.
La première section dont le titre souligne la dimension méthodologique réunit huit communications dont cinq portent sur différentes catégories de sources écrites (gromatiques, épigraphiques et juridiques) et trois autres intègrent la question environnementale. Dans la première, J. Peyras pose en termes historiques et historiographiques la question de l’aridité et de la disponibilité de la ressource hydraulique. Les deux suivantes sont consacrées à l’encadrement juridique de l’irrigation. C. Bruun confronte deux formes opposées de partage de l’eau, celui qu’un grand propriétaire, Valerius Vegetus de Viterbe, organise à partir d’un aqueduc qu’il contrôle (CIL XI, 3003 ; ILS 5771) et celui de la communauté d’irrigation de Lamasba qui a réuni jusqu’à 400 propriétaires (règlement de CIL VIII, 18587 = ILS 4440). Envisageant la même question, mais sous l’angle du financement, F. Beltran-Llorris en distingue trois modalités selon que la gestion de tels systèmes est assurée par des privés (l’aqueduc de Viterbe en est un bon exemple), par des communautés (à Lamasba il ajoute la tabula Contrebiensis et la Lex rivi Hiberiensis) ou par des propriétaires de domaines suburbains bénéficiant de concessions. Toujours dans le domaine du droit et sous le titre de « L’eau et la loi », S. Crogiez-Pétrequin qui assure avec P. Jaillette la responsabilité de la traduction française du code théodosien, dresse un tableau des sources juridiques qui encadrent la gestion de l’eau en se concentrant sur les informations nécessaires à la compréhension des structures archéologiques qui lui sont liées. La jurisprudence témoigne du souci que l’État a eu de garantir l’accès de l’eau à tous. Avec la communication de M. Ronin, on passe de la campagne à la ville et de la réglementation à l’évergétisme de l’eau, une pratique qui fît consensus dans les élites urbaines.
Mais l’eau n’est pas seulement cette ressource appropriée par les sociétés pour les usages ruraux et urbains traités dans les quatre premières communications. Abondante ou rare, elle est un agent de la formation des paysages dont elle conditionne la couverture végétale ; facteur de l’érosion et de l’accumulation sédimentaire, elle en façonne l’environnement géographique. La dimension conceptuelle de cette approche est traitée de deux manières. La première est l’approche intégrée des interactions société-environnement naturel dans l’Empire romain qu’E. Hermon présente en s’appuyant sur les actions qu’elle a développées à l’Université de Laval dans la décennie précédente. Elle en propose une application dans le concept de riparia qui, formé sur le latin ripa, la rive, désigne précisément un espace physique où l’eau et la terre se confrontent.
Les trois suivantes sont consacrées à la présentation de travaux géoarchéologiques résultant de la collaboration entre les archéologues et des géomorphologues auxquelles ils ont fait appel pour l’étude de la plaine alluviale du Gharb qui constitue l’environnement de la colonie romaine de Banasa et celle du plateau villafranchien du Bled el Gaâda, celui de Volubilis. Depuis une vingtaine d’années, la géomorphologie fluviale s’est en effet imposée comme une approche incontournable dans l’étude des plaines fluviales et deltaïques à fort recouvrement sédimentaire et dans celle des villes de bord de fleuve. En France, depuis les années 1990, aucune opération d’archéologie préventive ne se déroule plus sans géomorphologues. Au Maghreb, ce type de collaboration a été pratiqué par des équipes internationales aussi bien en Tunisie dans la vallée de la Medjerda qu’au Maroc dans le delta du Loukkos par une équipe espagnole et sur le site de Rirha par M. Kbiri Alaoui et L. Callegarin. Celle qui a été réalisée dans le cadre du programme EauMaghreb a réuni 14 collaborateurs français et marocains. La première des deux communications qui en présentent la dimension méthodologique est pilotée par F. Pirot, une spécialiste de l’analyse spatiale, qui décrit les bases théoriques d’un SIG conçu comme une banque de données géospatiales intégrant des données environnementales et des données archéologiques. La seconde que pilotent deux géomorphologues, C. Castanet et S. Desruelles, est consacrée à la présentation des procédures d’étude des deux « entités naturelles » où les méthodes géoarchéologiques décrites ont été appliquées. Les mêmes assurent la présentation des archives sédimentaires résultant de la dynamique fluviale qui ouvre la section consacrée à la thématique « Ville et territoire ».
Dans des zones à fort recouvrement sédimentaire, l’intégration des données archéologiques réunies en prospection par A. Akerraz et V. Brouquier‑Reddé aux données environnementales permet d’évaluer le risque archéologique, la potentialité de découvertes de sites sous des dépôts d’inondation et la distribution spatiale des voies fluviales et terrestres. Dans le domaine archéologique, l’apport de cette collaboration est donc surtout d’ordre patrimonial. La modestie de son apport à la connaissance des territoires étudiés durant la période romaine s’explique par d’échelle de temps choisie pour résoudre le problème de l’hétérogénéité des données géographiques, climatiques et sociétales incluses dans le SIG, celle du temps géologique de l’Holocène dans lequel celui de l’histoire est intégré. L’objectif des géomorphologues est la modélisation prédictive des changements environnementaux et en aucun cas la réalisation d’un tableau géographique de ces régions à l’époque romaine.
