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Cet imposant volume réunit trente‑sept contributions de trente-trois chercheurs rattachés à une vingtaine d’institutions différentes, dont une présentation préliminaire des problématiques et une conclusion générale, ainsi qu’une introduction et une synthèse de chacune des trois parties qui structurent le propos. Il reprend en effet la plupart des interventions des trois journées d’étude du projet commun à quatre EA et deux UMR, « Le récit de guerre comme source d’histoire » (Blois 2013, Rouen 2014 et Paris 2014). Chaque partie est elle‑même divisée en trois sections thématiques de deux à quatre articles rédigés en français, à l’exception d’un texte en italien et d’un autre en anglais. Le sommaire et les résumés (dont sont exclues les introductions et synthèses) sont présentés en français et en anglais.

Le programme de recherche, présenté dans l’introduction générale cosignée par les cinq directeurs scientifiques du volume, s’inscrit explicitement dans le cadre de la « New Military History » et dans la lignée des travaux de J. Keegan, dans les années 1970. En témoignent également la focalisation de nombreuses études sur la bataille plus que sur la guerre en général, ainsi que les thèmes choisis pour la deuxième et la troisième parties : la violence des soldats et la place des civils. L’approche sociologique et anthropologique du fait guerrier qui est adoptée fait ainsi porter le regard sur les « oubliés » de l’histoire-bataille. La première partie (correspondant à la deuxième journée d’étude), est plus ouvertement épistémologique et interroge la pertinence des récits (terme compris au sens large, depuis la relation écrite, sous toutes ses formes, jusqu’aux œuvres iconographiques qui « racontent » la guerre) comme source d’histoire. La majorité des communications soulignent que l’étude des récits permet d’écrire avant tout une histoire des représentations et de la mémoire, individuelle et collective, des conflits. Le récit est ainsi abordé comme artefact culturel, produit d’une époque et d’une subjectivité auctoriale. Cependant, même les scènes topiques fournissent des données anthropologiques sur la guerre. Le présupposé fondamental défendu dans l’introduction générale est ainsi qu’il est possible d’atteindre la « réalité » des faits (les guillemets, des auteurs, témoignent de leur réserve vis-à-vis de ce concept) derrière le vernis rhétorique des textes, et que de nouvelles approches peuvent être développées en ce sens : ce volume en propose d’extrêmement stimulantes.

Le principal reproche que l’on peut lui adresser est peut-être d’avoir voulu conserver la structure des rencontres initiales, ce qui entraîne un certain nombre de redondances, en particulier entre l’introduction générale et la présentation de chaque partie. Les thèmes sous lesquels sont rangées les contributions établissent également, à plusieurs reprises, des frontières qui paraissent artificielles ou trop tranchées alors que des liens se tissent naturellement entre plusieurs articles rangés sous différents thèmes. Il aurait été possible de s’en passer, ou de proposer d’autres regroupements comme nous tenterons de le montrer.

M. Virol, dans l’introduction de la première partie, « Le récit de guerre, source et genre», et S. Crogiez-Pétrequin, dans la synthèse conclusive, insistent tout d’abord sur les difficultés qu’entraîne l’utilisation du récit de guerre comme source, car les faits sont sélectionnés et réécrits par l’auteur au prisme d’une interprétation subjective : le récit doit être historicisé, c’est-à-dire faire l’objet d’un travail de critique approfondi qui permet d’en faire un document historique pertinent.

La frontière n’est cependant pas nette entre les deux premiers des trois thèmes de cette partie, qui distinguent les « Réécritures et reconstructions des faits » des « Libertés du récit » vis-à-vis des faits. De fait, les sept communications réunies questionnent l’écart entre le récit et les faits qu’il relate, et la façon dont le public visé par l’œuvre influe sur la présentation de ces derniers. Dans une étude qui établit très clairement les problèmes méthodologiques liés aux sources antiques, P. Cosme présente les limites des récits de la bataille d’Actium et propose de les dépasser en les abordant comme les témoins de la mémoire culturelle des événements. Le statut de l’auteur est ainsi primordial, d’où l’intérêt d’une étude comme celle de G. Grivaud, qui confronte les écrits de soldats et de civils de l’administration locale, témoins de la guerre de Chypre (1570-1571) avant de détailler ce que leurs divergences de point de vue révèlent des intentions des auteurs et des tensions internes de la société chypriote.

