< Retour

The Birth of Hedonism s’inscrit au sein d’un regain d’intérêt pour l’hédonisme antique et l’école cyrénaïque depuis la fin des années 1980, en particulier avec l’étude de K. Döring, Der Sokratesschüler Aristipp und die Kyrenaiker (1988) et l’article d’A. Laks paru en 1993 dans Passions and Perceptions (dir. J. Brunschwig et M. C. Nussbaum). En présentant des interprétations différentes, ils contribuèrent l’un et l’autre à réorienter considérablement la lecture du corpus qui prévalait depuis Zeller et à revivifier les études autour de la question de l’hédonisme dans la philosophie grecque en remettant à jour des études déjà anciennes mais toujours susceptibles de développements, telles les éditions d’E. Schwartz, de K. von Fritz et de Mannebach ainsi, bien évidemment, que l’étude d’E. Antoniades et l’édition de G. Giannantoni qui fait date. Riche du matériau mis à jour par de tels prédécesseurs, le projet de Kurt Lampe est d’offrir une vue globale et historique de l’école cyrénaïque comprise, comme l’avait fait Hadot, comme genre de vie, ce que met en exergue le sous-titre de l’ouvrage. Ce faisant, cette étude, centrée sur l’éthique de l’école, donne un complément heureux et ouvertement revendiqué (p. 3) au livre de Voula Tsouna plus précisément consacré à l’épistémologie (Cyrenaic Epistemology, 1998). Il s’agit donc davantage de reconstituer ce qu’impliquait d’être cyrénaïque que d’entrer dans le détail des argumentations. Néanmoins, la tâche est malaisée étant donné l’absence totale d’écrits cyrénaïques, la connaissance que nous en avons se réduisant aux seules sources doxographiques. Conscient des difficultés que pose l’état des témoignages (« Introduction », p. 4-5), l’auteur propose donc d’élargir les sources à l’ensemble du contexte culturel afin de donner une vision historique de l’école cyrénaïque, reconstruite par l’analyse de son propre contexte et non pas en la reliant à ses représentations, comme, par exemple, l’antiplatonisme, ou en se focalisant sur la seule étude des doctrines.

Ainsi, le propos est-il organisé en dix chapitres – incluant l’introduction et la conclusion – de façon thématique pour articuler les témoignages sur chaque thème et combiner le traitement qui a été fait par les divers membres de l’école cyrénaïque des questions de la connaissance, du plaisir, de la vertu, de l’eudémonisme, des relations personnelles et citoyennes, de la magnanimité, du pessimisme, de l’athéisme. Après avoir défini son objet et sa méthode dans le premier chapitre introductif, Kurt Lampe expose dans le deuxième chapitre, avant d’entrer au cœur de son analyse, les grandes étapes du mouvement cyrénaïque, d’Aristippe l’Ancien (né vers 430 av. J.-C.) à Théodore (autour de 320 av. J.-C.), et présente les éléments de connaissance qui nous ont été transmis et dont nous disposons sous le nom de « cyrénaïque ». Le troisième chapitre pose les fondements éthiques communs du cyrénaïsme, à savoir une évaluation positive du plaisir, négative de la douleur, et l’affirmation de l’impossibilité de discerner une valeur indépendante du plaisir et de la douleur. À partir de ces fondements, l’analyse aborde dans le quatrième chapitre la question de l’idéal du bonheur à travers Aristippe, ses fidèles et les Annicériens à propos de l’éducation et de la vertu : est plus précisément étudiée et évaluée l’innovation annicérienne, originale dans la philosophie grecque ancienne, qui consiste à ne pas faire du bonheur la fin de la vie et à nier qu’il puisse y avoir une fin pour la totalité de l’existence. En regroupant et en analysant les positions des différents membres de l’école autour des questions de la vertu et de la vie de plaisir, l’auteur tente d’établir la position qu’a pu être celle des cyrénaïques dans la société grecque et établit leurs pratiques intellectuelles ou spirituelles. Il convoque pour cela les témoignages de Diogène Laërce, de Clément, d’Eusèbe, mais aussi d’Aristote et de Cicéron. Ainsi l’auteur peut-il revenir, dans le chapitre suivant, sur la controverse, encore vive entre les critiques, autour de la question de l’anti-eudémonisme que suscite la formulation annicérienne qui ne semble pas fonder la recherche du bonheur sur la pratique des vertus. Déconstruisant ces interprétations fondées sur des témoignages en définitive rares, l’auteur soutient que la plus grande partie des cyrénaïques, et même Annicéris, ne rejetait nullement l’eudémonisme, s’inscrivant ainsi dans la tradition socratique de la maîtrise des désirs, et s’attachait à la recherche d’une forme d’indifférence dans la perspective d’une vie longue et heureuse. Deux des principaux points de la controverse à nouveau discutée ici sont la définition du et des plaisirs et la position cyrénaïque sur les relations personnelles et citoyennes (chapitre 6), déclinées en termes antithétiques opposant amitié/inimitié, solidarité citoyenne/guerres contre les autres cités, etc.. Ces couples notionnels envisagés par Aristippe et ses fidèles et les tensions qu’ils engendrent sont abolies par Hégésias et Théodore, puis rétablis par Annicéris qui soutient la possibilité d’un hédonisme effectif en rendant toute leur importance à l’amitié, la piété filiale, la participation à la cité, vertus traditionnelles de l’éthique grecque. Ainsi Hégésias apparaît-il comme atypique de la position cyrénaïque vue comme un tout cohérent, l’ensemble de la position annicérienne comprise. Sa pensée constitue l’objet du chapitre suivant (chapitre 7) consacré à l’énigme du pessimisme d’Hégésias. Critiquant la thèse de Wallace Matson selon qui le pessimisme d’Hégésias serait une conséquence ultime des principes cyrénaïques, Kurt Lampe réinterprète la position du philosophe en lui donnant un relief particulier, plus personnel, et en éclairant le thème de l’indifférence à travers l’analyse précise des témoignages. Il apparaît que la thèse d’Hégésias se nourrit aussi de sources littéraires, à commencer par les traditions épique et tragique, et élabore une sorte d’héroïsme philosophique qui articule autosuffisance et pessimisme comme un idéal auquel aspirent Hégésias et ses disciples. Enfin, ce sont les Cyrénaïques de la dernière génération qu’examine le chapitre 8 en montrant la rupture désormais établie par Théodore et l’ajout de plaisirs intermédiaires entre le bien et le mal. Kurt Lampe propose alors de comprendre la thèse de Théodore en lien avec le thème de l’indifférence et de lire ici une évolution du cyrénaïsme depuis Hégésias sur le nouveau fondement de la joie dont Théodore fait la fin éthique, s’opposant à ses contemporains par la force critique de son athéisme. Le dernier chapitre et la conclusion de l’ouvrage ouvrent et élargissent le propos et la perspective en se penchant sur le cyrénaïsme moderne, celui de Walter Pater au XIXe siècle, et sur les réappropriations contemporaines de Fred Feldman et Michel Onfray.