Les communications suivantes sont consacrées à des études de cas fondées sur l’archéologie. En dehors de celle d’A. Mrabet qui revient sur la typologie des aménagements hydro-agricoles à propos de la Tripolitaine occidentale, toutes celles qui suivent ont en commun de traiter d’utilisations urbaines de l’eau. Trois portent sur des modes de consommation qui contribuent à l’amoenitas urbis, l’attrait de la vie urbaine, celle de L. Callegarin et al. sur les thermes d’une domus de Rirha, celle de N. Lamare et E. Rocca sur les grands thermes d’Ammaedara et celle d’A.-A. Malek sur les jardins, tandis qu’en montrant la présence de foulons, T. Amraoui corrige l’image classique de la ville qui rejetterait en périphérie les activités artisanales. Ces installations étaient alimentées par un réseau de conduits dont la complexité est restituée par A. Bedjaoui qui présente les résultats d’une véritable dissection du sous-sol des rues de Sfetula (Sbeitla). Cette partie se conclut par un texte d’A. Bouet qui, en s’appuyant sur l’expérience acquise dans des opérations archéologiques conduites en Aquitaine confirme que tous les problèmes décrits dans la gestion urbaine de l’eau ne sont pas une spécificité africaine.
La troisième section intitulée « Gestion de l’eau : approvisionnement et ouvrages hydrauliques » fait se succéder dix communications qui suivent le parcours de l’eau depuis son émergence à son lieu d’utilisation. Le premier site étudié est le complexe thermal de Djebel-Oust dans lequel, en conclusion de « réflexions sur les Aquae impériales d’Afrique romaine », S. Aounallah propose d’y reconnaître un de ces lieux de villégiature médicale fréquentés par l’aristocratie sur lesquelles l’administration impériale a mis la main. Les fouilles dont le site a fait l’objet fournissent un exemple de captage d’un aquifère par un réseau digité de galeries. Mais surtout, le fonctionnement des installations thermales est éclairé par l’étude géoarchéologique qu’en ont faite J. Curie et C. Petit sur l’apport de laquelle je reviendrai plus bas. Les deux communications suivantes sont consacrées à des nymphées. N. Ferchiou présente de nouvelles hypothèses sur la salle cultuelle du nymphée de Zaghouan qui monumentalise le captage de l’aqueduc de Carthage autrefois restituée par F. Rakob. Dans la seconde, N. Lamarre restitue le décor du nymphée disparu qui marquait l’arrivée de l’aqueduc de Cirta grâce à une relecture de l’inscription ILAlg, IL 1, 483 et éclaire la topographie hydraulique d’une ville que sa position sur un plateau rendait totalement dépendante d’apports extérieurs.
Trois articles sont consacrés à des aqueducs. Ceux de Zama et de Volubilis ont été prospectés méthodiquement par des équipes dirigées dans le cas du premier par A. Ferjaoui et J.-M. Pailler et dans celui du second par A. Akerraz et V. Brouquier-Reddé qui ont fait appel à des géophysiciens. Dans le troisième, Y. Aibeche, S. Slimani précisent le tracé de celui de Cuicul. S. Garat a élargi le propos de la distribution de l’eau apportée par deux aqueducs à l’histoire de la ville de Dougga. Dans une dernière communication, M. Kbiri Alaoui, V. Bridoux et al. présentent le dossier géoarchéologique et archéologique de Kouass, un site littoral complexe juxtaposant un établissement industriel et une agglomération qu’un aqueduc alimentait en eau. Son interprétation est liée à l’histoire (naturelle) du littoral. F. Baratte qui était le porteur du projet et avait déjà joué un rôle moteur dans la publication d’un autre colloque qui portait sur la question de l’eau Contrôle et distribution de l’eau dans le Maghreb antique et médiéval paru en 2009, dresse une conclusion qui en récapitule les apports.
Depuis bientôt une génération, la collaboration pluridisciplinaire entre historiens, archéologues, architectes et ingénieurs dont les aqueducs étaient l’objet, s’est étendue à un ensemble de disciplines, relevant des sciences de la Nature, de la Terre et de l’Atmosphère que l’on réunit sous le nom de Géosciences de l’environnement qui ont fourni les outils des archéosciences. L’apport de la science des matériaux permet de percer ce que l’on croyait être le mystère des bétons et mortiers romains. La géochimie des dépôts laissées par les eaux carbonatées captées dans les canaux des aqueducs est un outil décisif dans l’étude du fonctionnement des ouvrages hydrauliques. J. Curie et C. Petit en apportent la démonstration dans le cas de Djebel Oust. La géochimie des dépôts laissés par les eaux carbonates permet de restituer les phases de l’exploitation de la source et le remplissage des piscines du complexe thermal qu’elle a alimenté. Les caractéristiques des dépôts sont fonction des variations du débit et de l’endroit où l’eau s’écoule. En atmosphère confinée, les précipitations de l’eau chaude thermale sont ferrugineuses. Un écoulement à l’air libre dans le canal permet à l’eau de dégazer et aux carbonates de précipiter. À sa sortie à l’air libre, l’activité biologique favorisée par la lumière modifie la structure du dépôt. Dans le complexe thermal, la structure laminée ou non du dépôt distingue les étuves des salles tièdes couvertes et des piscines froides.