J.Chr. Couvenhes reprend pour sa part le dossier épigraphique et iconographique des grandes offrandes attalides, véritable récit en images des victoires d’Attale Ier dans le sanctuaire d’Athéna à Pergame. Il met en lien les statues représentant le suicide des Galates avec le topos historiographique du suicide obsidional et propose de voir dans ce groupe moins l’exaltation de l’héroïque jusqu’au-boutisme des Galates que le rappel de leur défaite face aux Pergaméniens qui monumentalisent le moment du suicide « afin de ne pas se faire voler la victoire » (p. 51) par les vaincus. Le topos est un prisme fréquent à travers lequel les faits sont présentés : après avoir montré les difficultés que pose aux auteurs médiévaux la relation des combats singuliers, S. Boffa établit une typologie des récits, souvent très stéréotypés, sur lesquels l’historien peut néanmoins s’appuyer après un examen critique. C’est un autre topos qu’étudie M. Engerbeaud, celui de l’interruption du combat par un élément naturel dans les récits romains tardo‑républicains des guerres des premiers siècles de la République. La réécriture ne vise toutefois pas à dissimuler une défaite, mais à donner une cohérence à l’histoire des guerres archaïques, dont l’élaboration historiographique a lieu à cette époque, en reproduisant la trame du récit de la bataille de 509 contre la coalition étrusque cherchant à rétablir Tarquin sur le trône.

La sélection des faits est un autre élément à prendre en compte dans la construction d’un récit héroïsant de la guerre. M. Biard, étudiant le Recueil des actions héroïques et civiques des républicains français, très largement diffusé entre 1793 et 1794, décrypte les critères de la sélection opérée par les auteurs : les morceaux choisis ne visent pas à donner un récit fidèle ni même complet de la guerre contre la coalition européenne et des révoltes internes, mais forment un recueil d’exemples à vocation pédagogique, véritable manuel d’héroïsme républicain à destination, notamment, des jeunes recrues. À partir de sources manuscrites contemporaines, M. Viganò montre comment la figure de Gian Giacomo Trivulzio (Jean-Jacques Trivulce) a été construite comme un modèle de modération.

Trois textes sont placés sous le thème « Le récit de guerre comme genre ». J.M. Carrié, dans une longue étude dont la seconde partie a dû être publiée à part dans la revue HiMA, détaille les lois antiques du genre du récit de guerre et les outils stylistiques, en particulier le présent, dont ont usé les auteurs pour faire « revivre » la bataille au lecteur. Les deux dernières communications abordent le récit de guerre comme lieu d’autoreprésentation de l’auteur. À travers l’exemple des « lettres-rapports » (p. 183) d’un témoin du siège de Metz, le duc de Guise, É. Durot étudie un cas original de récit épistolaire, destiné aussi bien à mettre les faits sous les yeux du destinataire qu’à donner une certaine image du gentilhomme. Enfin, c’est sur les Mémoires et Souvenirs d’officiers français du XVIIIe siècle que se penche F. El Hage : souvent écrits a posteriori et limités à une diffusion privée, ils constituent un genre propice à l’autoreprésentation, l’examen de conscience et la diffusion de leçons morales.

La deuxième partie est intitulée « La violence des soldats dans le récit de guerre ». L’introduction de S. Janniard définit la « violence », ou « brutalité », comme un usage hors norme de la force en contexte belliqueux dont la mise en récit est problématique. La manière dont elle est perçue et mise en mots est donc particulièrement révélatrice des représentations culturelles et sociales dont elle émane. Dans sa conclusion, J.Chr. Couvenhes confirme que l’exercice de la violence des soldats se comprend à la fois par des données ontologiques et culturelles, et que les récits qui en sont faits révèlent les normes, imaginaires et collectives, des sociétés qui les produisent, tout en étant un des lieux de leur élaboration.

Plusieurs communications, regroupées sous les thèmes « Combats, combattants et violences de guerre » et « La violence des combattants au prisme des sources », abordent cette problématique en montrant que la violence est jugée nécessaire ou transgressive selon le point de vue. A.E. Veïsse étudie le cas des révoltes contre le pouvoir ptolémaïque en Égypte entre 210 et 180 av. J.C. et démontre que la violence des rebelles et de la répression est envisagée de manière très différente selon la nature des sources qu’elle passe en revue. La violence est souvent celle des autres, comme le constate J.M. Largeaud à propos des récits de la phase républicaine de la guerre de 1870‑1871 : alors que la brutalité allemande envers les civils est souvent exagérée, et que l’on se focalise sur celle des généraux visant à réprimer l’indiscipline dans une armée mal préparée, la violence des combats est euphémisée. À travers les œuvres de Théodose le Moine et Théodose le Diacre, M. Lykaki montre également à quel point le regard porté sur la violence de guerre et la conception de la justice varient selon que l’auteur du récit appartient au camp des assaillants ou des défenseurs.

