Cet ouvrage de 456 pages offre, en Français, une synthèse inédite sur près de 1300 ans d’histoire dans le bassin des Carpathes considéré au sens large, entre la Basse Autriche, la Transylvanie, les vallées de la Drave et de la Save, sans s’interdire des excursus au-delà de cette zone géographique lorsque le propos l’exige. C’est en fait tout l’espace du Danube moyen qui est ici pris en compte. Le livre se compose de cinq parties traitées dans l’ordre chronologique et rédigées chaque fois par un spécialiste réputé de la période concernée. Miklós Szabó, ancien conservateur au musée national de Budapest et professeur à l’université Eötvös Loránd (Budapest), traite ainsi de toute la période celtique, à partir de 400 av. J.-C., abordant successivement 1- l’installation des Celtes dans le bassin des Carpathes, 2- les offensives des Celtes orientaux contre le monde hellénistique, 3- la civilisation des Celtes orientaux au IIIe siècle, 4- les Celtes orientaux du début du IIe siècle à la conquête romaine, 5- les Celtes orientaux sous la domination romaine. László Borhy, professeur dans la même université, étudie ensuite 1- la naissance de la Pannonie romaine, 2- la Pannonie sous le Principat, 3- la civilisation romaine de la Pannonie jusqu’à la fin de l’ère des Sévères, 4- la Pannonie et l’Illyrie au IIIe siècle apr. J.-C. Les empereurs soldats, 5- la Pannonie à la fin de l’Antiquité, 6- les dernières décennies de la Pannonie romaine. Theresa Olajos, professeure à l’université de Szeged, nous offre un panorama 1-des Huns et des peuples germaniques (vers 400-454), puis 2- des Avars dans le bassin des Carpathes (567-568/828). Noël-Yves Tonnerre, professeur à l’université d’Angers, aborde l’expansion slave. Enfin István Zimonyi, professeur à l’université de Szeged, propose une réflexion méthodologique sur ce qu’il appelle la préhistoire hongroise, entendons par là l’ethnogénèse des Hongrois, peuple nomade à l’origine et leur installation définitive dans cette région. Une rapide conclusion par les deux coordinateurs, N.-Y. Tonnerre et Sándor Csernus, ancien directeur de l’Institut hongrois de Paris, insiste sur le melting pot ethnique de cette région complexe et sur le caractère européen (et chrétien) de la Hongrie.
L’ambition de cet ouvrage est donc considérable : offrir, en Français, à des lecteurs érudits mais non spécialistes, une histoire continue de ce très vaste ensemble géographique sur une période aussi longue constitue un progrès académique incontestable qu’il convient de saluer. On soulignera en même temps que tous les auteurs ont su éviter les défauts traditionnels de l’historiographie des Balkans en échappant à tous les relents de nationalisme si fréquents, aujourd’hui encore, dans toute cette région compliquée. Bien que cela ne soit pas dit explicitement, on sent, dans tout le propos, le souci constant de traiter les sources de manière égale et objective en replaçant les événements et les sources dans un cadre large qui dépasse singulièrement celui des états modernes pour montrer que leur formation relève d’une histoire commune sur le plan ethnique. On soulignera aussi l’intérêt intellectuel du propos développé par I. Zimonyi et sa mise en garde méthodologique sur le croisement de sources aussi hétérogènes que la linguistique, l’archéologie et l’histoire. Cette réflexion claire et prudente sur l’interprétation qu’on peut en tirer quant à l’identification d’un « peuple » ou l’ethnogénèse d’une nation n’est pas si fréquente ; même si elle concerne ici directement le cas magyar, elle pourrait servir de cadre de pensée à bien d’autres exemples comparables.
Ce livre servira donc de porte d’entrée commode et utile à tous les historiens, spécialistes ou non, qui s’intéressent à cette vaste région, si mal connue dans l’Ouest de l’Europe, notamment en France. La bibliographie, très abondante et bien à jour, permet en outre à ceux qui le souhaitent de poursuivre la recherche. On conseillera donc sans réserve son acquisition dans toutes les bibliothèques, universitaires ou autres. Le recenseur n’étant pas compétent sur l’ensemble de la période, on ne privilégiera pas ici des discussions de détail sur tel ou tel chapitre, mais plutôt quelques observations d’ensemble.
La lecture de cet ouvrage est en général assez aisée. Cela va sans dire pour les textes rédigés directement en Français (N.-Y. Tonnerre et M. Szabó) ou ceux de Th. Olajos et I. Zimonyi, bien traduits et clairs. Celui de L. Borhy, écrit à l’origine en allemand, laisse toutefois une impression plus confuse et incertaine, qui ne saurait être le fait de l’auteur, excellent spécialiste de cette période et de cette région. On devine en effet, même sans disposer du texte initial, différents faux sens ou contresens dans la traduction : par exemple p. 187 où l’on évoque la „dislocation” de l’armée romaine sous Marc-Aurèle. Faut-il rappeler que „Dislokation” (en allemand) indique le „dispositif” militaire ? Il y a là un peu plus qu’une nuance de sens, difficile à corriger pour un non lecteur non spécialiste et non germaniste. Mais, au-delà de ces erreurs factuelles, on regrette l’absence d’une relecture soignée d’un point de vue historique, ce qui rend le texte parfois approximatif et peut être une source de confusion pour des étudiants.
Ce livre aurait en outre mérité une cartographie digne de ce nom. Même quand on a longtemps parcouru ces régions entre Danube moyen, Adriatique et arc des Carpathes, ce qui est le cas du recenseur, on n’est pas toujours en état de situer précisément tel peuple, telle ville antique ou alto-médiévale, voire tel ou tel cours d’eau, d’autant que les dénominations changent d’une langue à l’autre. Que pensera le lecteur occidental de cette géographie physique et humaine complexe face à une cartographie souvent obscure et minimaliste, qui n’a manifestement pas été redessinée pour les besoins de l’ouvrage (voir par exemple l’invraisemblable carte de la page 317, illustrant les campagnes des Huns, ou celle de la page 353, censée figurer les sites archéologiques lombards et gépides, qui suscite une certaine perplexité) ? C’est bien dommage.
Les archéologues regretteront aussi le choix des fréquent d’illustrer le commentaire par de beaux objets de prestige au détriment des plans ou des maquettes qui auraient permis d’illustrer d’autres apects de la culture matérielle. Ce parti pris assez traditionnel d’histoire de l’art est flagrant, notamment dans le chapitre consacré à la civilisation celtique. Il est moins sensible dans celui qui traite de la Pannonie romaine, plus varié et mieux illustré. Le lecteur trouvera de toute façon profit à consulter, au moins pour son iconographie, l’ouvrage du même L. Borhy, Die Römer in Ungarn, Darmstadt, 2014. Au total, il s’agit là de choix éditoriaux discutables dont on espère qu’ils ne pèseront pas sur le succès et la diffusion du livre.
Concluons. Cet ouvrage rendra sans aucun doute d’éminents services aux lecteurs français, généralement peu familiers de l’Europe centrale et de cette partie des Balkans. Écrit par d’éminents spécialistes, il constitue un progrès bibliographique important dans la mesure où il apporte une synthèse qui faisait défaut jusqu’ici. Il convient donc de saluer sans réserve sa parution. On peut souhaiter en revanche, s’il devait un jour faire l’objet d’une seconde édition, une amélioration de l’iconographie et de la traduction des textes écrits en Allemand.
Michel Reddé, École pratique des Hautes Études
Publié en ligne le 29 janvier 2021