L’apport principal de cette série de communications est le témoignage qu’elles apportent sur deux points. Le premier porte sur le soin apporté à l’alimentation en eau des villes dont M. Ronin a montré qu’il faisait consensus. Cela ressort de prospections qui dans le cas de Zama font passer le nombre des aqueducs connus de deux à cinq, voire à six. Mais il n’est pas aussi évident que ces aqueducs aient déversé autant d’eau qu’on l’a écrit. La question est posée en termes concrets par N. Lamare et E. Rocca qui, après avoir évalué les besoins des thermes publics d’Ammaedera (Haïdra), un monument réputé gros consommateur d’eau, relèvent qu’« il faudrait mettre en regard le volume d’eau consommé avec l’ensemble de l’eau publique utilisée et répartie dans la ville » et, ajoutons, multiplier des opérations de reconnaissance du réseau hydraulique desservant les quartiers d’une ville à l’exemple ce que F. Bedjaoui a fait à Sufetula, sa voisine. Les réseaux hydrauliques ne bénéficient pas toujours de l’entretien nécessaire. S. Crogiez n’avait peut-être pas tort quand elle se demande si le monument n’était pas plus important que l’eau qu’il véhicule !
La seconde raison dépasse la volonté des évergètes. Pour que l’eau arrive dans les villes, il faut que les sources en fournissent. Or cela dépend de deux facteurs qui ne sont pas suffisamment pris en compte : la tendance vers plus d’aridité du climat du Maghreb à partir du IIIe s. et la géologie. À une lecture optimiste d’un flot continu déversé par les aqueducs, on peut opposer celle qu’inspire l’hydrogéologie. Ces aqueducs sont alimentés par le captage d’exutoires karstiques à des niveaux altimétriques qui permettent une alimentation gravitaire. Leur débit est abondant. Mais précisément pour cette raison, ils sont très dépendants de l’irrégularité qui caractérise le climat du Maghreb. La multiplication des aqueducs pourrait être lue comme une réponse à une pénurie quand survient une série d’années sèches. C’est l’explication que j’ai proposée dans le cas de l’aqueduc d’Aïn el Hamam à Dougga. C. Poinssot s’était interrogé sur les raisons qui avaient conduit cette ville à en entreprendre la construction à grands frais et au prix de grandes difficultés techniques, alors qu’elle disposait de deux sources pérennes, Aïn el Mizeb et Aïn ed Doura, et que de nombreuses maisons étaient pourvues de citernes. Il expliquait l’entreprise par les inextinguibles besoins en eau qui caractérisent la ville romaine, une généralité qui ne nous apprend pas grand-chose. Dans l’étude qu’ils ont conduite sur l’aqueduc d’Aïn el Hamman, M. De Vos et R. Attoui ont accordé une attention particulière à la situation de la source captée dans des formations gréseuses. Le captage d’une nappe constituée dans des grès n’a pas pour seul avantage la qualité de l’eau. Elle est beaucoup moins sensible qu’une nappe karstique aux sécheresses annuelles ou pluriannuelles. Dans ce cas, la construction d’un aqueduc n’apporte pas seulement les quantités supplémentaires nécessaires à la satisfaction de nouveaux besoins, elle assure aussi à la ville la sécurité d’une alimentation régulière en fin de période estivale et à l’automne, avant le retour des pluies, quand le réservoir karstique des autres sources est au plus bas. On en conclura que les évergètes commanditaires d’ouvrages que les ingénieurs avaient la charge de construire sur des tracés établis par les topographes ont élaboré des ouvrages dont la diversité répond à celle des situations locales. En Tunisie, Oudhna (Uthina) en offre un remarquable exemple. La multiplication des aqueducs, le nombre des citernes domestiques et les dimensions des citernes publiques qui y sont connues témoignent des efforts faits pour se prémunir d’un risque climatique dont les sources écrites témoignent.
Ces études de cas illustrent la pertinence de l’observation d’A. Bouet sur la place des citernes et des puits dans les villes d’Aquitaine. L’eau des aqueducs était moins abondante qu’on ne l’a écrit et le recours à eux restait indispensable. Cela nous ramène à l’observation par laquelle J. Peyras a instroduit sa communication. Invoquant le témoignage d’Agennius Urbicus, il soulignait l’ambiguïté dans laquelle nous nous trouvons pour traiter de la gestion de l’eau dans l’Afrique, une région qui, observe-t-il, connaît une pluviosité allant de 0, 30 m d’eau à plus d’un mètre. En effet, partout, en Afrique, en Italie comme en Gaule, ce qui compte c’est le
degré d’aridité, la quantité d’eau qui tombe sur une région et la capacité à constituer une nappe phréatique stable, le climat et l’hydrogéologie locale.
Philippe Leveau, Aix Marseille Univ – MMSH
Publié dans le fascicule 2 tome 121, 2019, p. 557-561