L’exercice de la violence dépend aussi de facteurs culturels. M. Petitjean insiste sur ceux qui donnent leur sens symbolique à la pratique de décollation au début de l’Empire romain : preuve de la victoire sur les barbares ainsi déshumanisés pour les Romains, valorisation de l’ennemi dont la défaite participe de l’héroïsation du guerrier pour les auxiliaires celtes. Enfin, G. Sartor explore le rôle tactique qu’ont pu jouer les foederati alliés des Romains dans l’exercice et la réception de la violence de guerre entre le ive et le vie siècle, ainsi que la manière dont ils ont pu l’exploiter comme outil d’affirmation politique.

Le thème « Normes et violences de guerre » invite à questionner la manière dont le récit de la violence contribue à établir la frontière séparant le tolérable du transgressif. P. Payen, dans une étude fondamentale pour l’ensemble du raisonnement, analyse l’épopée et l’historiographie grecques comme « tradition critique » (p. 357) de la violence, dans l’idée que le récit est le lieu même où se pensent la guerre et la violence, et où se forgent et se discutent les normes et les contre-modèles. Semblablement, l’épître onirique de François d’Angoulême, futur François Ier, sur la mort de Gaston de Foix (1512) élabore une éthique de l’aristocratie guerrière française qui désire la mort honorable au combat qui assure l’immortalité par son inscription dans la mémoire collective, selon l’analyse de S. Duc. Le récit de guerre trace ainsi les frontières de l’honorable : N. Lubtchansky et Cl. Pouzadoux montrent que les représentations de la violence guerrière, pour la plupart mythologiques, dans l’art étrusco-italique préromain construisent un discours de la violence en image, qui la dénonce comme une transgression des codes du combat régulier. D. Kelly offre une réflexion complémentaire à partir de l’analyse des collages d’images et de mots de Cozette de Charmoy, champs de bataille imaginaires qui valent pour tous les champs de bataille réels dont ils révèlent le chaos, mais elle interroge aussi la valeur de ces récits : nécessaires pour rendre compte de la violence, ils en fournissent une vision déformée car passée au prisme de l’art. Ainsi, A. Kolia‑Dermitzaki, qui dresse une typologie des violences, contre les personnes et les biens, qui caractérisent la guerre dans le monde byzantin entre le ixe et le XIIe siècle, aurait peut-être pu questionner le caractère topique des descriptions analysées. La littérature n’est cependant pas le seul lieu de l’élaboration de ces normes. Les traces archéologiques de violences collectives analysées de manière nuancée par P. Butterlin l’amènent à corriger l’image traditionnelle d’un Néolithique mésopotamien pacifique : l’édification d’ossuaires témoigne au contraire de l’affirmation d’une culture de la sécurité dans un contexte troublé.

Dans l’introduction de la troisième partie, P. Cosme replace la question de « La place des civils dans le récit de guerre » dans son historiographie et pose les jalons d’une réflexion sur la pertinence de cette notion d’histoire contemporaine pour d’autres époques, ainsi que sur la porosité de la frontière entre civils et militaires en temps de guerre. En écho, dans la conclusion, Gh. Stouder souligne que, dans les études réunies, le civil se fait souvent militaire : la distinction, malgré sa pertinence herméneutique, peine en effet à rendre compte des catégories anciennes. Elle met également en exergue les difficultés rencontrées pour aborder la place des civils, victimes ou acteurs du conflit, dans les récits de guerre puisque les codes littéraires du genre et souvent le statut des auteurs les en excluent presque toujours. Ils sont décelables, cependant, et le premier thème, « Catégories de civils », propose une typologie poursuivie dans la deuxième section, « Les civils oubliés », consacrée aux figures les plus évanescentes de nos sources, tandis que le troisième thème s’attache au point de vue des « Civils narrateurs ».