The Birth of Hedonism. The Cyrenaic Philosophers and Pleasure as a way of Life est un livre clair et accessible tant par son plan que par la clarté de l’exposé et des démonstrations en prenant le parti d’offrir un texte fluide et en réservant aux notes les indications bibliographiques et les questions critiques. Étant donné ce parti pris, les notes auraient pu être plus nombreuses et plus fournies, même si la bibliographie est complète et bien informée. En procédant thématiquement, Kurt Lampe permet aussi aux lecteurs avertis, mais non spécialistes, de saisir plus aisément l’ensemble de la pensée cyrénaïque, théorique et, autant que possible, pratique. Cependant, il n’en demeure pas moins dépendant de son matériau-source et plus particulièrement de la présentation du livre II de Diogène Laërce qui organise les moments clés du mouvement (Aristippe l’Ancien et ceux qui y sont restés attachés, Hégésias et ses disciples ; Annicéris et ses disciples ; Théodore et ses disciples) et il faut reconnaître qu’il était impossible de s’en libérer ; c’est pourquoi la division thématique suit bien souvent finalement les nœuds interprétatifs de cette présentation chronologique. Cet ensemble doxographique cohérent et relativement autonome, André Laks l’avait parfaitement étudié dans l’article mentionné plus haut (1993), en proposant un certain nombre d’interprétations décisives notamment sur la question du fondateur de l’école et la façon dont les Annicériens avaient refusé les thèses d’Hégésias ; il offrait déjà une compréhension claire et nuancée des différents aspects de la philosophie cyrénaïque en .montrant combien les apports, amendements et modifications des membres de l’école pouvaient en grande partie se construire à partir de la doctrine cyrénaïque traditionnelle favorisant la compréhension des logiques internes qu’il n’est pas nécessaire d’attribuer à des reconstructions doxographiques. La réflexion de Kurt Lampe est assez proche ; elle devient plus originale dans la deuxième moitié de l’ouvrage, en particulier lors de l’examen de la pensée d’Hégésias mise en relation avec l’héroïsme grec et de celle de Théodore et de la portée critique de son athéisme. Sur ces derniers points, l’ouvrage comble un espace important dans le paysage des études sur la philosophie grecque ancienne et il offre, dans son ensemble, une vue globale et synthétique de la pensée éthique des Cyrénaïques.

Laurence Boulègue