Au Moyen Âge comme à l’époque moderne, les civils sont le plus souvent absents des récits de guerre, si ce n’est dans les coulisses des récits de siège. Ils prennent ainsi presque toujours les armes par la force des choses. J.Cl. Cheynet constate qu’à l’époque byzantine, ils semblent surtout actifs dans la défense locale, mais aussi qu’il est difficile de les distinguer des soldats en garnison qui se sont mêlés à la population. Ces civils sont également invisibles ou à peine mentionnés dans les relations de sièges du xviie siècle écrites par ou pour des nobles, si ce n’est dans des anecdotes romancées moralisatrices, comme le montre M. Virol, alors qu’ils sont au cœur de la narration dans les rares sources civiles dues à la plume de magistrats ou religieux assiégés. De même, les récits de l’échec de l’attaque de Jeanne d’Arc devant Paris (1429), dont Fr. Michaud‑Fréjaville parcourt les différentes strates depuis les sources contemporaines jusqu’au XIXe siècle, n’accordent qu’une place secondaire au rôle des Parisiens. Le cas de Synésios de Cyrène, curiale puis évêque, étudié par S. Janniard, confirme la perméabilité des sphères civile et militaire, dans la mesure où lui-même prend une part active aux opérations menées par la milice locale contre les rezzous des Austoriani qui touchent la Libye Pentapole au début du Ve siècle. Le récit qu’il donne de ses expéditions témoigne ainsi aussi bien des difficultés des populations locales que des revendications des élites à prendre une part active à la défense locale. C’est à une autre figure d’un civil derrière lequel « perce le militaire » (p. 545), un médecin de la Grande Armée, J.J. Ballard, que P. Allorant consacre son étude : les lettres adressées à son épouse entre 1802 et 1812 accordent une place sensiblement plus grande que d’autres sources aux civils et, de l’Allemagne à la Bérézina en passant par l’Espagne, dressent un tableau contrasté de la vie civile dans une Europe en guerre.

Les vieillards, souvent d’anciens soldats, constituent une catégorie de civils particulière que l’âge rend inaptes aux combats, mais qui continuent d’appartenir à la sphère militaire, du moins dans les récits des guerres de la République romaine analysés par Gh. Stouder : si leur mention permet de souligner la gravité d’une crise qui suppose la mobilisation de tous les citoyens, les figures d’aristocrates âgés sont glorifiées, que l’on fasse appel à leur expérience dans une situation périlleuse ou qu’ils se sacrifient pour permettre à la cité de perdurer. N. Bernard constate également que le sort des personnes âgées est souvent tu dans les récits historiques grecs, tandis que l’iconographie et la tragédie accordent une place de choix à des figures de vieillards de la matière épique, victimes prototypiques de la violence comme Priam ou Hécube, ou rescapés, sauvés in extremis, comme Anchise, qui offrent aux contemporains une réflexion sur les pratiques de la guerre. Enfin, Cl. Oury étudie le rôle des ecclésiastiques dans la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714). Si les aumôniers de l’armée sont des accompagnants spirituels souvent médiocres, les hommes d’Église en général portent les revendications des communautés dont ils ont la charge de la même manière qu’ils défendent leurs propres intérêts, mais ils savent aussi les mobiliser dans le débat religieux entre Catholiques et Réformés qui sous-tend le conflit.

La conclusion générale, confiée à H. Drévillon, offre une réflexion critique sur l’historiographie de la guerre extrêmement pertinente au terme d’un ouvrage qui appartient lui-même à l’objet d’étude qu’il s’est donné. À l’instar de l’ensemble des auteurs, il invite à décloisonner la réalité objective de la guerre et ses représentations, porteuses d’informations sur les pratiques culturelles des sociétés dans lesquelles elles ont émergé. Les structures narratives étudiées au fil du recueil constituent ainsi un fait historique analysable sur le temps long : H. Drévillon se propose de le faire du Moyen Âge à la Première Guerre mondiale, en passant en revue les différentes manières qui ont existé de mettre en récit la guerre, c’est-à-dire de l’interpréter pour en rendre compte.

Il est inévitable que toutes les périodes, types de sources et problématiques ne puissent être couvertes en un seul volume, aussi imposant soit-il. Néanmoins, l’extrême diversité des communications réunies, qui couvrent un large empan chronologique depuis l’Antiquité mésopotamienne jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (donc pas tout à fait jusqu’à « nos jours » comme le titre l’annonce), et la dimension véritablement pluridisciplinaire du projet, font de cet ouvrage collectif une référence essentielle pour l’étude de la guerre. Les index, notamment celui des concepts, notions et types de sources, constituent en ce sens des outils précieux. Il convient également de souligner la grande valeur méthodologique du volume, dans la mesure où il invite chaque historien à se questionner sur sa propre pratique d’écriture, de mise en récit de son objet d’étude. L’objectif de l’ouvrage est, de ce point de vue, pleinement atteint.

Simon Cahanier, Université Jean Moulin – UMR 5189 HiSoMA, GER « Guerres Espaces Représentations – Groupe Interdisciplinaire de Recherche
sur la Guerre

Publié dans le fascicule 2 tome 124, 2022, p. 612-616.